Apollinaire – Alcools – présentation du recueil – 05

Temps de lec­ture : 7 minutes

“Alcools” est le pre­mier grand recueil poé­tique d’Apollinaire qui n’a publié, avant 1913, qu’un seul ouvrage de poé­sie : le Bestiaire ou Cortège d’Orphée (1911), mince pla­quette tirée à cent vingt exem­plaires et illus­trée par des gra­vures de Raoul Dufy. Alcools rend compte tou­te­fois d’un long tra­jet poé­tique puisque le recueil ras­semble des textes écrits entre 1898 et 1913, que l’au­teur retra­vaille et modi­fie sou­vent pour la publi­ca­tion en volume. La cri­tique fut en géné­ral peu enthou­siaste, voire très agres­sive – Georges Duhamel, dans le Mercure de France du 15 juin 1913, taxe le recueil de « bou­tique de bro­can­teur » – et Apollinaire fut bles­sé de cette incom­pré­hen­sion à l’é­gard de son oeuvre.

Alcools s’ouvre sur un long poème écrit en 1912 et inti­tu­lé “Zone”. Le pre­mier vers de ce texte inau­gu­ral, riche et mul­tiple, ancre d’emblée le recueil dans la moder­ni­té : « A la fin tu es las de ce monde ancien ». Viennent ensuite “le Pont Mirabeau” puis “la Chanson du mal-aimé”, longue com­plainte divi­sée en six sec­tions. Les vingt-sept poèmes sui­vants, de lon­gueur et d’ins­pi­ra­tion variées, se pré­sentent comme une suc­ces­sion d’u­ni­tés auto­nomes, mais les titres laissent pré­sa­ger la pré­sence d’i­mages et de thèmes récur­rents : “Saltimbanque” et “la Tzigane” se font écho et sug­gèrent à la fois le voyage et l’er­rance – de même que “le Voyageur”, “l’Adieu” ou “le Vent noc­turne” -, la soli­tude et la mar­gi­na­li­té – tout comme “l’Ermite” ou “le Larron”. Le déclin et la mort sont ins­crits dans des titres tels que “Crépuscule”, “la Maison des morts” et “Automne”, auquel s’as­so­cient “les Colchiques”; un uni­vers légen­daire se des­sine à tra­vers “la Blanche Neige”, “Salomé” et “Merlin et la Vieille Femme”; des noms fémi­nins tels que “Annie”, “Clotilde”, “Marizibill”, “Marie”, “Salomé” et “Rosemonde” jalonnent la pro­gres­sion du recueil.

Ce der­nier com­porte ensuite une sec­tion inti­tu­lée « Rhénanes » et com­po­sée de neuf textes d’ins­pi­ra­tion ger­ma­nique parmi les­quels figure le célèbre poème consa­cré à “la Loreley”. Après trois poèmes assez brefs – “Signe”, “Un soir” et “la Dame” -, le long poème “les Fiançailles”, divi­sé en neuf par­ties dépour­vues de titres, évoque de façon poi­gnante la fuite du temps, la soli­tude et le dénuement.

Le recueil pro­pose de nou­veau deux textes brefs – “Clair de lune” et “1909” – puis un long poème en six par­ties, “A la Santé”, issu de la triste expé­rience de la déten­tion effec­tuée en sep­tembre 1911 par Apollinaire à la pri­son de la Santé. Enfin, “Automne malade”, “Hôtels” et “Cors de chasse” pré­cèdent l’ul­time poème du recueil, “Vendémiaire”, dans lequel le poète éter­nise son chant : « Hommes de l’a­ve­nir souvenez-vous de moi. »

