Honoré de Balzac – Mémoires de deux jeunes mariées – Lettre 57 – analyse

Temps de lec­ture : 5 minutes

Extrait ana­ly­sé : « Hier au soir Louise a eu pen­dant quelques moments le délire ; mais ce fut un délire vrai­ment élé­gant, qui prouve que les gens d’esprit ne deviennent pas fous comme les bour­geois ou comme les sots. ( .…..)Oh ! je veux voir mes enfants ! mes enfants ! Amène mes enfants au-devant de moi ! »

Introduction :
Nous sommes en pré­sence du der­nier extrait de la cor­res­pon­dance entre Louise et Renée, les deux amies de couvent qui ont, par lettres inter­po­sées, dévoi­ler l’une à l’autre leur inti­mi­té et leur des­tin pen­dant des années. Louise, par une jalou­sie qui n’était pas légi­time, s’est expo­sée volon­tai­re­ment à un refroi­dis­se­ment fatal. Elle l’explique dans une lettre pré­cé­dente. Renée est à son che­vet pour rendre ses der­niers ins­tants plus sup­por­tables. C’est la pre­mière fois depuis leur fâche­rie, qu’elles sont ensemble.
Nous expli­que­rons que, dans ce pas­sage, la mort de Louise appa­raît comme une mort esthé­tique. Puis, dans un second axe, nous par­le­rons de l’émotion de l’épistolière.

I. UNE MORT ESTHETIQUE

Renée raconte l’agonie de Louise en fai­sant res­sor­tir l’aspect pur et sacré de cet ins­tant. Elle sou­haite, par cette des­crip­tion, rendre une sorte d’hommage aux folies de son amie intime. Le pre­mier élé­ment qui frappe à la lec­ture de cet extrait, est la notion de délire qui peut être asso­ciée à la folie (un être « nor­mal » qui meurt peut perdre conscience, et de ce fait som­brer dans la démence) : mais Renée rec­ti­fie cette image en mon­trant que Louise connaît un délire élé­gant (oxy­more). En quoi l’est-il ? Il est d’abord asso­cié au sta­tut social de Louise, aris­to­crate et mon­daine (l’opposition avec « bour­geois et sot »). Puis, elle décrit la fin de vie de Louise comme un élan vers une pure­té qui lui est ouverte. Les signes phy­siques de la mort sont natu­rel­le­ment évo­qués par Balzac dans cette scène : on remarque un champ lexi­cal de l’agonie sous la forme d »une gra­da­tion ascen­dante (les termes « éteinte », « âme s’échappait », « faible », « ago­nie », « dépouille », « lin­ceul »). Inexorablement la mort fait son tra­vail. Mais la « belle mort » de Louise (voir qq lignes pré­cé­dentes) est aussi évo­quée comme une aspi­ra­tion de sa propre nature roman­tique. Louise meurt pour avoir été pas­sion­née. Cet aspect tou­chant est sou­li­gné par l’utilisation des mots « grâce » et « dou­ceur »). On remarque aussi la déli­ca­tesse de Louise qui ne veut pas que son époux assiste à l’extrême onc­tion (« à l’insu de Gaston »).
Les symp­tômes de cette mort sont sym­bo­li­sés par des indices esthé­tiques :
➢ Le chant. Il ren­voie à la per­cep­tion « artis­tique » que Louise a de la vie. Une vie où l’ennui est banni, une vie où l’art, l’illusion, la pas­sion doivent exis­ter. Les réfé­rences à l’art lyrique (théâtre/poésie/musique) per­mettent d’ancrer Louise dans son milieu (l’aristocratie, son « monde ») et aussi font réfé­rence à l’allusion à la chan­teuse d’opéra La FODOR (lec­ture ana­ly­tique N°3) que Louise citait à pro­pos de son ex mari Felipe Macumer (ou Henarez)). Louise chante comme un cygne au moment de la mort. Cette méta­phore impli­cite rend compte de la vraie nature du per­son­nage : roman­tique, empor­tée par le désir, accep­tant la mort. Le Cygne (l’animal) est un sym­bole, dans beau­coup de tra­di­tions natio­nales, de pure­té, de noblesse, d’un désir com­blé, d’une sexua­li­té autant mas­cu­line que fémi­nine (cygnus musi­cus)
➢ L’ange. Louise est un ange parce qu’elle conquiert les cœurs. Sa pas­sion est digne, pense Renée (d’où la notion de « belle nature ». Attention à l’oxymore « belle nature » / « qu’elle s’était créée ») qui marque l’opposition entre l’élan du cœur et la mar­gi­na­li­té.
➢ La cou­leur vio­lette. Elle est nom­mée à la fin de l’extrait. C’est la Couleur de la mort (c’est une cou­leur irréa­liste ici – le visage d’un véri­table mort est davan­tage jaune cireux- mais c’est une cou­leur esthé­tique) : elle équi­vaut au rouge (de la pas­sion, mais un rouge tein­té de noir)
D’autre part, l’agenouillement de Marie Gaston évoque dans la der­nière phrase de la scène l’hommage de l’être vivant à l’être qui passe du côté de la mort. Les mains ser­rées ren­forcent l’aspect pathé­tique de cette der­nière phrase.

