Plateformes numériques, un pouvoir exorbitant

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L’existence de mas­to­dontes de l’industrie du numé­rique pose un sérieux pro­blème, non seule­ment éco­no­mique, mais aussi poli­tique. Peut-on lais­ser Google, Facebook ou Netflix déci­der de ce que nous avons le droit de voir ? Quelles réponses déployer face à une concen­tra­tion qui menace nos libertés ?

La concen­tra­tion de l’industrie du numé­rique en des mas­to­dontes, seuls sur leur cré­neau, pose un pro­blème éco­no­mique, mais aussi poli­tique. Economique, parce que Google et Facebook dominent à pré­sent le mar­ché publi­ci­taire, au détri­ment des autres médias, qui sont, eux, d’authentiques pro­duc­teurs de contenus.

Politique aussi, parce que, de plus en plus, ce sont les opi­nions de ces mes­sieurs de la Silicon Valley qui décident de ce qu’il est juste et bon pour nous de voir, ou pas. Ces grandes com­pa­gnies exercent de facto le rôle de contrô­leurs de conte­nus. En sélec­tion­nant, notam­ment, l’ordre dans lequel leurs mes­sages nous sont présentés.

Or, en démo­cra­tie, c’est au légis­la­teur, aux élus du peuple, qu’il appar­tient d’organiser la défense des liber­tés, et d’y appor­ter, le cas échéant, cer­taines limites. Pas à des com­pa­gnies privées.

“L’effet Bruxelles”, quand l’Union fixe les règles du jeu

Dans un article publié par Project Syndicate, inti­tu­lé “How Europe Rules the Digital Economy”, la juriste fin­lan­daise Anu Bradford fai­sait récem­ment obser­ver que, tan­dis que les Américains se débattent avec la ques­tion éco­no­mique : les pla­te­formes sont-elles ou non des mono­poles et faut-il leur appli­quer la légis­la­tion anti-trusts, les Européens, eux, se sont atta­qués, au pro­blème des contenus.

Les régu­la­tions euro­péennes déter­minent sou­vent la manière dont les grandes com­pa­gnies tech recueillent, traitent, conservent et moné­tisent les don­nées per­son­nelles.
Anu Bradford

Facebook, Google et Microsoft ont adop­té toutes les trois la poli­tique de pro­tec­tion glo­bale de la vie pri­vée, déci­dée par l’Union euro­péenne, notre Règlement géné­ral sur la pro­tec­tion des don­nées (RGPD). Et ce qui est encore plus inté­res­sant, c’est qu’elles l’appliquent éga­le­ment hors d’Europe. Anu Bradford pro­pose de nom­mer “effet Bruxelles”, le méca­nisme par lequel des règles déci­dées par les auto­ri­tés euro­péennes finissent par s’appliquer éga­le­ment hors d’Europe.

Facebook a trois mil­lions d’utilisateurs en Europe et y réa­lise le quart de ses pro­fits. En ce qui concerne les moteurs de recherche, les Européens uti­lisent Google dans 90 % des cas. Le mar­ché euro­péen est donc déter­mi­nant. Or, l’Union euro­péenne a des moyens de faire plier les grandes com­pa­gnies du Net. Entre 2017 et 2019, la Commission euro­péenne a impo­sé à Google des amendes pour pra­tiques non-concurrentielles d’un mon­tant total de dix mil­liards d’euros.

Entre le techno-libertarianisme amé­ri­cain et l’autoritarisme numé­rique chi­nois, l’Europe est en train de prendre conscience de sa propre capa­ci­té à impo­ser son propre modèle de régu­la­tion.
Anu Bradford

Les lois anti-trusts américaines, le bon outil ?

Et aux Etats-Unis, patrie des géants du numé­rique, où en est la réflexion ? Les lois anti-trusts peuvent-elles s’appliquer ? L’économiste bri­tan­nique Diane Coyle en doute. Certes, Google domine tota­le­ment le mar­ché de la recherche en ligne, Facebook, celui des médias sociaux, et Amazon, celui du com­merce en ligne. Mais c’est la loi de l’économie numé­rique, celle des effets de réseau.

Plus une pla­te­forme a d’utilisateurs, plus ses usa­gers en béné­fi­cient. (…) davan­tage de datas amé­liore le ser­vice rendu, ce qui amène davan­tage d’utilisateurs, ce qui génère plus de datas.
Diane Coyle

C’est pour­quoi les règles de libre concur­rence peuvent dif­fi­ci­le­ment s’appliquer dans le sec­teur de l’économie numé­rique. Et Diane Coyle la résume ainsi : “Une pla­te­forme numé­rique est soit énorme, soit morte.”

L’idée à la mode en ce moment aux Etats-Unis, selon laquelle on devrait trou­ver un moyen de res­ti­tuer aux uti­li­sa­teurs les datas col­lec­tées sur eux, est très peu maniable. Lorsque vous cir­cu­le­rez dans les smart cities, les villes intel­li­gentes et connec­tées de demain, les infor­ma­tions recueillies sur vos déam­bu­la­tions vous appartiendront-elles ?

Il faut conve­nir que les règles de l’économie clas­sique ne s’appliquent pas à l’économie numé­rique. Dans la pre­mière, le stan­dard de réfé­rence, ce sont les choix que les indi­vi­dus font indé­pen­dam­ment des autres. La paire de chaus­sures que j’achète, vous ne l’aurez pas. Il n’en va pas de même dans l’économie numé­rique : lorsque j’utilise un soft­ware, je n’en prive per­sonne. Mieux : vous béné­fi­cie­rez peut-être de la recherche que je viens de faire sur Internet…

Entre les Big Tech et leurs utilisateurs, des sociétés de middleware ?

Pour contour­ner ces dif­fi­cul­tés, le poli­tiste amé­ri­cain Francis Fukuyama et les cher­cheurs Barak Richman et Ashish Goel, ont ima­gi­né une solu­tion dans une tri­bune récem­ment publiée sur le site de la revue Foreign Affairs. Certes, il est incon­ce­vable de deman­der au Congrès de déman­te­ler Google, Facebook et Twitter par le Congrès, comme il l’a fait autre­fois pour Standard Oil et AT&T. Vous ne pou­vez pas retrou­ver cer­tains de vos amis sur un Facebook 1, d’autres sur un Facebook 2, son concurrent.

La solu­tion ? Contraindre les géants du tech à l’introduction de midd­le­wares.

Ces “logi­ciels média­teurs”, en bon fran­çais, per­met­traient aux uti­li­sa­teurs de choi­sir la manière dont les infor­ma­tions qui leur sont pré­sen­tées sont géné­rées et fil­trées. Cela redon­ne­rait du pou­voir aux uti­li­sa­teurs. Et cela per­met­trait à de nou­veaux acteurs de venir concur­ren­cer les géants du tech dans une des fonc­tions les plus mena­çantes pour nos liber­té : celle de “gate­kee­pers édi­to­riaux”.

Les pla­te­formes ces­se­raient de déte­nir le pou­voir de choi­sir à notre place ce qu’elles estiment que nous devons voir ; en toute opa­ci­té… et pour leur plus grand bénéfice.

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