Honoré de Balzac – Mémoires de deux jeunes mariées – Lettre 12 – analyse

Temps de lec­ture : 4 minutes

Extrait ana­ly­sé : « Henarez ose me regar­der .… l’espace qui nous sépare »

INTRODUCTION :

Dans ce roman épis­to­laire, Balzac crée une cor­res­pon­dance entre deux jeunes filles au carac­tère dif­fé­rent et au des­tin très oppo­sé. Alors que Renée, la des­ti­na­taire, vient d’épouser, dans un mariage d’intérêt, un homme qu’elle apprend dou­ce­ment à aimer, Louise, à son grand éton­ne­ment, décrit une pas­sion nais­sante pour son pro­fes­seur d’espagnol. Le lec­teur assiste à une scène de ren­contre amou­reuse très frappante. 

LE DESORDRE SENTIMENTAL DE LOUISE

Tout d’abord, lorsque l’on vit un bou­le­ver­se­ment, on essaie de le maî­tri­ser. C’est ce que Louise tente de faire lorsqu’elle fait allu­sion à une déli­bé­ra­tion : « voici deux jours que je déli­bère avec moi-même ». Le but d’une cor­res­pon­dance étant de mon­trer à l’autre ce que l’on vit, Louise par­tage donc avec Renée les hési­ta­tions de ce moment. Le cœur de la déli­bé­ra­tion est celui-ci : soit elle congé­die son pro­fes­seur, soit elle écoute son besoin. Le mot « besoin » nous met sur la voie d’un lien puis­sant avec Henarez, l’équivalent d’un Désir. Cette déli­bé­ra­tion occupe cepen­dant une très courte place dans la lettre, ce qui montre que Louise a for­te­ment envie d’expérimenter le désir qu’elle éprouve.
La lettre devient une sorte de jour­nal intime sen­ti­men­tal puisque Louise écrit ses réac­tions aus­si­tôt après les avoir vécu. La marque tem­po­relle « Tout à l’heure, en me quit­tant » le signale : Balzac veut nous faire ima­gi­ner Louise se dépê­chant de prendre un papier et une plume pour dépo­ser sur une lettre ce qu’elle observe en elle.
Louise ayant un carac­tère pas­sion­né, elle laisse écla­ter sans ména­ge­ment le para­doxe de cet amour nais­sant. Première forme du para­doxe : la lai­deur d’Henarez est la source de ce désir. Elle le montre par les deux adjec­tifs de la deuxième phrase : « laid et fas­ci­na­teur », qui pro­posent un lien de cause à effet (il est laid donc fas­ci­nant). Les marques de la lai­deur sont repé­rables : la com­pa­rai­son avec le cra­paud et le champ lexi­cal de la peur (« ter­reur pro­fonde », « hor­rible sen­sa­tion »). On note, à ce moment du texte, une alli­té­ra­tion en « r » (être remuée par l’horrible) qui ampli­fie le bou­le­ver­se­ment. Elle éprouve, face à Renée qui la lit et qui est sans doute avide d’informations, le souci d’évoquer le phy­sique d’Henarez par des détails. Or, bizar­re­ment, signe du para­doxe, les seuls détails phy­siques qu’elle isole ren­voient à la beau­té : « voix d’une dou­ceur péné­trante », « belles dents ». Le lec­teur remarque que c’est par la parole que le pro­fes­seur d’espagnol agit sur la jeune fille, parole que Balzac com­pare à un chant (signe d’envoûtement, voir le chant des sirènes).
Le deuxième aspect de ce para­doxe est l’inégalité sociale des deux per­son­nages. Louise ne cache pas le mépris qu’elle a natu­rel­le­ment pour un bour­geois. Ce réflexe de classe est nor­male pour une jeune fille qui vient de se réap­pro­prier les codes de son milieu aris­to­cra­tique, à la sor­tie du couvent. On sent le mépris dans l’expression « une nature infé­rieure ». A la fin du texte c’est le mot « espace », dans un emploi poly­sé­mique, qui évoque l’écart social. Pourquoi poly­sé­mique ? Parce qu’il est sym­bo­lique de la Distance sociale des deux indi­vi­dus, mais aussi parce qu’il montre le huis clos amou­reux qui occupe la nar­ra­tion. Le mot « dis­tance » est d’ailleurs employé dans cette lettre .Or, bizar­re­ment, signe du para­doxe, c’est vaincre cet espace qui inté­resse Louise. Elle juge « atten­dris­sant » le trouble d’Henarez, elle est frap­pée par l’ « audace » qu’il faut à un bour­geois pour fran­chir l’espace qui les sépare.

