Extrait analysé : « Henarez ose me regarder .… l’espace qui nous sépare »
INTRODUCTION :
Dans ce roman épistolaire, Balzac crée une correspondance entre deux jeunes filles au caractère différent et au destin très opposé. Alors que Renée, la destinataire, vient d’épouser, dans un mariage d’intérêt, un homme qu’elle apprend doucement à aimer, Louise, à son grand étonnement, décrit une passion naissante pour son professeur d’espagnol. Le lecteur assiste à une scène de rencontre amoureuse très frappante.
LE DESORDRE SENTIMENTAL DE LOUISE
Tout d’abord, lorsque l’on vit un bouleversement, on essaie de le maîtriser. C’est ce que Louise tente de faire lorsqu’elle fait allusion à une délibération : « voici deux jours que je délibère avec moi-même ». Le but d’une correspondance étant de montrer à l’autre ce que l’on vit, Louise partage donc avec Renée les hésitations de ce moment. Le cœur de la délibération est celui-ci : soit elle congédie son professeur, soit elle écoute son besoin. Le mot « besoin » nous met sur la voie d’un lien puissant avec Henarez, l’équivalent d’un Désir. Cette délibération occupe cependant une très courte place dans la lettre, ce qui montre que Louise a fortement envie d’expérimenter le désir qu’elle éprouve.
La lettre devient une sorte de journal intime sentimental puisque Louise écrit ses réactions aussitôt après les avoir vécu. La marque temporelle « Tout à l’heure, en me quittant » le signale : Balzac veut nous faire imaginer Louise se dépêchant de prendre un papier et une plume pour déposer sur une lettre ce qu’elle observe en elle.
Louise ayant un caractère passionné, elle laisse éclater sans ménagement le paradoxe de cet amour naissant. Première forme du paradoxe : la laideur d’Henarez est la source de ce désir. Elle le montre par les deux adjectifs de la deuxième phrase : « laid et fascinateur », qui proposent un lien de cause à effet (il est laid donc fascinant). Les marques de la laideur sont repérables : la comparaison avec le crapaud et le champ lexical de la peur (« terreur profonde », « horrible sensation »). On note, à ce moment du texte, une allitération en « r » (être remuée par l’horrible) qui amplifie le bouleversement. Elle éprouve, face à Renée qui la lit et qui est sans doute avide d’informations, le souci d’évoquer le physique d’Henarez par des détails. Or, bizarrement, signe du paradoxe, les seuls détails physiques qu’elle isole renvoient à la beauté : « voix d’une douceur pénétrante », « belles dents ». Le lecteur remarque que c’est par la parole que le professeur d’espagnol agit sur la jeune fille, parole que Balzac compare à un chant (signe d’envoûtement, voir le chant des sirènes).
Le deuxième aspect de ce paradoxe est l’inégalité sociale des deux personnages. Louise ne cache pas le mépris qu’elle a naturellement pour un bourgeois. Ce réflexe de classe est normale pour une jeune fille qui vient de se réapproprier les codes de son milieu aristocratique, à la sortie du couvent. On sent le mépris dans l’expression « une nature inférieure ». A la fin du texte c’est le mot « espace », dans un emploi polysémique, qui évoque l’écart social. Pourquoi polysémique ? Parce qu’il est symbolique de la Distance sociale des deux individus, mais aussi parce qu’il montre le huis clos amoureux qui occupe la narration. Le mot « distance » est d’ailleurs employé dans cette lettre .Or, bizarrement, signe du paradoxe, c’est vaincre cet espace qui intéresse Louise. Elle juge « attendrissant » le trouble d’Henarez, elle est frappée par l’ « audace » qu’il faut à un bourgeois pour franchir l’espace qui les sépare.
L’INVERSION SEXUELLE
Cette lettre nous renseigne beaucoup sur le caractère de Louise, sa détermination à vivre une vie choisie. Balzac fait de cette jeune fille un individu capable de voir la beauté dans la laideur et de s’opposer aux conventions. Elle a un caractère volontaire qui lui permet de faire de son trouble une expérience, une arme. Et le lecteur s’aperçoit que l’identification sexuelle des deux personnages est inversée. Louise se comporte comme un homme, Henarez comme une femme.
Louise part d’une donnée objective : cet homme est laid. On note l’indéfini « on » dans la mise en garde suivante : « on ne doit pas plus regarder cet homme qu’on ne regarde un crapaud ». Or, elle arrive facilement à vaincre cette prévention, comme on vient de le dire. Un adjectif étrange nous met sur la voie : les « résolutions viriles » de la délibération montre qu’elle veut se maîtriser. La figure du père est évoquée à ce moment-là mais il n’en est plus question ensuite, ce qui veut dire que Louise souhaite se débrouiller seule avec ses sentiments. Dans l’échange amoureux implicite, c’est Louise qui fait des avances à Henarez : c’est elle qui lui sourit (Balzac écrit : « mon sourire l’a enhardi ») et c’est elle qui provoque le baisemain. On note aussi l’adverbe « gravement » dans l’épisode du chapeau, qui ajoute de la conscience à sa façon de faire.
Henarez, lui, est évoquée comme une femme dès la première ligne du texte. Le verbe « oser » signale un franchissement, mais surtout une timidité naturelle. Sa voix est comparée à celle d’une femme (la Fodor), les mots « effrayé », « se replier », « pauvre homme » font de cet homme le jouet du pouvoir de la femme. En employant une phrase très simple (« Des larmes contenues humectaient ses yeux »), Louise montre la sensibilité d’Henarez. La scène du chapeau qu’il cherche sans le voir augmente le trouble comportemental de cet homme.
Cette lettre met donc l’accent sur une complémentarité excessive et étrange. Ce couple qui se forme sous la plume inquiète de Louise échappe aux conventions. Pourtant, par une affirmation catégorique, à la fin de l’extrait, nous savons qu’ils seront un véritable couple (le pluriel « nous » de l’avant dernière phrase, et le mot « amour » de la dernière).
CONCLUSION :
Dans cette lettre, Renée est appelée deux fois « ma chère ». Louise en racontant cet instant décisif abandonne les surnoms hypocoristiques (ma belle biche, chère ange,…) pour se concentrer sur l’événement, sur ses sentiments. Elle est ici sérieuse et grave. Elle répond aussi à la précédente lettre de Renée qui disait : « Cet homme ne doit pas être ton amant et ne peut pas être ton mari ». La suite du roman montrera qu’il sera les deux, dans un élan romantique et passionné.
Source : A I