Que si (1) l’on vous disait que tous les chats d’un grand pays se sont assemblés par milliers dans une plaine, et qu’après avoir miaulé tout leur soûl, ils se sont jetés avec fureur les uns sur les autres, et ont joué ensemble de la dent et de la griffe ; que dans cette mêlée il est demeuré de part et d’autre neuf à dix mille chats sur la place, qui ont infecté l’air à dix lieues de là par leur puanteur, ne diriez-vous pas : “Voilà le plus abominable sabbat dont on ait jamais ouï parler ?” Et si les loups en faisaient de même : “Quels hurlements, quelle boucherie !” Et si les uns ou les autres vous disaient qu’ils aiment la gloire, concluriez-vous de ce discours qu’ils la mettent à se trouver à ce beau rendez-vous, à détruire ainsi, et à anéantir leur propre espèce ; ou après l’avoir conclu (2), ne ririez-vous pas de tout votre cœur de l’ingénuité de ces pauvres bêtes ? Vous avez déjà, en animaux raisonnables, et pour vous distinguer de ceux qui ne se servent que de leurs dents et de leurs ongles, imaginé les lances, les piques, les dards, les sabres et les cimeterres, et à mon gré fort judicieusement ; car avec vos seules mains que pouviez-vous vous faire les uns aux autres, que vous arracher les cheveux, vous égratigner au visage, ou tout au plus vous arracher les yeux de la tête ? Au lieu que vous voilà munis d’instruments commodes, qui vous servent à vous faire réciproquement de larges plaies, d’où peut couler votre sang jusqu’à la dernière goutte, sans que vous puissiez craindre d’en échapper. Mais, comme vous devenez d’année à autre plus raisonnables, vous avez bien enchéri (3) sur cette vieille manière de vous exterminer : vous avez de petits globes qui vous tuent tout d’un coup, s’ils peuvent seulement vous atteindre à la tête ou à la poitrine ; vous en avez d’autres plus pesants et plus massifs, qui vous coupent en deux parts ou qui vous éventrent, sans compter ceux qui, tombant sur vos toits, enfoncent les planchers, vont du grenier à la cave, en enlevant les voûtes, et font sauter en l’air, avec vos femmes, l’enfant et la nourrice : et, c’est là encore où gît la gloire ; elle aime le remue-ménage, et elle est personne d’un grand fracas.
notes :
1. Que si : “si”.
2. Après l’avoir conclu : “après avoir fait cette conclusion”.
3. Enchéri sur : “fait des progrès par rapport à”.
Quel rôle jouent les animaux dans ce texte de La Bruyère ?
I. Une fable qui dénonce la guerre.
1. Le spectacle de l’horreur et de l’absurdité.
“Que si l’on vous disait que tous les chats d’un grand pays se sont assemblés par milliers dans une plaine, et qu’après avoir miaulé tout leur soûl, ils se sont jetés avec fureur les uns sur les autres, et ont joué ensemble de la dent et de la griffe ; que dans cette mêlée il est demeuré de part et d’autre neuf à dix mille chats sur la place, qui ont infecté l’air à dix lieues de là par leur puanteur…“
La Bruyère s’adresse au lecteur en lui demandant d’imaginer une histoire absurde, impossible : une fable décrivant la guerre des chats n’est qu’une hypothèse improbable (“si l’on vous disait…”) parce que les comportements évoqués sont trop loin de la nature animale.
Au lecteur de “traduire” le texte, de retrouver la réalité humaine :
milliers de chats : les armées en présence
miaulé tout leur soûl : fanfares militaires ?
fureur, joué ensemble de la dent et de la griffe…: l’acharnement du combat
9 à 10 000 chats, puanteur…: la terrible réalité du champ de bataille.