Apollinaire avait d’a­bord songé à inti­tu­ler son recueil Eau-de-vie. Alcools est tou­te­fois plus net, pro­vo­cant et moderne, et rap­porte l’acte poé­tique, dans la conti­nui­té de Baudelaire et de Rimbaud, à un dérè­gle­ment des sens : « Écoutez mes chants d’u­ni­ver­selle ivro­gne­rie » (“Vendémiaire”). Les réfé­rences expli­cites à la bois­son enivrante sont fré­quentes dans le recueil : « Et tu bois cet alcool brû­lant comme ta vie / Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie » (“Zone”), « Nous fumons et buvons comme autre­fois » (“Poème lu au mariage d’André Salmon”), « Mon verre est plein d’un vin trem­bleur comme une flamme » (“Nuit rhé­nane”). De même, l’u­ni­vers d’Alcools est jalon­né de nom­breux lieux pour­voyeurs de bois­sons : des « tavernes » (“Zone”), des auberges – celle du “Voyageur” est « triste » et celles des “Saltimbanques” sont « grises » -, des bras­se­ries -«Beaucoup entraient dans les bras­se­ries » (“la Maison des morts”), « Elle […] buvait lasse des trot­toirs / Très tard dans les bras­se­ries borgnes » (“Marizibill”). D’un sym­bo­lisme mul­tiple, que le plu­riel du titre élar­git encore, l’al­cool désigne l’u­ni­ver­selle soif du poète, le paroxysme de ses dési­rs : « Je buvais à pleins verres les étoiles » (“les Fiançailles”), « Je suis ivre d’a­voir bu tout l’u­ni­vers / […] Écoutez-moi je suis le gosier de Paris / Et je boi­rai encore s’il me plaît l’u­ni­vers » (“Vendémiaire”). Extrême et inta­ris­sable, cette soif, sou­vent eupho­rique, court tou­te­fois le risque de demeu­rer inas­sou­vie : « Mondes […] / Je vous ai bus et ne fus pas désal­té­ré » (“Vendémiaire”). L’alcool sug­gère en outre la trans­gres­sion, la pos­si­bi­li­té de faire fi des tabous et des normes, en somme les audaces d’une poé­sie nova­trice et moderne.

La poé­sie d’Alcools se déploie en effet sou­vent dans la fan­tai­sie et la rup­ture à l’é­gard des normes, mais elle se plie éga­le­ment à cer­taines règles. C’est ce mélange de nou­veau­té et de tra­di­tion, de sur­prise et de recon­nais­sance qui fait l’o­ri­gi­na­li­té du recueil. Si, sur le plan pro­so­dique, Apollinaire conserve en géné­ral la rime et la régu­la­ri­té métrique – avec une nette pré­di­lec­tion pour l’oc­to­syl­labe et l’a­lexan­drin -, c’est en rai­son d’une néces­si­té interne à sa poé­sie et non par souci d’o­béir à une quel­conque contrainte exté­rieure. La poé­sie d’Alcools s’en­ra­cine dans le chant qu’elle cherche à rejoindre par son souffle propre. Les enre­gis­tre­ments qui demeurent du poète témoignent d’ailleurs de cette paren­té : Apollinaire, lisant ses textes, semble chan­ter. Or la rime et le mètre ne sont pas seuls à contri­buer à la musi­ca­li­té du recueil. La répé­ti­tion, savam­ment agen­cée, confère à de nom­breux poèmes un rythme qui les rap­proche du can­tique. “Le Pont Mirabeau”, par la reprise du refrain – « Vienne la nuit sonne l’heure / Les jours s’en vont je demeure » – et celle, juste avant la der­nière occur­rence du refrain, du pre­mier vers – « Sous le pont Mirabeau coule la Seine » – a l’as­pect d’une lita­nie tra­gique et conju­ra­toire. Dans “la Chanson du mal-aimé”, la reprise d’une strophe majes­tueuse par son adresse et solen­nelle par la réfé­rence biblique qu’elle contient – « Voie lac­tée ô soeur lumi­neuse / Des blancs ruis­seaux de Chanaan » – donne au poème une dimen­sion incan­ta­toire. Ailleurs, la répé­ti­tion, plus légère et joyeuse – celle par exemple de la tour­nure, elle-même répé­ti­tive, « Le mai le joli mai » dans “Mai” -, confère au poème des allures de chan­son popu­laire, voire de comptine.

