Abbé Prévost – Manon Lescaut – la vision déiste

Temps de lec­ture : 4 minutes

Le sous-texte déiste de Manon Lescaut, appa­raît lorsqu’on étu­die la vie de Manon. Elle est envoyée au couvent mal­gré elle. Il n’y a pas de doute sur son manque de voca­tion. « Elle me
répon­dit ingé­nu­ment, qu’elle y était envoyée par ses parents, pour être reli­gieuse. […] [E]lle ne
pré­voyait que trop qu’elle allait être mal­heu­reuse, mais que c’était appa­rem­ment la volon­té du
Ciel, puisqu’il ne lui lais­sait nul moyen de l’éviter »139. La même ques­tion se pose pour Des Grieux ; a‑t-il choi­si la voie ecclé­sias­tique par voca­tion ou plu­tôt par devoir ? Le che­va­lier raconte :
[J]’ai l’humeur natu­rel­le­ment douce et tran­quille : je m’appliquait à l’étude par incli­na­tion et l’on me comp­tait pour des ver­tus quelques marques d’aversion natu­relle pour le vice. Ma nais­sance, le suc­cès de mes études et quelques agré­ments exté­rieurs m’avaient fait connaître et esti­mer de tous les hon­nêtes gens de la ville. J’achevai mes exer­cices publics avec une appro­ba­tion si géné­rale que Monsieur l’Evêque, qui y assis­tait, me pro­po­sa d’entrer dans l’état ecclé­sias­tique […]. Ils [les parents de des Grieux] me fai­saient déjà por­ter la croix, avec le nom de Chevalier des Grieux »140.
Des Grieux est sur­tout encou­ra­gé par son entou­rage. Mais avant de ren­con­trer Manon, il ne
s’exprime pas expli­ci­te­ment sur Dieu ou sur la reli­gion. Ce n’est qu’après la fuite d’Amiens, que ses idées sur la reli­gion passent au pre­mier plan : « Nos pro­jets de mariage furent oubliés à
Saint-Denis ; nous frau­dâmes les droits de l’Eglise, et nous nous trou­vâmes époux sans y avoir
fait réflexion » 141. Cette indif­fé­rence aux sacre­ments désigne un ‘ins­tinct reli­gieux’ selon une loi natu­relle qui s’oppose au dog­ma­tisme reli­gieux et à la sou­ve­rai­ne­té de l’Eglise sur les aspects de la vie sociale.
Ensuite, à Saint-Lazare, Tiberge sou­ligne la récom­pense dans l’au-delà et reproche des Grieux
de cher­cher le bon­heur dans l’amour de Manon, c.-à‑d., de pré­fé­rer « le faux bon­heur du vice […] à celui de la vertu »143. En par­lant de Manon et du bon­heur, des Grieux met en doute la nature rédemp­trice de Dieu ; la loi divine décrète que l’homme aime­ra Dieu avant toute chose.
Cependant, si l’unique bon­heur de l’homme consiste à aimer Dieu, que faire des plai­sirs de ce
monde ? N’apportent-ils pas de bon­heur ? Et lequel des deux « amours » (l’amour de Dieu ou
l’amour de la créa­ture) est plus sus­cep­tible de rendre l’homme actuel­le­ment heu­reux ?
Ensuite, à Saint-Lazare, Tiberge sou­ligne la récom­pense dans l’au-delà et reproche des Grieux
de cher­cher le bon­heur dans l’amour de Manon, c.-à‑d., de pré­fé­rer « le faux bon­heur du vice […] à celui de la vertu » 143. En par­lant de Manon et du bon­heur, des Grieux met en doute
la nature rédemp­trice de Dieu ; la loi divine décrète que l’homme aime­ra Dieu avant toute chose.
La réponse de Tiberge est pure­ment dog­ma­tique : l’amour de Dieu prime sur tout. Des Grieux, en revanche, est, pour l’amour de Manon, prêt à se révol­ter contre cette loi divine et répond Tiberge avec un éloge du bon­heur et de la vie terrestre.145