L’INVERSION SEXUELLE

Cette lettre nous ren­seigne beau­coup sur le carac­tère de Louise, sa déter­mi­na­tion à vivre une vie choi­sie. Balzac fait de cette jeune fille un indi­vi­du capable de voir la beau­té dans la lai­deur et de s’opposer aux conven­tions. Elle a un carac­tère volon­taire qui lui per­met de faire de son trouble une expé­rience, une arme. Et le lec­teur s’aperçoit que l’identification sexuelle des deux per­son­nages est inver­sée. Louise se com­porte comme un homme, Henarez comme une femme.
Louise part d’une don­née objec­tive : cet homme est laid. On note l’indéfini « on » dans la mise en garde sui­vante : « on ne doit pas plus regar­der cet homme qu’on ne regarde un cra­paud ». Or, elle arrive faci­le­ment à vaincre cette pré­ven­tion, comme on vient de le dire. Un adjec­tif étrange nous met sur la voie : les « réso­lu­tions viriles » de la déli­bé­ra­tion montre qu’elle veut se maî­tri­ser. La figure du père est évo­quée à ce moment-là mais il n’en est plus ques­tion ensuite, ce qui veut dire que Louise sou­haite se débrouiller seule avec ses sen­ti­ments. Dans l’échange amou­reux impli­cite, c’est Louise qui fait des avances à Henarez : c’est elle qui lui sou­rit (Balzac écrit : « mon sou­rire l’a enhar­di ») et c’est elle qui pro­voque le baise­main. On note aussi l’adverbe « gra­ve­ment » dans l’épisode du cha­peau, qui ajoute de la conscience à sa façon de faire.
Henarez, lui, est évo­quée comme une femme dès la pre­mière ligne du texte. Le verbe « oser » signale un fran­chis­se­ment, mais sur­tout une timi­di­té natu­relle. Sa voix est com­pa­rée à celle d’une femme (la Fodor), les mots « effrayé », « se replier », « pauvre homme » font de cet homme le jouet du pou­voir de la femme. En employant une phrase très simple (« Des larmes conte­nues humec­taient ses yeux »), Louise montre la sen­si­bi­li­té d’Henarez. La scène du cha­peau qu’il cherche sans le voir aug­mente le trouble com­por­te­men­tal de cet homme.
Cette lettre met donc l’accent sur une com­plé­men­ta­ri­té exces­sive et étrange. Ce couple qui se forme sous la plume inquiète de Louise échappe aux conven­tions. Pourtant, par une affir­ma­tion caté­go­rique, à la fin de l’extrait, nous savons qu’ils seront un véri­table couple (le plu­riel « nous » de l’avant der­nière phrase, et le mot « amour » de la dernière).

CONCLUSION :

Dans cette lettre, Renée est appe­lée deux fois « ma chère ». Louise en racon­tant cet ins­tant déci­sif aban­donne les sur­noms hypo­co­ris­tiques (ma belle biche, chère ange,…) pour se concen­trer sur l’événement, sur ses sen­ti­ments. Elle est ici sérieuse et grave. Elle répond aussi à la pré­cé­dente lettre de Renée qui disait : « Cet homme ne doit pas être ton amant et ne peut pas être ton mari ». La suite du roman mon­tre­ra qu’il sera les deux, dans un élan roman­tique et passionné.

Source : A I

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