La Bruyère – Les Caractères – Ch VI, 83 – Giton – analyse 01

Temps de lec­ture : 6 minutes

Le cha­pitre « Des biens de for­tune » pré­cède ceux qui nous font par­cou­rir les dif­fé­rentes classes sociales, indi­quant ainsi la place pré­pon­dé­rante occu­pée par l’argent et le rôle qu’il joue dans les rap­ports sociaux. Dès la deuxième remarque du cha­pitre, « Une grande nais­sance ou une grande for­tune annonce le mérite et le fait plus tôt remar­quer. », La Bruyère marque le lien entre l’argent et le « mérite », c’est-à-dire le regard mélio­ra­tif porté sur celui qui a cet avan­tage. Avec les por­traits contras­tés de Giton et de Phédon, le cha­pitre se ferme sur cette même rela­tion : com­ment l’élaboration du por­trait de Giton met-il en place la critique ?

1ère Partie : le por­trait phy­sique (lignes 1 et 2)

Le por­trait met d’abord l’accent sur le visage, avant de s’élargir pro­gres­si­ve­ment comme pour repro­duire l’entrée en scène du per­son­nage, à la façon d’un acteur au théâtre.

Son visage reflète sa vie aisée, qui lui per­met de bien man­ger : « Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pen­dantes ». Son regard, son « œil fixe et assu­ré », tra­duit, lui, son sen­ti­ment de supé­rio­ri­té, confir­mé par sa car­rure et la façon dont il se tient. Il impose ainsi sa pré­sence : « les épaules larges, l’estomac haut ». Le rythme de la pre­mière phrase semble repro­duire, par l’énumération, le der­nier trait mis en valeur à la fin, « la démarche ferme et déli­bé­rée » du per­son­nage qui affirme sa pré­sence à chaque pas.

2ème Partie : un com­por­te­ment gros­sier (des lignes 2 à 6)

La Bruyère passe ensuite à la pein­ture du com­por­te­ment de Giton, en mul­ti­pliant les verbes d’action qui, par petites touches, confirment le sen­ti­ment de supé­rio­ri­té du personnage.

La conver­sa­tion
Cela se révèle d’abord dans la conver­sa­tion, qui joue un rôle essen­tiel dans la vie sociale du XVIIème siècle, comme l’a d’ailleurs indi­qué, par le connec­teur « et », le titre du cha­pitre pré­cé­dent, « De la socié­té et de la conver­sa­tion ». La gra­da­tion ryth­mique des trois pro­po­si­tions de la phrase fait pro­gres­ser la cri­tique : « Il parle avec assu­rance » ne concerne, en effet, que le locu­teur, sûr de lui, mais « il fait répé­ter » ne peut que gêner « celui qui l’entretient », en don­nant à son inter­lo­cu­teur l’impression qu’il s’exprime mal ou que sa pen­sée est confuse. Enfin, la néga­tion res­tric­tive met en valeur l’hyperbole qui suit, signe du mépris qu’il exprime ouver­te­ment : « et il ne goûte que médio­cre­ment tout ce qu’il lui dit. »

La ges­tuelle
Les gestes accu­mu­lés par la para­taxe qui les jux­ta­pose, contre­disent tota­le­ment les règles de bien­séance atten­dues de “l’honnête homme”, fon­dées sur la dis­cré­tion. Au contraire, chez Giton, tout est ampli­fié, dans l’espace, « il déploie un vaste mou­choir », « il crache fort loin », comme pour le niveau sonore : il « se mouche avec grand bruit », « il éter­nue fort haut », et même « il ronfle en com­pa­gnie ». De plus, alors qu’à cette époque, la bien­séance exige de ne pas mani­fes­ter ce qui relève des fonc­tions cor­po­relles, Giton, pour sa part, ne fait preuve d’aucune gêne pour les mani­fes­ter en public. C’est sa gros­siè­re­té que La Bruyère met ainsi en relief.

Le paral­lé­lisme, « Il dort le jour, il dort la nuit », asso­cie le com­por­te­ment gros­sier en public, à une séré­ni­té plus géné­rale, signe d’une vie sans sou­cis sur laquelle insiste l’ajout « et profondément ».

3ème Partie : Giton en socié­té (des lignes 6 à 14)

La toute-puissance de Giton
Une phrase géné­rale intro­duit la façon dont Giton s’impose en socié­té, dans les acti­vi­tés mon­daines : « Il occupe à table et à la pro­me­nade plus de place qu’un autre. » La Bruyère repro­duit ensuite, en jux­ta­po­sant les pro­po­si­tions, le rythme de la pro­me­nade, en sou­li­gnant à nou­veau le rôle pré­pon­dé­rant de Giton, par l’opposition des pro­noms. Le pro­nom « il » fait de Giton le sujet de toutes les actions : « il tient le milieu », « il s’arrête », « il conti­nue de mar­cher », « il inter­rompt, il redresse », « il veut par­ler », « il débite ». Face à lui, les pro­noms indé­fi­nis, « on » ou « tous », ren­voient à un groupe d’assistants, tous sou­mis, comme le sou­ligne la conjonc­tion « et », qui marque la consé­quence dans le contraste symé­trique : « il s’arrête, et l’on s’arrête ; il conti­nue de mar­cher, et l’on marche ».

