Le chapitre « Des biens de fortune » précède ceux qui nous font parcourir les différentes classes sociales, indiquant ainsi la place prépondérante occupée par l’argent et le rôle qu’il joue dans les rapports sociaux. Dès la deuxième remarque du chapitre, « Une grande naissance ou une grande fortune annonce le mérite et le fait plus tôt remarquer. », La Bruyère marque le lien entre l’argent et le « mérite », c’est-à-dire le regard mélioratif porté sur celui qui a cet avantage. Avec les portraits contrastés de Giton et de Phédon, le chapitre se ferme sur cette même relation : comment l’élaboration du portrait de Giton met-il en place la critique ?
1ère Partie : le portrait physique (lignes 1 et 2)
Le portrait met d’abord l’accent sur le visage, avant de s’élargir progressivement comme pour reproduire l’entrée en scène du personnage, à la façon d’un acteur au théâtre.
Son visage reflète sa vie aisée, qui lui permet de bien manger : « Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes ». Son regard, son « œil fixe et assuré », traduit, lui, son sentiment de supériorité, confirmé par sa carrure et la façon dont il se tient. Il impose ainsi sa présence : « les épaules larges, l’estomac haut ». Le rythme de la première phrase semble reproduire, par l’énumération, le dernier trait mis en valeur à la fin, « la démarche ferme et délibérée » du personnage qui affirme sa présence à chaque pas.
2ème Partie : un comportement grossier (des lignes 2 à 6)
La Bruyère passe ensuite à la peinture du comportement de Giton, en multipliant les verbes d’action qui, par petites touches, confirment le sentiment de supériorité du personnage.
La conversation
Cela se révèle d’abord dans la conversation, qui joue un rôle essentiel dans la vie sociale du XVIIème siècle, comme l’a d’ailleurs indiqué, par le connecteur « et », le titre du chapitre précédent, « De la société et de la conversation ». La gradation rythmique des trois propositions de la phrase fait progresser la critique : « Il parle avec assurance » ne concerne, en effet, que le locuteur, sûr de lui, mais « il fait répéter » ne peut que gêner « celui qui l’entretient », en donnant à son interlocuteur l’impression qu’il s’exprime mal ou que sa pensée est confuse. Enfin, la négation restrictive met en valeur l’hyperbole qui suit, signe du mépris qu’il exprime ouvertement : « et il ne goûte que médiocrement tout ce qu’il lui dit. »
La gestuelle
Les gestes accumulés par la parataxe qui les juxtapose, contredisent totalement les règles de bienséance attendues de “l’honnête homme”, fondées sur la discrétion. Au contraire, chez Giton, tout est amplifié, dans l’espace, « il déploie un vaste mouchoir », « il crache fort loin », comme pour le niveau sonore : il « se mouche avec grand bruit », « il éternue fort haut », et même « il ronfle en compagnie ». De plus, alors qu’à cette époque, la bienséance exige de ne pas manifester ce qui relève des fonctions corporelles, Giton, pour sa part, ne fait preuve d’aucune gêne pour les manifester en public. C’est sa grossièreté que La Bruyère met ainsi en relief.
Le parallélisme, « Il dort le jour, il dort la nuit », associe le comportement grossier en public, à une sérénité plus générale, signe d’une vie sans soucis sur laquelle insiste l’ajout « et profondément ».
3ème Partie : Giton en société (des lignes 6 à 14)
La toute-puissance de Giton
Une phrase générale introduit la façon dont Giton s’impose en société, dans les activités mondaines : « Il occupe à table et à la promenade plus de place qu’un autre. » La Bruyère reproduit ensuite, en juxtaposant les propositions, le rythme de la promenade, en soulignant à nouveau le rôle prépondérant de Giton, par l’opposition des pronoms. Le pronom « il » fait de Giton le sujet de toutes les actions : « il tient le milieu », « il s’arrête », « il continue de marcher », « il interrompt, il redresse », « il veut parler », « il débite ». Face à lui, les pronoms indéfinis, « on » ou « tous », renvoient à un groupe d’assistants, tous soumis, comme le souligne la conjonction « et », qui marque la conséquence dans le contraste symétrique : « il s’arrête, et l’on s’arrête ; il continue de marcher, et l’on marche ».
