Idéologie fasciste et Europe

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Certains fas­cistes engagent une réflexion sur l’Europe de manière d’abord dis­per­sée, puis plus sys­té­ma­tique après 1930. Dans une pers­pec­tive libé­rale et natio­na­liste, l’Europe appa­raît comme une enti­té où doit s’exprimer une hié­rar­chie entre les nations. Cette concep­tion a été actua­li­sée en réac­tion aux modèles concur­rents, gene­vois, confé­dé­ra­tif, com­mu­niste, et par le biais du dar­wi­nisme social. Dans un pro­ces­sus de radi­ca­li­sa­tion tota­li­taire et impé­ria­liste, elle abou­tit à l’idée qu’une nation-guide doit assu­mer la défi­ni­tion d’une com­mu­nau­té de valeur poli­tique et la direc­tion éco­no­mique de l’Europe.

L’idée s’est impo­sée dans l’historiographie que le fas­cisme ne pos­sé­dait pas d’idéologie cohé­rente mais fonc­tion­nait comme un labo­ra­toire expo­sant une doc­trine en évo­lu­tion per­ma­nente. Si le rap­port du fas­cisme à l’Europe ne fait pas excep­tion, il faut pour­tant insis­ter sur le fait que l’Europe, conçue comme une enti­té géo­po­li­tique, une unité his­to­rique et un idéal, n’est pas un impen­sé du fas­cisme. Il s’est formé une nébu­leuse euro­péi­sante fas­ciste qui, sous l’effet de fac­teurs internes à l’Italie comme de fac­teurs externes propres au sys­tème euro­péen de l’entre-deux-guerres, a déve­lop­pé des réflexions qui ont per­mis au régime de pré­sen­ter le fas­cisme, sinon comme un modèle géné­ra­li­sable, du moins comme un pres­crip­teur poli­tique pour l’Europe.

La vision fas­ciste de l’Europe est jusqu’au début des années 1930 fonc­tion d’une série de rejets et d’une dépen­dance assez forte à des repré­sen­ta­tions tra­di­tion­nelles. Dès la signa­ture des trai­tés de paix, Mussolini récuse la notion moderne d’Europe comme ensemble équi­li­bré d’États sou­ve­rains : à ses yeux, cette notion libé­rale est inadap­tée aux consé­quences de l’industrialisation, de la colo­ni­sa­tion et de la Grande Guerre. Il congé­die de même l’idée confé­dé­ra­tive des États-Unis d’Europe pour son ori­gine démo­cra­tique fon­dée sur la recon­nais­sance et l’égalité des droits. Par ailleurs, la géo­po­li­tique cultu­relle du fas­cisme reste lar­ge­ment tri­bu­taire de repré­sen­ta­tions héri­tées de la période libé­rale et des ten­dances natio­na­listes pré-1914, qui insis­taient sur la dicho­to­mie entre l’Occident et l’Orient, entre la roma­ni­té occi­den­tale et l’asiatisme russe, entre la civi­li­sa­tion et la bar­ba­rie. Entre ces pôles s’insère une hié­rar­chie des nations euro­péennes issue des réflexions de Camillo Pellizzi sur l’« impé­ria­lisme éthique » : la Hongrie se voit parée des qua­li­tés d’un État civi­li­sé tan­dis que la Tchécoslovaquie est dis­qua­li­fiée par son carac­tère mul­ti­na­tio­nal, repre­nant ainsi l’image d’État ingé­rable qu’avait eue l’Autriche-Hongrie. La Pologne se voit reje­tée dans l’altérité du « camp mili­taire […] asia­tique » (Dino Grandi), ainsi que l’avait été l’Empire otto­man. Dans leur per­cep­tion des élé­ments qui consti­tuent l’Europe, les intel­lec­tuels et diri­geants fas­cistes ne renou­vellent pas les repré­sen­ta­tions mais déplacent leur destination.

L’intangibilité de la sou­ve­rai­ne­té de l’État-nation n’est cepen­dant pas incom­pa­tible avec une invo­ca­tion quasi incan­ta­toire de l’Europe. Dans le Popolo d’Italia du 1er jan­vier 1921, Mussolini affirme la néces­si­té de l’unité euro­péenne pour défendre les valeurs de la civi­li­sa­tion. En 1929, Asvero Gravelli fait paraître le pre­mier numé­ro d’Antieuropa avec pour ambi­tion de don­ner vie à un mou­ve­ment fas­ciste paneu­ro­péen. L’« anti­eu­ro­péisme » doit se com­prendre ici non pas comme le rejet de l’Europe, mais comme le rejet de modèles poli­tiques prô­nés par d’autres États-nations : l’Europe gene­voise de la SDN, l’Europe com­mu­niste maté­ria­liste de l’URSS, l’Europe libé­rale maté­ria­liste de l’Italie asso­ciée aux États-Unis. La réflexion fas­ciste sur l’Europe ne se for­ma­lise néan­moins pas avant le dis­cours d’Aristide Briand du 5 sep­tembre 1929. L’élaboration d’une doc­trine euro­péenne du fas­cisme vient alors se gref­fer sur des réflexions exis­tantes mais mar­gi­nales, abou­tis­sant ainsi à une mul­ti­pli­ca­tion de centres auto­nomes de réflexion qui s’expriment dans Antieuropa, Critica fas­cis­ta, des revues plus anciennes comme Nuova anto­lo­gia, et se dis­putent l’attention de Mussolini et du gouvernement.

