La Bruyère – Les Caractères – Ch X, 29 – analyse 01

Temps de lec­ture : 6 minutes

Quand vous voyez quel­que­fois un nom­breux trou­peau, qui répan­du sur une col­line vers le déclin d’un beau jour, paît tran­quille­ment le thym et le ser­po­let, ou qui broute dans une prai­rie une herbe menue et tendre qui a échap­pé à la faux du mois­son­neur, le ber­ger, soi­gneux et atten­tif, est debout auprès de ses bre­bis ; il ne les perd pas de vue, il les suit, il les conduit, il les change de pâtu­rage ; si elles se dis­persent, il les ras­semble ; si un loup avide paraît, il lâche son chien, qui le met en fuite ; il les nour­rit, il les défend ; l’aurore le trouve déjà en pleine cam­pagne, d’où il ne se retire qu’avec le soleil : quels soins ! quelle vigi­lance ! quelle ser­vi­tude ! Quelle condi­tion vous paraît la plus déli­cieuse et la plus libre, ou du ber­ger ou des bre­bis ? le trou­peau est-il fait pour le ber­ger, ou le ber­ger pour le trou­peau ? Image naïve des peuples et du prince qui les gou­verne, s’il est bon prince.
Le faste et le luxe dans un sou­ve­rain, c’est le ber­ger habillé d’or et de pier­re­ries, la hou­lette d’or en ses mains ; son chien a un col­lier d’or, il est atta­ché avec une laisse d’or et de soie. Que sert tant d’or à son trou­peau ou contre les loups ?

LE RÉCIT

La mise en place d’un tableau

La Renaissance avait redé­cou­vert les poèmes de l’auteur grec Théocrite, et les Géorgiques et les Bucoliques de l’auteur latin Virgile. S’était alors créée la lit­té­ra­ture pas­to­rale, avec les « ber­ge­ries ». Il s’agit, dans des romans ou au théâtre, de dépeindre un monde rural idyl­lique, de le repré­sen­ter aussi dans des tableaux.
On retrouve des élé­ments de cette mode dans la des­crip­tion que nous pro­pose ici La Bruyère, véri­table évo­ca­tion pic­tu­rale avec un calme décor cham­pêtre, « une col­line », « une prai­rie ». Les cou­leurs sug­gé­rées y sont douces, celle de « l’herbe menue et tendre », du « thym », bai­gnées dans la lumière pai­sible « vers le déclin d’un beau jour ». Cette atmo­sphère sug­gère un monde hors du temps.
Dans ce cadre viennent s’insérer les per­son­nages, cha­cun à sa place, « le mois­son­neur » avec sa « faux », « le ber­ger » avec « sa hou­lette », for­mant un monde d’harmonie. Les ani­maux aussi trouvent leur juste place dans le tableau, les « bre­bis » à sur­veiller, le « chien » dans son rôle d’animal domes­tique et pro­tec­teur contre le « loup avide », tel celui des contes tra­di­tion­nels, mais qu’il « met en fuite » sans tarder.

Le métier de berger

La Bruyère s’attache ensuite à pré­sen­ter, au centre de sa des­crip­tion, le métier de ber­ger, sous une forme énu­mé­ra­tive, au moyen de la para­taxe, courtes pro­po­si­tions jux­ta­po­sées, en trois étapes.
D’abord, il sou­ligne la posi­tion de ce ber­ger, « debout auprès de ses bre­bis », ce qui marque à la fois sa supé­rio­ri­té et son rôle pro­tec­teur, confir­mé par les deux adjec­tifs sui­vants : « soi­gneux et atten­tifs ». Ce rôle se trouve déve­lop­pé par les verbes d’action dont cha­cun tra­duit un aspect de ce métier. « Il les suit », en s’opposant à « il les conduit », montre l’alternance entre la néces­saire liber­té accor­dée et son rôle de guide. Le plus sou­vent les bre­bis savent où aller, mais, par­fois, il doit prendre l’initiative pour leur per­mettre de trou­ver un meilleur « pâtu­rage ». Il est aussi obli­gé à une sur­veillance constante, pour veiller à leur sécu­ri­té : « il ne les perd pas de vue ».
Puis La Bruyère pose deux hypo­thèses, qui cor­res­pondent à deux menaces, l’une venue de la nature même du trou­peau, l’autre de l’extérieur, mais toutes deux sources de désordre : « si elles se dis­persent », « si un loup avide paraît ». En repro­dui­sant au pré­sent les réac­tions effi­caces du ber­ger, La Bruyère déroule la scène sous nos yeux, tout en lui don­nant la valeur d’une véri­té géné­rale.
Enfin une conclu­sion exprime la durée de sa tâche, la jour­née dont le rythme de la pro­po­si­tion illustre le cours puisqu’elle s’ouvre sur »l’aurore » et se clôt sur le cou­cher du « soleil ».

LE SENS DÉVOILÉ

La Bruyère ren­voie donc son lec­teur let­tré aux « pas­to­rales » qu’il a pu admi­rer, à ses lec­tures, ou même aux obser­va­tions qu’il pou­vait faire en allant sur ses terres, et lui-même qua­li­fie cette des­crip­tion idéa­li­sée d’« image naïve ». Mais, comme celles don­nées autre­fois en récom­pense aux enfants, cette « image » va se char­ger d’une valeur morale, d’un sens que La Bruyère va pro­gres­si­ve­ment expli­ci­ter à son lecteur.