La réaction des assistants
Si La Bruyère blâme ce personnage irrespectueux des règles sociales, son blâme vise aussi une société qui lui reconnaît cette supériorité, d’autant plus scandaleuse à ses yeux que rien ne la justifie dans l’ordre hiérarchique : il est « avec ses égaux », et pourtant « tous se règlent sur lui. », se soumettant ainsi à son pouvoir. il s’arrête, et l’on s’arrête ; il continue de marcher, et l’on marche ». Or, ce pouvoir glisse du domaine social, quand « il interrompt », nouvelle marque de grossièreté, au domaine moral : quand « il redresse ceux qui ont la parole », ce verbe sous-entend une supériorité de l’esprit, comme si ses connaissances ou ses vertus, reconnues, l’autorisaient à corriger les autres. Mais nulle révolte, nulle critique, nulle opposition, comme le montre l’antithèse : « il interrompt », « on ne l’interrompt pas ».
Cette soumission est ensuite développée, accentuée dans le temps : « on l’écoute aussi longtemps qu’il veut parler ». Plus grave encore, aucun esprit critique de la part des assistants, « on est de son avis, on croit les nouvelles qu’il débite. » alors même que le verbe choisi par La Bruyère, « il débite », se charge d’une connotation péjorative, suggérant un bavardage frivole sans grand intérêt. Comment expliquer alors cette crédulité ? Le public s’efface-t-il devant celui dont la puissance est reconnue, et dont il vaut mieux ne pas se faire un ennemi ? Ou bien a‑t-il tellement bien intégré la supériorité de Giton qu’il ne leur vient même plus à l’idée qu’elle pourrait être remise en cause ?
Une posture significative
Le portrait se termine comme s’il s’agissait de ces tableaux qui fixent le modèle dans une posture symbolique. Le lecteur est alors pris à témoin de la vérité du portrait d’un personnage qui se comporte comme un acteur se mettant en scène. L’énumération marque les étapes successives, du plus général au plus précis, de la posture d’ensemble à la mimique, jusqu’à la façon d’utiliser l’accessoire, le « chapeau » : « S’il s’assied, vous le voyez s’enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes l’une sur l’autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite ». S’associent ici l’ample mouvement, qui lui permet d’occuper pleinement l’espace, et le masque de sérieux adopté, jusqu’au mépris qui le conduit à exclure les autres. La force symbolique de ce jeu d’acteur est mise en évidence par les deux termes qui ferment la phrase, en lui donnant son sens : « découvrir son front par fierté et par audace. »
4ème Partie : le portrait psychologique (de la ligne 14 à la fin)
L’énumération finale, accumulant les attributs, complète le portrait par des traits psychologiques. Mais ce sont autant de contradictions qui révèlent toutes les libertés que peut prendre Giton. Tantôt, il se comporte en compagnon agréable en société, « Il est enjoué, grand rieur », tantôt, au contraire, il n’a plus rien de plaisant : « impatient, présomptueux, colère ». Tantôt, il prend le risque de s’opposer à la dévotion (qui règne alors à la cour sous l’influence de Mme de Maintenon), en se montrant « libertin », tantôt, au contraire, il est « politique », c’est-à-dire diplomate et respectueux des pouvoirs institutionnels. Mais le dernier trait, « mystérieux sur les affaires du temps », fait de tous ces traits autant d’artifices, qui lui permettent de se donner de l’importance en monopolisant l’attention. Le pire, apogée de la satire, est qu’il finit par être lui-même persuadé de sa propre valeur : « il se croit des talents et de l’esprit. »
C’est à la fin du portrait que, brutalement, La Bruyère en donne la clé qui explique chaque élément dépeint : « Il est riche. » C’est donc l’argent qui, à lui seul, a suffi à déterminer des comportements, et même à construire un caractère, remplaçant toutes les valeurs sociales et morales qui fondaient le mérite personnel.
CONCLUSION