La réac­tion des assis­tants
Si La Bruyère blâme ce per­son­nage irres­pec­tueux des règles sociales, son blâme vise aussi une socié­té qui lui recon­naît cette supé­rio­ri­té, d’autant plus scan­da­leuse à ses yeux que rien ne la jus­ti­fie dans l’ordre hié­rar­chique : il est « avec ses égaux », et pour­tant « tous se règlent sur lui. », se sou­met­tant ainsi à son pou­voir. il s’arrête, et l’on s’arrête ; il conti­nue de mar­cher, et l’on marche ». Or, ce pou­voir glisse du domaine social, quand « il inter­rompt », nou­velle marque de gros­siè­re­té, au domaine moral : quand « il redresse ceux qui ont la parole », ce verbe sous-entend une supé­rio­ri­té de l’esprit, comme si ses connais­sances ou ses ver­tus, recon­nues, l’autorisaient à cor­ri­ger les autres. Mais nulle révolte, nulle cri­tique, nulle oppo­si­tion, comme le montre l’antithèse : « il inter­rompt », « on ne l’interrompt pas ».

Cette sou­mis­sion est ensuite déve­lop­pée, accen­tuée dans le temps : « on l’écoute aussi long­temps qu’il veut par­ler ». Plus grave encore, aucun esprit cri­tique de la part des assis­tants, « on est de son avis, on croit les nou­velles qu’il débite. » alors même que le verbe choi­si par La Bruyère, « il débite », se charge d’une conno­ta­tion péjo­ra­tive, sug­gé­rant un bavar­dage fri­vole sans grand inté­rêt. Comment expli­quer alors cette cré­du­li­té ? Le public s’efface-t-il devant celui dont la puis­sance est recon­nue, et dont il vaut mieux ne pas se faire un enne­mi ? Ou bien a‑t-il tel­le­ment bien inté­gré la supé­rio­ri­té de Giton qu’il ne leur vient même plus à l’idée qu’elle pour­rait être remise en cause ?

Une pos­ture signi­fi­ca­tive
Le por­trait se ter­mine comme s’il s’agissait de ces tableaux qui fixent le modèle dans une pos­ture sym­bo­lique. Le lec­teur est alors pris à témoin de la véri­té du por­trait d’un per­son­nage qui se com­porte comme un acteur se met­tant en scène. L’énumération marque les étapes suc­ces­sives, du plus géné­ral au plus pré­cis, de la pos­ture d’ensemble à la mimique, jusqu’à la façon d’utiliser l’accessoire, le « cha­peau » : « S’il s’assied, vous le voyez s’enfoncer dans un fau­teuil, croi­ser les jambes l’une sur l’autre, fron­cer le sour­cil, abais­ser son cha­peau sur ses yeux pour ne voir per­sonne, ou le rele­ver ensuite ». S’associent ici l’ample mou­ve­ment, qui lui per­met d’occuper plei­ne­ment l’espace, et le masque de sérieux adop­té, jusqu’au mépris qui le conduit à exclure les autres. La force sym­bo­lique de ce jeu d’acteur est mise en évi­dence par les deux termes qui ferment la phrase, en lui don­nant son sens : « décou­vrir son front par fier­té et par audace. »

4ème Partie : le por­trait psy­cho­lo­gique (de la ligne 14 à la fin)

L’énumération finale, accu­mu­lant les attri­buts, com­plète le por­trait par des traits psy­cho­lo­giques. Mais ce sont autant de contra­dic­tions qui révèlent toutes les liber­tés que peut prendre Giton. Tantôt, il se com­porte en com­pa­gnon agréable en socié­té, « Il est enjoué, grand rieur », tan­tôt, au contraire, il n’a plus rien de plai­sant : « impa­tient, pré­somp­tueux, colère ». Tantôt, il prend le risque de s’opposer à la dévo­tion (qui règne alors à la cour sous l’in­fluence de Mme de Maintenon), en se mon­trant « liber­tin », tan­tôt, au contraire, il est « poli­tique », c’est-à-dire diplo­mate et res­pec­tueux des pou­voirs ins­ti­tu­tion­nels. Mais le der­nier trait, « mys­té­rieux sur les affaires du temps », fait de tous ces traits autant d’artifices, qui lui per­mettent de se don­ner de l’importance en mono­po­li­sant l’attention. Le pire, apo­gée de la satire, est qu’il finit par être lui-même per­sua­dé de sa propre valeur : « il se croit des talents et de l’esprit. »

C’est à la fin du por­trait que, bru­ta­le­ment, La Bruyère en donne la clé qui explique chaque élé­ment dépeint : « Il est riche. » C’est donc l’argent qui, à lui seul, a suffi à déter­mi­ner des com­por­te­ments, et même à construire un carac­tère, rem­pla­çant toutes les valeurs sociales et morales qui fon­daient le mérite personnel.

CONCLUSION

Ce conte­nu est réser­vé aux abon­nés au pack EAF. (épreuves anti­ci­pées de français)

Source : cotentinghislaine 

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