Colette – Sido – Elle revenait chez nous lourde de chocolat

Temps de lec­ture : 3 minutes

La nar­ra­trice, dont la famille habite en pro­vince, évoque le sou­ve­nir de sa mère, reve­nant de l’un de ses séjours à Paris.

Elle reve­nait chez nous lourde de cho­co­lat en barre, de den­rées exo­tiques et d’é­toffes en cou­pons, mais sur­tout de pro­grammes de spec­tacles et d’es­sence à la vio­lette, et elle com­men­çait de nous peindre Paris dont tous les attraits étaient à sa mesure, puis­qu’elle ne dédai­gnait rien.
En une semaine elle avait visi­té la momie exhu­mée, le musée agran­di, le nou­veau maga­sin, enten­du le ténor et la confé­rence sur La Musique bir­mane. Elle rap­por­tait un man­teau modeste, des bas d’u­sage, des gants très chers. Surtout elle nous rap­por­tait son regard gris vol­ti­geant, son teint ver­meil que la fatigue rou­gis­sait, elle reve­nait ailes bat­tantes, inquiète de tout ce qui, privé d’elle, per­dait la cha­leur et le goût de vivre. Elle n’a jamais su qu’à chaque retour l’o­deur de sa pelisse en ventre-de-gris (1), péné­trée d’un par­fum châ­tain clair, fémi­nin, chaste, éloi­gné des basses séduc­tions axil­laires (2), m’ô­tait la parole et jus­qu’à l’ef­fu­sion.
D’un geste, d’un regard elle repre­nait tout. Quelle promp­ti­tude de main ! Elle cou­pait des bol­ducs (3) roses, déchaî­nait des comes­tibles colo­niaux, repliait avec soin les papiers noirs gou­dron­nés qui sen­taient le cal­fa­tage (4). Elle par­lait, appe­lait la chatte, obser­vait à la déro­bée mon père amai­gri, tou­chait et flai­rait mes longues tresses pour s’as­su­rer que j’a­vais bros­sé mes che­veux… Une fois qu’elle dénouait un cor­don d’or sif­flant, elle s’a­per­çut qu’au géra­nium pri­son­nier contre la vitre d’une des fenêtres, sous le rideau de tulle, un rameau pen­dait, rompu, vivant encore. La ficelle d’or à peine dérou­lée s’en­rou­la vingt fois autour du rameau rebou­té (5), étayé d’une petite éclisse6 de car­ton. Je fris­son­nai, et crus fré­mir de jalou­sie, alors qu’il s’a­gis­sait seule­ment d’une réso­nance poé­tique, éveillée par la magie du secours effi­cace scel­lé d’or…

Notes :
1 Pelisse en ventre-de-gris : man­teau en four­rure de ventre d’é­cu­reuil.
2 Axillaire : qui vient des ais­selles. Colette évoque les odeurs de sueur.
3 Bolduc : ruban.
4 Calfatage : trai­te­ment des coques des navires avec du gou­dron pour les rendre étanches.
5 Rebouté : répa­ré.
6 Éclisse : plaque ser­vant à étayer, c’est-à-dire à sou­te­nir, un membre fracturé.

Dans la chro­nique auto­bio­gra­phique de Colette, la mère est aux com­mandes. C’est la maî­tresse de mai­son, on pour­rait même dire la gar­dienne du temple. Une mère atten­tion­née puis­qu’elle se pré­oc­cupe des tresses rep­ti­liennes de sa fille (elle « tou­chait et flai­rait mes longues tresses pour s’as­su­rer que j’a­vais bros­sé mes che­veux… », lignes 18 et 19). Une sorte de mère poule (méta­phore aviaire de la ligne 9, « elle reve­nait ailes bat­tantes »), vêtue sans pré­ten­tion (un « man­teau modeste », « bas d’u­sage », mais sou­cieuse d’une élé­gance recher­chée (« des gants très chers », une « pelisse » en peau d’é­cu­reuil, un par­fum « fémi­nin », « chaste » sus­ci­tant l’é­mer­veille­ment de sa fille (« péné­trée d’un par­fum […] qui m’ô­tait la parole et jus­qu’à l’ef­fu­sion » – lignes 11 – 13). Cette figure tuté­laire du foyer fami­lial sur­git dans les sou­ve­nirs de Colette comme le modèle fémi­nin abso­lu, qui rap­pelle le raf­fi­ne­ment esthé­tique de la bour­geoi­sie de la Belle-Epoque. Une femme qui a la main verte : « quelle promp­ti­tude de main ! » s’ex­clame la nar­ra­trice… Une magi­cienne repré­sen­tée avec sa « ficelle d’or », une fée du logis, qui évoque dans notre esprit la figure mythique d’Isis, la déesse des jar­dins, mais aussi les ama­zones des antiques socié­tés matriar­cales. Cette mère qui reprend tout dans la mai­son (« d’un geste, d’un regard, elle repre­nait tout », ligne 14) a aussi une main de fer ! Le lec­teur soup­çonne chez cette dame un carac­tère ferme et auto­ri­taire, sous des appa­rences de dou­ceur affable. Cette femme se dif­fé­ren­cie des autres per­son­nages évo­qués dans le cor­pus en rai­son de son enver­gure intel­lec­tuelle, de sa culture artis­tique (les « pro­grammes de spec­tacles », les « attraits » de la vie pari­sienne, avec ses musées, ses confé­rences…). L’autobiographie dévoile un éloge pieux élevé à la gloire de la mère admi­rée, même si cette figure mater­nelle n’est pas for­cé­ment rassurante.

A.N.I

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