Jean-Luc Lagarce – Juste la fin du monde – Partie 1 – Scène 10 – analyse

Temps de lec­ture : 16 minutes

Préalable défi­ni­tion­nel
Le pro­pos de Louis est-il une tirade, un mono­logue ou un soli­loque ?
La tirade serait une réplique éti­rée, c’est-à-dire une longue réponse appro­fon­die d’un per­son­nage à un autre per­son­nage, dans une situa­tion de dia­logue, donc). Mais quel serait le seuil qui ferait pas­ser d’une réplique à une tirade ou plus retors encore, d’une longue réplique à une courte tirade ? ici, Louis bien que seul sur scène s’en prend à sa famille, le voca­tif à la seconde per­sonne étant expli­cite et répé­té et il fonde même, à moment donné, la norme sonore à base de vélaire (“c’est vous abi­mer que je veux”), ce qui montre à quel point a famille influence sa volon­té pré­ten­du­ment sou­ve­raine.
Mais à d’autre moments, Louis est seul et il parle lon­gue­ment tout seul ; il ne parle à per­sonne, si ce n’est lui-même (le spectateur/lecteur étant tout de même pris à témoin de sorte que le dis­tin­guo per­son­nage seul sur scène / ne l’étant pas ne vaut que pour la pre­mière énon­cia­tion, du point de vue des per­son­nages entre eux bien-sûr). Là se pose la ques­tion du mono­logue ou bien du soli­loque, les deux termes, rele­vant l’un de l’étymologie latine l’autre de la grecque, recou­vrant lit­té­ra­le­ment la même réa­li­té (dis­cours, soli­taire). Les deux (le soli­loque consti­tuant un dou­blon à peine pos­té­rieur au mono­logue) semblent ren­voyer de toute façon à un de ces rares actes dra­ma­tiques, note P. LARTHOMAS, qui assument de rompre avec le sem­blant de natu­rel que se donne l’action scé­nique.
Est-il en effet vrai­sem­blable, hor­mis quelques situa­tion don­nées comme excep­tion­nelles (la mala­die men­tale, par exemple) qu’un per­son­nage mono­po­lise dura­ble­ment la parole et s’exprime dura­ble­ment sans rebond ni écho ?

Ce conte­nu est réser­vé aux abon­nés au pack EAF. (épreuves anti­ci­pées de français)

LOUIS. – Au début, ce que l’on croit
– j’ai cru cela –
ce qu’on croit tou­jours, je l’i­ma­gine,
c’est ras­su­rant, c’est pour avoir moins peur,
on se répète à soi-même cette solu­tion comme aux enfants qu’on endort,
ce qu’on croit un ins­tant,
on l’es­père,
c’est que le reste du monde dis­pa­raî­tra avec soi,
que le reste du monde pour­rait dis­pa­raître avec soi,
s’é­teindre, s’en­glou­tir et ne plus me sur­vivre.
Tous par­tir avec moi et m’ac­com­pa­gner et ne plus jamais reve­nir.
Que je les emporte et que je ne sois pas seul.
Ensuite, mais c’est plus tard l’ironie est reve­nue, elle me ras­sure et me conduit à nou­veau ensuite, on songe, je son­geai,
on songe à voir les autres, le reste du monde, après sa mort.
On les juge­ra.
On les ima­gine à la parade, on les regarde, ils sont à nous main­te­nant, on les observe et on ne
les aime pas beau­coup,
les aimer trop ren­drai triste et amer et ça ne doit pas être la règle.
On les devine par avance,
on s’amuse, je m’amusai,
on les orga­nise et on fait et refait l’ordre de leurs vies.
On se voit aussi allon­gé, les regar­dant des nuages, je ne sais pas, comme dans les livres
d’enfants,
c’est une idée que j’ai.
Que feront ils de moi quand je ne serai plus là ?
On vou­drait com­man­der, régir, pro­fi­ter médio­cre­ment de leur désar­roi et les mener encore un
peu.
On vou­drait les entendre, mais je ne les entends pas, leur faire dire des bêtises défi­ni­tives et
savoir enfin ce qu’ils pensent.
On pleure.
On est bien.
Je suis bien.
Parfois, c’est comme un sur­saut,
par­fois, je m’a­grippe encore, je deviens hai­neux,
hai­neux et enra­gé,
je fais les comptes, je me sou­viens.
Je mords, il m’ar­rive de mordre.
Ce que j’a­vais par­don­né je le reprends,
un noyé qui tue­rait ses sau­ve­teurs, je leur plonge la tête
dans la rivière,
je vous détruis sans regret avec féro­ci­té.
Je dis du mal.
Je suis dans mon lit, c’est la nuit, et parce que j’ai peur,
je ne sau­rais m’en­dor­mir,
je vomis la haine.
Elle m’a­paise et m’é­puise
et cet épui­se­ment me lais­se­ra dis­pa­raître enfin.
Demain, je suis calme à nou­veau, lent et pâle.
Je vous tue les uns après les autres, vous ne le savez pas
et je suis l’u­nique sur­vi­vant,
je mour­rai le der­nier.
Je suis un meur­trier et les meur­triers ne meurent pas,
il fau­dra m’a­battre.
Je pense du mal.
Je n’aime per­sonne,
je ne vous ai jamais aimés, c’é­tait des men­songes,
je n’aime per­sonne et je suis soli­taire,
et soli­taire, je ne risque rien,
je décide de tout,
la Mort aussi, elle est ma déci­sion
et mou­rir vous abîme et c’est vous abî­mer que je veux.
[…]

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