Toutefois, rien n’est jamais stable dans cette poé­sie qui refuse le confort mélo­dique et pré­fère l’in­cer­ti­tude. Le poème inti­tu­lé “les Colchiques” ins­talle la régu­la­ri­té de l’a­lexan­drin tout en y ins­cri­vant de sub­tiles frac­tures : la dis­po­si­tion gra­phique démembre le mètre – « Les vaches y pais­sant / Lentement s’empoisonnent » -, cer­tains vers ont plus de douze syl­labes – « Vêtus de hoque­tons et jouant de l’har­mo­ni­ca » – si bien que, fina­le­ment, la lec­ture hésite face à d’autres vers dont on peut faire des alexan­drins, au prix de quelques éli­sions auda­cieuses – par exemple : « Qui batt(ent) comme les fleurs battent au vent dément » -, mais que l’on peut éga­le­ment consi­dé­rer comme irré­gu­liers. De même, dans “Marie”, un alexan­drin unique vient sou­dain per­tur­ber la régu­la­ri­té du poème par ailleurs entiè­re­ment com­po­sé d’oc­to­syl­labes. La pro­so­die d’Alcools cultive la dis­cor­dance qui désta­bi­lise, ébranle, intro­duit comme un déchi­re­ment. A l’é­chelle du recueil pris dans son ensemble, le poème “Chantre”, consti­tué d’un vers unique, qu’Apollinaire appe­lait drô­le­ment « vers soli­taire » – « Et l’u­nique cor­deau des trom­pettes marines » – pro­duit un effet similaire.

Ces frac­tures sont à l’i­mage de l’ex­pé­rience, le plus sou­vent dou­lou­reuse et angois­sée, qui se dévoile à tra­vers Alcools. Divers poèmes sont d’ailleurs, de l’a­veu d’Apollinaire lui-même, direc­te­ment liés aux cir­cons­tances bio­gra­phiques. Ainsi “la Chanson du mal-aimé” exprime le désar­roi du poète dans son amour mal­heu­reux pour une jeune Anglaise, Annie Playden. Toutefois, la matière poé­tique trans­cende l’a­nec­dote, notam­ment grâce à la richesse des images. Certaines, récur­rentes dans le recueil, contri­buent à son unité, voire à l’en­voû­te­ment qui en émane peu à peu lors d’une lec­ture conti­nue. Ainsi, le flux de l’eau est fré­quem­ment, mais de façon tou­jours renou­ve­lée, asso­cié au temps qui passe, à la fois irré­ver­sible -«Passent les jours et passent les semaines / Ni temps passé / Ni les amours reviennent / Sous le pont Mirabeau coule la Seine » (“le Pont Mirabeau”) – et immuable – « Je pas­sais au bord de la Seine / Un livre ancien sous le bras / Le fleuve est pareil à ma peine / Il s’é­coule et ne tarit pas / Quand donc fini­ra la semaine » (“Marie”).

L’automne, sai­son fas­ci­nante et tra­gique, évoque le déclin de toute chose – « Et que j’aime ô sai­son que j’aime tes rumeurs / Les fruits tom­bant sans qu’on les cueille / Le vent et la forêt qui pleurent / Toutes leurs larmes en automne feuille à feuille / […] La vie / S’écoule » (“Automne malade”) -, la sépa­ra­tion des amants -«Sais-je où s’en iront tes che­veux / Et tes mains feuilles de l’au­tomne / Que jonchent aussi nos aveux » (“Marie”) – et la mort – « L’automne a fait mou­rir l’été » (“Automne”). Ces images sont certes tra­di­tion­nelles mais la poé­sie d’Alcools les renou­velle par le trai­te­ment qu’elle leur réserve. Amplement uti­li­sée, la com­pa­rai­son engendre un monde propre qui trans­mue le poème en vision, sou­vent vio­lente : « Le soleil ce jour-là s’é­ta­lait comme un ventre / Maternel qui sai­gnait len­te­ment sur le ciel / La lumière est ma mère ô lumière san­glante / Les nuages cou­laient comme un flux mens­truel » (“Merlin et la Vieille Femme”). Ailleurs, la méta­phore, dont l’al­li­té­ra­tion ren­force l’ef­fi­ca­ci­té, trans­fi­gure ce même spec­tacle ini­tial d’un cou­cher de soleil en une scène de déca­pi­ta­tion : « Soleil cou coupé » (“Zone”).

