La narratrice, dont la famille habite en province, évoque le souvenir de sa mère, revenant de l’un de ses séjours à Paris.
Elle revenait chez nous lourde de chocolat en barre, de denrées exotiques et d’étoffes en coupons, mais surtout de programmes de spectacles et d’essence à la violette, et elle commençait de nous peindre Paris dont tous les attraits étaient à sa mesure, puisqu’elle ne dédaignait rien.
En une semaine elle avait visité la momie exhumée, le musée agrandi, le nouveau magasin, entendu le ténor et la conférence sur La Musique birmane. Elle rapportait un manteau modeste, des bas d’usage, des gants très chers. Surtout elle nous rapportait son regard gris voltigeant, son teint vermeil que la fatigue rougissait, elle revenait ailes battantes, inquiète de tout ce qui, privé d’elle, perdait la chaleur et le goût de vivre. Elle n’a jamais su qu’à chaque retour l’odeur de sa pelisse en ventre-de-gris (1), pénétrée d’un parfum châtain clair, féminin, chaste, éloigné des basses séductions axillaires (2), m’ôtait la parole et jusqu’à l’effusion.
D’un geste, d’un regard elle reprenait tout. Quelle promptitude de main ! Elle coupait des bolducs (3) roses, déchaînait des comestibles coloniaux, repliait avec soin les papiers noirs goudronnés qui sentaient le calfatage (4). Elle parlait, appelait la chatte, observait à la dérobée mon père amaigri, touchait et flairait mes longues tresses pour s’assurer que j’avais brossé mes cheveux… Une fois qu’elle dénouait un cordon d’or sifflant, elle s’aperçut qu’au géranium prisonnier contre la vitre d’une des fenêtres, sous le rideau de tulle, un rameau pendait, rompu, vivant encore. La ficelle d’or à peine déroulée s’enroula vingt fois autour du rameau rebouté (5), étayé d’une petite éclisse6 de carton. Je frissonnai, et crus frémir de jalousie, alors qu’il s’agissait seulement d’une résonance poétique, éveillée par la magie du secours efficace scellé d’or…
Notes :
1 Pelisse en ventre-de-gris : manteau en fourrure de ventre d’écureuil.
2 Axillaire : qui vient des aisselles. Colette évoque les odeurs de sueur.
3 Bolduc : ruban.
4 Calfatage : traitement des coques des navires avec du goudron pour les rendre étanches.
5 Rebouté : réparé.
6 Éclisse : plaque servant à étayer, c’est-à-dire à soutenir, un membre fracturé.
Dans la chronique autobiographique de Colette, la mère est aux commandes. C’est la maîtresse de maison, on pourrait même dire la gardienne du temple. Une mère attentionnée puisqu’elle se préoccupe des tresses reptiliennes de sa fille (elle « touchait et flairait mes longues tresses pour s’assurer que j’avais brossé mes cheveux… », lignes 18 et 19). Une sorte de mère poule (métaphore aviaire de la ligne 9, « elle revenait ailes battantes »), vêtue sans prétention (un « manteau modeste », « bas d’usage », mais soucieuse d’une élégance recherchée (« des gants très chers », une « pelisse » en peau d’écureuil, un parfum « féminin », « chaste » suscitant l’émerveillement de sa fille (« pénétrée d’un parfum […] qui m’ôtait la parole et jusqu’à l’effusion » – lignes 11 – 13). Cette figure tutélaire du foyer familial surgit dans les souvenirs de Colette comme le modèle féminin absolu, qui rappelle le raffinement esthétique de la bourgeoisie de la Belle-Epoque. Une femme qui a la main verte : « quelle promptitude de main ! » s’exclame la narratrice… Une magicienne représentée avec sa « ficelle d’or », une fée du logis, qui évoque dans notre esprit la figure mythique d’Isis, la déesse des jardins, mais aussi les amazones des antiques sociétés matriarcales. Cette mère qui reprend tout dans la maison (« d’un geste, d’un regard, elle reprenait tout », ligne 14) a aussi une main de fer ! Le lecteur soupçonne chez cette dame un caractère ferme et autoritaire, sous des apparences de douceur affable. Cette femme se différencie des autres personnages évoqués dans le corpus en raison de son envergure intellectuelle, de sa culture artistique (les « programmes de spectacles », les « attraits » de la vie parisienne, avec ses musées, ses conférences…). L’autobiographie dévoile un éloge pieux élevé à la gloire de la mère admirée, même si cette figure maternelle n’est pas forcément rassurante.
A.N.I