Avec le recueil Les fleurs du mal, Baudelaire (1821−1867) inaugure la modernité en poésie, non pas tant par le style, qui reste classique dans la forme, que par les thèmes. « L’Ennemi » est écrit en alexandrins : tout ce qu’il y a de plus classique (c’est le vers de la tragédie du XVIIème siècle). Ce poème prend place dans « Spleen et Idéal », la première partie du recueil. Le spleen est un concept difficile à approcher : un mélange d’angoisse et de mélancolie.
Comment Baudelaire personnifie-t-il le passage du Temps dans ce sonnet ?
Ce sonnet relève d’une poétique du bilan.
Le poème est à la fois l’occasion d’une introspection et d’une rétrospection pour le poète. La tonalité autobiographique est présente : le poète évoque sa jeunesse, que l’on assimile classiquement au printemps. En évoquant l’automne, le poète développe toute une symbolique des saisons. Le premier quatrain évoque une nature tourmentée. Reprenant un topos romantique, Baudelaire construit un parallèle entre la nature et la psychologie du poète.
On imagine ainsi une jeunesse tourmentée comme nous invite à le faire la métaphore de « l’orage » (vers 1). Ce tourment est souligné par l’antithèse du vers 2 (« de brillants soleils »). Baudelaire réutilise en le renouvelant le lieu commun des saisons comme assimilées aux différents âges de la vie. « Le tonnerre et la pluie » du vers 3 sont un écho du Déluge biblique. Le dernier vers du premier quatrain est une évocation de la crainte de la page blanche et de la stérilité poétique (les « fruits vermeils » peuvent être une métaphore des poèmes).
Le deuxième quatrain est clairement plus funèbre. Il est une illustration du spleen dans une version hyperbolique et morbide. Le poète semble submergé (« les terres inondées »). La symbolique de la mort est encore plus claire : « des trous grands comme des tombeaux ». En un quatrain, on est passé du printemps des « fruits vermeils » à l’hiver morbide des « tombeaux ». Il y a là comme un paysage de désolation. Les deux quatrains illustrent le spleen. Mais quid de l’Idéal présent dans le titre de la première partie du recueil ?
Le sonnet est également le lieu d’une méditation philosophique.
Le premier tercet porte la marque à la fois d’une inquiétude diffuse mais également d’une espérance. Il semble illustrer cet « Idéal » présent dans le titre de la première partie du recueil. « Le sol lavé comme une grève » est un écho au dernier vers du premier quatrain : toujours cette interrogation sur la fécondité et la stérilité. Le poète a la crainte de ne plus avoir le désir ni l’inspiration d’écrire (« le mystique aliment »). « Les fleurs nouvelles » sont évidemment ces poèmes pour lesquels Baudelaire nourrit une ambition importante : renouveler les codes esthétiques, plonger « au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau », pour citer les derniers mots du recueil. Ce nouveau étant l’une des caractéristiques de la modernité poétique.
Le deuxième tercet est le moment le plus métaphysique et philosophique du poème. Il semble être une rechute dans le spleen après l’espérance d’avoir entrevu l’Idéal au tercet précédent. Il y a dans ce tercet un sentiment d’urgence : la vie est courte, le poète a peu de temps pour atteindre son idéal poétique. Le tercet commence par une tonalité élégiaque classique et emphatique : « Ô douleur ! ».
Baudelaire écrit le Temps avec une majuscule : il s’agit d’une personnification qui produit une allégorie. Une méditation classique sur le temps qui passe. Implicitement, il y a une référence au célèbre « carpe diem » antique (« cueille le jour »), même si ici il n’est pas question d’une injonction hédoniste mais de cueillir les fleurs que sont les poèmes.
L’Ennemi, c’est le Temps qui passe trop vite, la finitude humaine. Baudelaire, avec sa créativité moderne, renouvelle ce topos du temps qui passe en le mêlant à un imaginaire gothique. En effet, il assimile clairement le temps à un vampire qui se nourrit du sang des vivants (« Le vampire » est le titre d’un autre poème du recueil).
Ainsi, nous voyons que Baudelaire deux topoi littéraires dans ce sonnet. La forme est classique mais le traitement des thèmes est moderne. Baudelaire renouvelle le topos du passage des saisons, en en délivrant une version plus hyperbolique et plus subjective. Il renouvelle également le topos métaphysique du temps qui passe, en le mêlant à l’imaginaire gothique.
Source : A.N.I