Le sous-texte déiste de Manon Lescaut, apparaît lorsqu’on étudie la vie de Manon. Elle est envoyée au couvent malgré elle. Il n’y a pas de doute sur son manque de vocation. « Elle me
répondit ingénument, qu’elle y était envoyée par ses parents, pour être religieuse. […] [E]lle ne
prévoyait que trop qu’elle allait être malheureuse, mais que c’était apparemment la volonté du
Ciel, puisqu’il ne lui laissait nul moyen de l’éviter »139. La même question se pose pour Des Grieux ; a‑t-il choisi la voie ecclésiastique par vocation ou plutôt par devoir ? Le chevalier raconte :
[J]’ai l’humeur naturellement douce et tranquille : je m’appliquait à l’étude par inclination et l’on me comptait pour des vertus quelques marques d’aversion naturelle pour le vice. Ma naissance, le succès de mes études et quelques agréments extérieurs m’avaient fait connaître et estimer de tous les honnêtes gens de la ville. J’achevai mes exercices publics avec une approbation si générale que Monsieur l’Evêque, qui y assistait, me proposa d’entrer dans l’état ecclésiastique […]. Ils [les parents de des Grieux] me faisaient déjà porter la croix, avec le nom de Chevalier des Grieux »140.
Des Grieux est surtout encouragé par son entourage. Mais avant de rencontrer Manon, il ne
s’exprime pas explicitement sur Dieu ou sur la religion. Ce n’est qu’après la fuite d’Amiens, que ses idées sur la religion passent au premier plan : « Nos projets de mariage furent oubliés à
Saint-Denis ; nous fraudâmes les droits de l’Eglise, et nous nous trouvâmes époux sans y avoir
fait réflexion » 141. Cette indifférence aux sacrements désigne un ‘instinct religieux’ selon une loi naturelle qui s’oppose au dogmatisme religieux et à la souveraineté de l’Eglise sur les aspects de la vie sociale.
Ensuite, à Saint-Lazare, Tiberge souligne la récompense dans l’au-delà et reproche des Grieux
de chercher le bonheur dans l’amour de Manon, c.-à‑d., de préférer « le faux bonheur du vice […] à celui de la vertu »143. En parlant de Manon et du bonheur, des Grieux met en doute la nature rédemptrice de Dieu ; la loi divine décrète que l’homme aimera Dieu avant toute chose.
Cependant, si l’unique bonheur de l’homme consiste à aimer Dieu, que faire des plaisirs de ce
monde ? N’apportent-ils pas de bonheur ? Et lequel des deux « amours » (l’amour de Dieu ou
l’amour de la créature) est plus susceptible de rendre l’homme actuellement heureux ?
Ensuite, à Saint-Lazare, Tiberge souligne la récompense dans l’au-delà et reproche des Grieux
de chercher le bonheur dans l’amour de Manon, c.-à‑d., de préférer « le faux bonheur du vice […] à celui de la vertu » 143. En parlant de Manon et du bonheur, des Grieux met en doute
la nature rédemptrice de Dieu ; la loi divine décrète que l’homme aimera Dieu avant toute chose.
La réponse de Tiberge est purement dogmatique : l’amour de Dieu prime sur tout. Des Grieux, en revanche, est, pour l’amour de Manon, prêt à se révolter contre cette loi divine et répond Tiberge avec un éloge du bonheur et de la vie terrestre.145
Pouvez-vous prétendre que ce que vous appelez le bonheur de la vertu soit exempt de peines, de traverses et d’inquiétudes ? Quel nom donnerez-vous à la prison, aux croix, aux supplices et aux tortures des tyrans ? […] Ce bonheur que vous relevez tant, est donc mêlé de mille peines ; ou pour parler plus juste, ce n’est qu’un tissu de malheurs, au travers desquels on tend à la félicité. […] J’aime Manon ; je tends au travers de mille douleurs à vivre heureux et tranquille auprès d’elle. La voie par où je marche est malheureuse ; mais l’espérance d’arriver à mon terme y répand toujours de la douceur ; et je me croirai trop bien payé, par un moment passé avec elle, de tous les chagrins que j’essuie pour l’obtenir. Toutes choses me paraissent donc égales de votre côté et du mien ; ou s’il y a quelque différence, elle est encore à mon avantage, car le bonheur que j’espère est proche, et l’autre est éloigné ; le mien est de la nature des peines, c’est-à-dire sensible au corps, et l’autre est d’une nature inconnue, qui n’est certaine que par la foi.146
Cependant, tout semble basculer dans les dernières pages du texte. Après le duel avec Synnelet,
les amants s’enfuient dans le désert américain où Manon meurt d’épuisement. Après trois mois de maladie, des Grieux raconte que « [le Ciel] m’éclaira de ses lumières, qui me firent rappeler
des idées dignes de ma naissance et de mon éducation […] ce changement fut suivi par ma
guérison. […] J’étais résolu de retourner dans ma patrie, pour y réparer, par une vie sage et réglée, le scandale de ma conduite »147
Mais des Grieux a choisi délibérément de vivre par l’amour et pour l’amour de Manon et rien ne montre qu’il le regrette. Son récit se présente même comme une apologie de l’amour. Cette ‘fatale passion’ qu’il ressent était devenue sa raison d’être ; toute autre vie lui paraît sombre et artificielle. « Il [le Ciel] a voulu que j’aie traîné, depuis [la mort de Manon], une vie languissante et misérable. Je renonce volontairement à la mener jamais plus heureuse » 149. Ayant choisi d’aimer, le comportement de des Grieux se présente de plus en plus comme un défi porté à la famille, à la société et à ce Dieu terrible qui s’accorde avec le père ‘dénaturé’, pour punir le ‘rebelle’, car ils ne tolèrent que les fils soumis et convertis.
En outre, Des Grieux ne se réconciliera pas avec son père – ou avec Dieu – car le vieux Des Grieux meurt avant le retour de son fils en France. La réconciliation finale avec le père symbolise souvent, dans la littérature épique, la soumission à l’ordre et à l’autorité.150 Or, l’absence de cette réconciliation est la marque d’un pessimisme profond ; des Grieux revient sans enthousiasme aux règles de l’honneur et de la religion.
Au lieu d’une description d’un homme qui retrouve Dieu et s’ouvre à l’amour divin et au bonheur de la grâce divine, le dénouement de Manon Lescaut est donc plutôt un plaidoyer en faveur de la vie naturelle et sensible, qui s’oppose à la morale chrétienne et qui manifeste des idées profondément déistes.
Source : Elisabeth Ruelens