Le rôle du lecteur

Il accorde à ce lec­teur un rôle qui évo­lue au fil du texte.
D’abord il est placé en posi­tion de témoin pri­vi­lé­gié : « Quand vous voyez… » De ce fait, tout se passe comme si c’était lui qui était amené à consta­ter le rôle du ber­ger.
Puis le lec­teur est peu à peu trans­for­mé en juge. Quand nous en arri­vons aux trois excla­ma­tions, « quels soins ! quelle vigi­lance ! quelle ser­vi­tude ! », nous avons l’impression qu’elles ne sont pas prises en charge par l’auteur, mais par ce lec­teur fic­tif. C’est là un pro­cé­dé habile pour l’impliquer, tout comme les inter­ro­ga­tions ora­toires qui suivent.
La pre­mière reçoit sa réponse du tableau idyl­lique qui pré­cède : tout conduit le lec­teur à répondre que la « condi­tion » « la plus déli­cieuse et la plus libre » est bien évi­dem­ment celle des bre­bis, qui n’ont aucun souci et dont le bien-être est assu­ré.
La seconde ques­tion, elle, a aussi pour réponse la phrase qui la suit, car elle porte sur la rela­tion entre le ber­ger et le trou­peau. Le lien entre eux est réci­proque.
Enfin, le lec­teur est invi­té à deve­nir un com­plice de l’indignation de l’auteur. La der­nière ques­tion, en effet, mise en valeur à la fin d’un para­graphe dis­tinct, trouve en elle-même sa réponse : « Que sert tant d’or à son trou­peau ou contre les loups ? Il est évident que la réponse atten­due est néga­tive, « à rien ». Mais quelles sont les cibles de cette colère ?

La fonc­tion royale

En fait, par son tableau La Bruyère nous ramène à l’origine de la fonc­tion royale, quand le roi était encore « le ber­ger » de son peuple. En repre­nant terme à terme les fonc­tions du « ber­ger », nous voyons appa­raître, en effet, les trois obli­ga­tions essen­tielles du sou­ve­rain.
Il doit d’abord assu­rer le bien-être maté­riel de ses sujets en veillant à ce qu’ils aient de quoi sub­sis­ter. Mais pen­sons aux nom­breuses famines qui ont ponc­tué le XVII° siècle, aux ruines et aux pillages lors des guerres.
Ensuite il doit pré­ser­ver la cohé­sion de son trou­peau. Or les dis­sen­sions n’ont pas man­qué sous le règne de Louis XIV, depuis les « jac­que­ries », révoltes qui secouent pério­di­que­ment les cam­pagnes, jusqu’aux conflits reli­gieux, par exemple la lutte contre le jan­sé­nisme, ou contre les pro­tes­tants avec que l’abolition de l’Édit de Nantes, en 1685.
Enfin, il se doit de les pro­té­ger contre « le loup », c’est-à-dire les enne­mis prêts à les dévo­rer. Mais les guerres menées par Louis XIV n’ont pas toutes été défen­sives, et la fin de ce XVII° siècle a connu de nom­breux échecs mili­taires.
On per­çoit donc, cachée sous les ques­tions, une cri­tique de la conduite du royaume.
De ce fait, à tra­vers sa des­crip­tion des tâches du « ber­ger », La Bruyère pose sa thèse, en rap­pe­lant le sens pre­mier de la monar­chie dite « de droit divin » : le roi dépend devant Dieu de la pros­pé­ri­té de son peuple. Ainsi la triple excla­ma­tion sug­gère que c’est à lui que doivent reve­nir les sou­cis, qu’il ne s’appartient plus, contraint à une vigi­lance per­ma­nente ; quant à la « ser­vi­tude », c’est une façon d’inverser le rap­port de sujé­tion, sou­li­gné par la réserve « s’il est bon prince ». Enfin, monarque héré­di­taire, cette res­pon­sa­bi­li­té lui incombe sa vie durant, de « l’aurore » au couchant.

La cri­tique du luxe

Le der­nier para­graphe aborde un der­nier thème, celui du luxe que La Bruyère a pu obser­ver dans ses fonc­tions de pré­cep­teur, à la Cour ou en fré­quen­tant les « grands ». Le luxe s’y étale, tel « l’or » repris cinq fois dans la phrase. Ici il trans­forme l’« image naïve » du début en une vision cho­quante, allé­go­rie dont il expli­cite chaque terme. On peut ainsi décou­vrir sous « le ber­ger habillé d’or et de pier­re­ries » Louis XIV dans son châ­teau de Versailles ; le « chien » avec son « col­lier d’or » et « sa laisse d’or et de soie » repré­sente les cour­ti­sans, com­blés de richesses et de récom­penses, mais étroi­te­ment sur­veillés. De quelle uti­li­té pourrait-il être contre « le loup avide », les enne­mis qui menacent la France ?

CONCLUSION

La Bruyère ne rejette pas la monar­chie, mais il sou­ligne qu’elle est une charge dif­fi­cile, un sacri­fice de soi, une res­pon­sa­bi­li­té écra­sante. C’est là une idée ori­gi­nale pour son époque, qui pri­vi­lé­gie les plai­sirs de la Cour, les fêtes et les diver­tis­se­ments, mais aussi par rap­port à la concep­tion qui fai­sait du roi un être sur­hu­main, bien au-dessus des simples mor­tels, ses sujets. La Bruyère lève ainsi le masque : pour lui la gran­deur du roi ne se mesure pas aux appa­rences, mais au bon­heur de ses sujets.
En même temps, dans cet apo­logue il s’inscrit dans la lignée des mora­listes chré­tiens. Il s’agit de rame­ner l’homme, et même les « grands » ou le roi, à la « vertu », faite de modé­ra­tion et d’altruisme. L’allégorie du « ber­ger » et de son « trou­peau » sert aussi la dénon­cia­tion du luxe, de l’intérêt et de la vanité.

Source : cotentinghislaine

Partagez :
Pub…