La réponse ita­lienne au mémo­ran­dum Briand est avant tout tac­tique, des­ti­née à dénon­cer une Europe où s’exprimerait l’hégémonie fran­çaise. Mais elle puise sa force dans le fait qu’elle ne renie pas toute idée d’un inté­rêt euro­péen supé­rieur, réuti­li­sant avec habi­le­té les héri­tages maz­zi­nien et wil­so­nien et posant en fili­grane la ques­tion de savoir quel type d’Europe défendre. Ainsi que l’exprime Alberto De Stefani, émis­saire offi­cieux auprès de la droite conser­va­trice alle­mande, au début de 1930, « une défense de l’Europe contre les forces qui la menacent ne sera pos­sible que si chaque peuple s’efforce de main­te­nir son patri­moine spi­ri­tuel et cultu­rel, au lieu de le perdre dans un pré­ten­du euro­péisme et cosmopolitisme ».

Les fas­cistes ne prônent pas le repli sur elle-même de l’Italie mais entre­tiennent la convic­tion vivace d’être à l’aube de temps nou­veaux pour les­quels il faut inven­ter une nou­velle escha­to­lo­gie euro­péenne. Dans les écrits des intel­lec­tuels, des hié­rarques et des diplo­mates appa­raît la volon­té de refor­mer en Europe une com­mu­nau­té de valeur poli­tique qui serait la source d’une com­mu­nau­té de droit et d’une com­mu­nau­té de volon­té. Aux yeux du cou­rant clérico-fasciste, l’Europe sera sau­vée par la Rome catho­lique alors que des repré­sen­tants du cou­rant natio­na­liste, comme Francesco Coppola, exaltent plu­tôt la roma­ni­té uni­ver­sa­liste. Dans cette pers­pec­tive, le congrès Volta (14−20 novembre 1932), s’inscrit dans le sillage de la réflexion sur l’unité euro­péenne en la liant à l’intelligentsia conser­va­trice de l’Europe. Il fait l’apologie d’une pax fas­cis­ta ins­pi­rée du modèle romano-impérial : l’Italie doit impo­ser à l’Europe un sys­tème com­pa­tible avec ses inté­rêts natio­naux et conforme aux valeurs fas­cistes, un sys­tème où la paix n’est pas assu­rée de manière démo­cra­tique par le res­pect des droits sou­ve­rains de tous les États, mais par une auto­ri­té supérieure.

Ces concep­tions gou­vernent aussi les approches éco­no­miques de l’Europe. Le fas­cisme s’oppose d’abord aux ten­ta­tives sec­to­rielles concrètes de coopé­ra­tion entre États euro­péens : Arnaldo Mussolini, frère du Duce et repré­sen­tant du cou­rant clérico-fasciste, rejette ainsi en juillet 1929 « des États-Unis d’Europe […] fon­dés sur les car­tels de l’acier et de la potasse ». Le début des années 1930 voit la diplo­ma­tie fas­ciste four­nir de grands efforts pour faire de l’Italie le pivot d’un grou­pe­ment éco­no­mique danu­bien où Rome aurait repris le rôle de la Vienne habs­bour­geoise. Dans les concep­tions impé­ria­listes déve­lop­pées entre 1936 et 1943, l’Italie devient la nation-guide char­gée de diri­ger et de coor­don­ner la pro­duc­tion au sein de son empire et de ses zones d’influence.

L’arrivée au pou­voir du nazisme encou­rage en effet une radi­ca­li­sa­tion. S’impose l’idée d’une mis­sion civi­li­sa­trice de l’Italie qui mène­ra l’Europe vers la consti­tu­tion d’une grande enti­té géo­po­li­tique réor­ga­ni­sée en États-nations selon une hié­rar­chie des valeurs et des droits. À par­tir de 1936, la pro­blé­ma­tique raciale est inté­grée aux réflexions sur l’Europe tan­dis que les intel­lec­tuels esquissent ce que serait un condo­mi­nium italo-allemand sur l’Europe. Giuseppe Bottai, édi­to­ria­liste de Critica fas­cis­ta mis à l’écart en 1932, revient alors sur le devant de la scène intel­lec­tuelle. Ce par­ti­san d’un fas­cisme véri­ta­ble­ment révo­lu­tion­naire et d’une « conquête spi­ri­tuelle et poli­tique » de l’Europe en arrive ainsi, en 1941, à déve­lop­per l’idée d’une « com­mu­nau­té impé­riale » à la fois peu neuve, puisque l’Italie aurait été au centre d’un empire incluant une par­tie de l’Europe, le bas­sin médi­ter­ra­néen et ses colo­nies afri­caines, et révo­lu­tion­naire puisqu’il s’agit de bâtir un nou­vel ordre euro­péen, donc de mettre en œuvre une logique totalitaire.

En somme, le débat fas­ciste sur l’Europe se déve­loppe en réac­tion à des fac­teurs externes plu­tôt que mû par une dyna­mique intrin­sèque. La doc­trine fas­ciste, elle-même chan­geante, est sur­im­po­sée à l’idée euro­péenne. À un pro­blème poli­tique concret – com­ment sur­mon­ter la crise de l’État-nation accen­tuée par la Grande Guerre ? –, l’Italie fas­ciste répond par un modèle tota­li­taire où le pro­jet euro­péen se dis­tingue mal de la volon­té de domination.

ehne​.fr

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