La Bruyère – Les Caractères – Ch VI, 119 – Guerre – analyse 01

Temps de lec­ture : 5 minutes

Que si (1) l’on vous disait que tous les chats d’un grand pays se sont assem­blés par mil­liers dans une plaine, et qu’a­près avoir miau­lé tout leur soûl, ils se sont jetés avec fureur les uns sur les autres, et ont joué ensemble de la dent et de la griffe ; que dans cette mêlée il est demeu­ré de part et d’autre neuf à dix mille chats sur la place, qui ont infec­té l’air à dix lieues de là par leur puan­teur, ne diriez-vous pas : “Voilà le plus abo­mi­nable sab­bat dont on ait jamais ouï par­ler ?” Et si les loups en fai­saient de même : “Quels hur­le­ments, quelle bou­che­rie !” Et si les uns ou les autres vous disaient qu’ils aiment la gloire, concluriez-vous de ce dis­cours qu’ils la mettent à se trou­ver à ce beau rendez-vous, à détruire ainsi, et à anéan­tir leur propre espèce ; ou après l’a­voir conclu (2), ne ririez-vous pas de tout votre cœur de l’in­gé­nui­té de ces pauvres bêtes ? Vous avez déjà, en ani­maux rai­son­nables, et pour vous dis­tin­guer de ceux qui ne se servent que de leurs dents et de leurs ongles, ima­gi­né les lances, les piques, les dards, les sabres et les cime­terres, et à mon gré fort judi­cieu­se­ment ; car avec vos seules mains que pouviez-vous vous faire les uns aux autres, que vous arra­cher les che­veux, vous égra­ti­gner au visage, ou tout au plus vous arra­cher les yeux de la tête ? Au lieu que vous voilà munis d’ins­tru­ments com­modes, qui vous servent à vous faire réci­pro­que­ment de larges plaies, d’où peut cou­ler votre sang jus­qu’à la der­nière goutte, sans que vous puis­siez craindre d’en échap­per. Mais, comme vous deve­nez d’an­née à autre plus rai­son­nables, vous avez bien enché­ri (3) sur cette vieille manière de vous exter­mi­ner : vous avez de petits globes qui vous tuent tout d’un coup, s’ils peuvent seule­ment vous atteindre à la tête ou à la poi­trine ; vous en avez d’autres plus pesants et plus mas­sifs, qui vous coupent en deux parts ou qui vous éventrent, sans comp­ter ceux qui, tom­bant sur vos toits, enfoncent les plan­chers, vont du gre­nier à la cave, en enle­vant les voûtes, et font sau­ter en l’air, avec vos femmes, l’en­fant et la nour­rice : et, c’est là encore où gît la gloire ; elle aime le remue-ménage, et elle est per­sonne d’un grand fracas.

notes :
1. Que si : “si”.
2. Après l’a­voir conclu : “après avoir fait cette conclu­sion”.
3. Enchéri sur : “fait des pro­grès par rap­port à”.

Quel rôle jouent les ani­maux dans ce texte de La Bruyère ?

I. Une fable qui dénonce la guerre.

1. Le spec­tacle de l’hor­reur et de l’absurdité.

“Que si l’on vous disait que tous les chats d’un grand pays se sont assem­blés par mil­liers dans une plaine, et qu’a­près avoir miau­lé tout leur soûl, ils se sont jetés avec fureur les uns sur les autres, et ont joué ensemble de la dent et de la griffe ; que dans cette mêlée il est demeu­ré de part et d’autre neuf à dix mille chats sur la place, qui ont infec­té l’air à dix lieues de là par leur puan­teur…“
La Bruyère s’a­dresse au lec­teur en lui deman­dant d’i­ma­gi­ner une his­toire absurde, impos­sible : une fable décri­vant la guerre des chats n’est qu’une hypo­thèse impro­bable (“si l’on vous disait…”) parce que les com­por­te­ments évo­qués sont trop loin de la nature ani­male.
Au lec­teur de “tra­duire” le texte, de retrou­ver la réa­li­té humaine :
mil­liers de chats : les armées en pré­sence
miau­lé tout leur soûl : fan­fares mili­taires ?
fureur, joué ensemble de la dent et de la griffe…: l’a­char­ne­ment du com­bat
9 à 10 000 chats, puan­teur…: la ter­rible réa­li­té du champ de bataille.

Ce conte­nu est réser­vé aux abon­nés au pack EAF. (épreuves anti­ci­pées de français)

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