L’univers d’Alcools est en outre réso­lu­ment ancré dans la moder­ni­té, sin­gu­liè­re­ment celle du monde urbain. La grande ville est pré­sente dans “la Chanson du mal-aimé” – « Un soir de demi-brume à Londres » – ou dans “le Pont Mirabeau” dont le titre évoque expli­ci­te­ment Paris. Le ton est donné dès le pre­mier poème, “Zone”, aux réfé­rences et à la ter­mi­no­lo­gie très contem­po­raines : « les auto­mo­biles », « les han­gars de Port-Aviation », « les affiches », « cette rue indus­trielle », « des trou­peaux d’au­to­bus », « le zinc d’un bar cra­pu­leux ». Quant au der­nier poème, “Vendémiaire”, il dresse une sorte de pano­ra­ma urbain uni­ver­sel : « J’ai soif villes de France et d’Europe et du monde / Venez toutes cou­ler dans ma gorge profonde. »

Les lieux où se déploie cette poé­sie sont cepen­dant variés, car le voyage est l’un des thèmes domi­nants d’Alcools. Des titres de poèmes tels que “le Voyageur” ou “Hôtels” en témoignent. Ceux que l’on appelle les « gens du voyage » sont éga­le­ment pré­sents dans les titres – “Saltimbanques”, “la Tzigane” – et dans les poèmes – « Un ours un singe un chien menés par des Tziganes / Suivaient une rou­lotte traî­née par un âne » (“Mai”); « Des sor­ciers venus de Bohême » (“Crépuscule”). Le voyage est en outre fré­quem­ment rap­por­té à l’ex­pé­rience per­son­nelle : « Maintenant tu es au bord de la Méditerranée / […] Tu es dans le jar­din d’une auberge aux envi­rons de Prague / […] Te voici à Marseille au milieu des pas­tèques / Te voici à Coblence à l’hô­tel du Géant / Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon / Te voici à Amsterdam avec une jeune fille […]» (“Zone”). Le voyage dans l’es­pace va de pair avec celui dans le temps. Le passé du poète est repré­sen­té – Alcools se plaît à l’é­vo­ca­tion, sou­vent pathé­tique, des sou­ve­nirs – mais aussi celui de l’hu­ma­ni­té, par le biais des mythes, nom­breux dans le recueil. Ces mythes sont de sources très diverses – la Bible, les contes popu­laires, les légendes gréco-latines, orien­tales, cel­tiques, ger­ma­niques, etc. – et contri­buent, par leur exo­tisme et leur étran­ge­té, au charme mys­té­rieux et nos­tal­gique qui émane d’Alcools.

Spatial ou tem­po­rel, le voyage est signe de liber­té et peut donc être asso­cié à la fête et à la richesse : les sal­tim­banques « ont des poids ronds ou car­rés / Des tam­bours des cer­ceaux dorés » (“Saltimbanques”). Il signale la toute-puissance de l’i­ma­gi­na­tion poé­tique : « Vers le palais de Rosemonde au fond du Rêve / Mes rêveuses pen­sées pieds nus vont en soi­rée / […] mes pen­sées de tous pays de tous temps » (“Palais”). Or cet aspect posi­tif du voyage, qui abo­lit limites et entraves, a son envers néga­tif. Dépourvu de but déter­mi­né, le voyage est avant tout errance, sym­bole d’une dou­lou­reuse mécon­nais­sance de soi : « Temps pas­sés Trépassés Les dieux qui me for­mâtes / Je ne vis que pas­sant ainsi que vous pas­sâtes / Et détour­nant mes yeux de ce vide ave­nir / En moi-même je vois tout le passé gran­dir » (“Cortège”).

Grâce à la richesse de sa pro­so­die, de ses construc­tions et de ses images, Alcools exerce une indé­niable fas­ci­na­tion. Celle-ci ne doit pour­tant pas faire oublier le carac­tère fon­da­men­ta­le­ment pes­si­miste et déses­pé­ré du recueil.

Source : http://artsrtlettres.ning.com/profiles/blogs/alcools‑1

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