Pouvez-vous pré­tendre que ce que vous appe­lez le bon­heur de la vertu soit exempt de peines, de tra­verses et d’inquiétudes ? Quel nom donnerez-vous à la pri­son, aux croix, aux sup­plices et aux tor­tures des tyrans ? […] Ce bon­heur que vous rele­vez tant, est donc mêlé de mille peines ; ou pour par­ler plus juste, ce n’est qu’un tissu de mal­heurs, au tra­vers des­quels on tend à la féli­ci­té. […] J’aime Manon ; je tends au tra­vers de mille dou­leurs à vivre heu­reux et tran­quille auprès d’elle. La voie par où je marche est mal­heu­reuse ; mais l’espérance d’arriver à mon terme y répand tou­jours de la dou­ceur ; et je me croi­rai trop bien payé, par un moment passé avec elle, de tous les cha­grins que j’essuie pour l’obtenir. Toutes choses me paraissent donc égales de votre côté et du mien ; ou s’il y a quelque dif­fé­rence, elle est encore à mon avan­tage, car le bon­heur que j’espère est proche, et l’autre est éloi­gné ; le mien est de la nature des peines, c’est-à-dire sen­sible au corps, et l’autre est d’une nature incon­nue, qui n’est cer­taine que par la foi.146
Cependant, tout semble bas­cu­ler dans les der­nières pages du texte. Après le duel avec Synnelet,
les amants s’enfuient dans le désert amé­ri­cain où Manon meurt d’épuisement. Après trois mois de mala­die, des Grieux raconte que « [le Ciel] m’éclaira de ses lumières, qui me firent rap­pe­ler
des idées dignes de ma nais­sance et de mon édu­ca­tion […] ce chan­ge­ment fut suivi par ma
gué­ri­son. […] J’étais réso­lu de retour­ner dans ma patrie, pour y répa­rer, par une vie sage et réglée, le scan­dale de ma conduite »147
Mais des Grieux a choi­si déli­bé­ré­ment de vivre par l’amour et pour l’amour de Manon et rien ne montre qu’il le regrette. Son récit se pré­sente même comme une apo­lo­gie de l’amour. Cette ‘fatale pas­sion’ qu’il res­sent était deve­nue sa rai­son d’être ; toute autre vie lui paraît sombre et arti­fi­cielle. « Il [le Ciel] a voulu que j’aie traî­né, depuis [la mort de Manon], une vie lan­guis­sante et misé­rable. Je renonce volon­tai­re­ment à la mener jamais plus heu­reuse » 149. Ayant choi­si d’aimer, le com­por­te­ment de des Grieux se pré­sente de plus en plus comme un défi porté à la famille, à la socié­té et à ce Dieu ter­rible qui s’accorde avec le père ‘déna­tu­ré’, pour punir le ‘rebelle’, car ils ne tolèrent que les fils sou­mis et conver­tis.
En outre, Des Grieux ne se récon­ci­lie­ra pas avec son père – ou avec Dieu – car le vieux Des Grieux meurt avant le retour de son fils en France. La récon­ci­lia­tion finale avec le père sym­bo­lise sou­vent, dans la lit­té­ra­ture épique, la sou­mis­sion à l’ordre et à l’autorité.150 Or, l’absence de cette récon­ci­lia­tion est la marque d’un pes­si­misme pro­fond ; des Grieux revient sans enthou­siasme aux règles de l’honneur et de la reli­gion.
Au lieu d’une des­crip­tion d’un homme qui retrouve Dieu et s’ouvre à l’amour divin et au bon­heur de la grâce divine, le dénoue­ment de Manon Lescaut est donc plu­tôt un plai­doyer en faveur de la vie natu­relle et sen­sible, qui s’oppose à la morale chré­tienne et qui mani­feste des idées pro­fon­dé­ment déistes.

Source : Elisabeth Ruelens

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