II. L’EMOTION DE L’EPISTOLIERE

Cette lettre est tout d’abord des­ti­née au mari de Renée, Louis, qui se trouve loin du drame (d’ou l’apostrophe « mon ami »). On s’imagine le déses­poir de Renée.
Cependant le lec­teur remarque la dif­fé­rence pro­fonde entre les deux par­ties de la lettre. La pre­mière par­tie montre que Renée, comme son carac­tère le veut, se concentre sur des actions et des obser­va­tions. Elle se met peu en avant sauf dans la phrase : « je viens, à sept heures du matin, de la lever moi-même ». En revanche, l’énonciation signale que Balzac a voulu faire de cette mort un tableau qui émeut une col­lec­ti­vi­té : le frère de Louise est nommé par son pré­nom, nous remar­quons plu­sieurs marques plu­rielles (nous) ; « nous étions tous silen­cieux », « elle ne nous voyait plus », « l’ange le plus char­mant que nous pour­rons voir ». En évo­quant les larmes de Rhétoré, per­son­nage du roman quasi inexis­tant, Balzac fait com­prendre impli­ci­te­ment quelle doit être le cha­grin inté­rieur de Renée. L’union des deux femmes se fait à la fin de cette par­tie dans une répé­ti­tion des mêmes phrases du De Profundis (la réci­ta­tion à deux voix alter­nées, comme un échange épis­to­laire ! mais Renée pro­nonce les phrases et Louise n’en a plus la capa­ci­té, voir l’adverbe « men­ta­le­ment »). La seconde par­tie du texte est évi­dem­ment plus émou­vante car elle place Renée devant une évi­dence : la mort de Louise est consta­tée. Elle reprend une énon­cia­tion où les indices per­son­nels sont frap­pants (3 « je » en 3 lignes, accom­pa­gnés du pos­ses­sif « mes »). L’émotion de Renée prend la forme d’un cri déchi­rant qu’illustrent les points d’exclamation qui s’enchaînent et la répé­ti­tion de la phrase nomi­nale « mes enfants ». Renée se décharge de son angoisse conte­nue, de sa tris­tesse pro­fonde, en appe­lant au secours. Ses enfants sym­bo­lisent le centre de sa vie, les valeurs mater­nelles de sa vie, comme l’indique l’allitération en « m » de la der­nière phrase. On remarque qu’elle sou­haite sim­ple­ment « voir » ses enfants, non pas les tou­cher ou les ser­rer dans ses bras, sim­ple­ment les voir, comme pour consta­ter concrè­te­ment leur exis­tence. Dans ce der­nier cri, Renée donne une belle image de la famille puisque tous les membres de cette famille y sont pré­sent (son mari dans l’impératif « Amène », sa pro­gé­ni­ture au centre de la phrase « mes enfants », et le der­nier mot du texte, la mère, avec « moi »).
Enfin, Balzac n’a pas voulu ter­mi­ner son roman par un com­men­taire ou par une leçon. Cette lettre est un témoi­gnage émo­tion­nel puis­sant, les tour­nures sont simples « j’ai le cœur brisé », « je veux voir mes enfants ». Le roman épis­to­laire a pour fonc­tion ici de faire pas­ser au lec­teur le bou­le­ver­se­ment immé­diat d’un être humain dans le pré­sent. On ima­gine le lec­teur ému et rêveur en ter­mi­nant sa lecture.

Conclusion :
La fin de ce roman illustre le carac­tère essen­tiel d’une cor­res­pon­dance : cette lettre informe, donne à voir des cir­cons­tances, concentre les sen­ti­ments et les émo­tions, donne une image de soi et d’autrui. Ce que fait Renée, dans cette lettre est à l’image de la cor­res­pon­dance des deux amies. Mais le cri déchi­rant de Renée ne mène-t-elle pas ce per­son­nage sur les traces de Louise, la ren­dant plus pas­sion­née, plus spontanée ?

Source : A.N. I

Partagez :
Pub…