La Bruyère – Les Caractères – Ch X, 29 – analyse 02

Temps de lec­ture : 4 minutes

Le texte n’appartient pas au genre nar­ra­tif ni roma­nesque. C’est en effet une des­crip­tion, puis l’analyse de celle-ci. Ce n’est pas non plus une fable, mais bien une parabole.

I. Le mythe du bon pasteur

a) La pastorale

Tout d’abord, La Bruyère s’appuie sur un genre lit­té­raire : la pas­to­rale, pré­sent dans le théâtre, mais aussi dans les arts (déco­ra­tifs…). Ce genre com­mence en 1610, en lit­té­ra­ture par Honoré d’Urfé. Un exemple très connu : le Hameau de la Reine, vil­lage créé pour la reine Marie-Antoinette, où elle joue à la ber­gère, avec des mou­tons lavés et une écu­rie propre. Ce qui donne un thème très uti­li­sé qu’il va exploi­ter à sa propre manière.

La Bruyère prend à témoin le lec­teur : “quand vous voyez, vous paraît ?”. Il uti­lise des réfé­rences cultu­relles connues du lec­teur (la pas­to­rale) et l’oblige à réflé­chir. Il n’y a aucune tran­si­tion humaine : les per­son­nages uti­li­sés ne font l’ob­jet d’aucune per­son­ni­fi­ca­tion ni des­crip­tion. On n’a donc pas affaire à une fable. La Bruyère est obli­gé d’exprimer le 2e degré puisqu’il n’y a pas de personnification.

b) Un por­trait idéal

Il y a une éga­le­ment une ana­lo­gie avec l’évangile : il décalque l’i­mage du bon pas­teur : l’auteur parle de la pro­tec­tion du ber­ger à l’égard de ses bre­bis. Il dresse le por­trait idéal du roi, en abor­dant tour à tour les dimen­sions éco­no­mique, légis­la­tive, mili­taire et uni­taire de la nation. Il y a ana­lo­gie car le roi est à l’époque de droit divin, il pos­sède un rôle religieux.

L’influence de la pas­to­rale est idéa­li­sée à l’extrême par des termes mélio­ra­tifs. : “beau jour”, “thym” (qui est une plante qui ne pousse que sur de la bonne terre), “menue et tendre”. Il ima­gine une monar­chie idéale, une vision où le peuple se trouve dans les condi­tions idéales. On a une impres­sion de paix, avec des phrases longues, qui ren­voient l’i­mage du trou­peau imper­tur­bable. Impression ren­for­cée par l’é­nu­mé­ra­tion et para­taxe (jux­ta­po­si­tion sans connec­teur logique), verbes d’action au pré­sent qui donnent un effet répétitif.

II. Une cri­tique du roi

a) L’éloge et le blâme

L’éloge et le blâme se confondent . En fai­sant l’éloge d’un idéal, il cri­tique le roi :
- “Quelle… ” marque iro­nie
- “Servitude” : il inverse les rap­ports. Le chef de l’Etat semble au ser­vice de son peuple.

C’est comme ceci qu’il blâme le sys­tème : en fai­sant l’é­loge de ce qu’il n’est pas, avec notam­ment les ques­tions ora­toires. Celles-ci com­prennent les réponses par la construc­tion en alter­na­tive. Le « ou » pro­pose deux volets dif­fé­rents, il y a deux pos­si­bi­li­tés de choix. Pourtant, La Bruyère ne laisse pas déci­der le lec­teur car la bonne réponse est la deuxième alter­na­tive. En effet, la ques­tion induit la réponse ! On est obli­gé de choi­sir la bonne réponse de La Bruyère.

- “L’image naïve” : montre que cette concep­tion du roi est éga­le­ment celle du peuple, mais qu’elle n’est pas la réa­li­té. Le texte exprime des traces de juge­ment. La res­tric­tion du « si » sous-entend que Louis XIV n’est pas bon roi.

b) Des réfé­rences au roi

La Bruyère fait une réfé­rence à Louis XIV. “Aurore” fait réfé­rence au (roi) soleil ; répé­ti­tion du mot « or ». La Bruyère cri­tique le faste de Louis XIV. La hou­lette en or (qui est presque un oxy­more étant donné la défi­ni­tion de hou­lette, qui signi­fie bâton de ber­ger!) équi­vaut dans le texte au sceptre du roi, qui est le signe de l’autorité. De plus, le chien repré­sente l’armée, atta­chée à la laisse du chef des armées. L’or peut être assi­mi­lé aux inves­tis­se­ments que Louis XIV a faits dans l’armée pour la guerre. La Bruyère cri­tique donc aussi l’obsession des rois : don­ner au des­cen­dant direct un royaume plus grand que celui dont on a hérité.

La Bruyère fait un juge­ment inter­ro­ga­tif : « ser­vir » fait écho à « ser­vi­tude ». La Bruyère revient sur sa pre­mière idée, le peuple est uti­li­sé par le roi et non pas le contraire.

Conclusion

L’intérêt du texte : La Bruyère dénonce l’abus des rois mais pas la monar­chie, ce n’est pas un contes­ta­taire de ce régime. Comparaison avec « Les obsèques de la Lionne » de La Fontaine : La Bruyère est sérieux et son texte ne peut conve­nir qu’à une époque pré­cise, contrai­re­ment à celui de La Fontaine, qui recherche l’intemporalité. L’objectif de La Bruyère est de faire réflé­chir le lec­teur en condui­sant son point de vue sans satire, en effet, il blâme mais ne fait aucune caricature.

Source : A.N.I

Quand vous voyez quel­que­fois un nom­breux trou­peau, qui répan­du sur une col­line vers le déclin d’un beau jour, paît tran­quille­ment le thym et le ser­po­let, ou qui broute dans une prai­rie une herbe menue et tendre qui a échap­pé à la faux du mois­son­neur, le ber­ger, soi­gneux et atten­tif, est debout auprès de ses bre­bis ; il ne les perd pas de vue, il les suit, il les conduit, il les change de pâtu­rage ; si elles se dis­persent, il les ras­semble ; si un loup avide paraît, il lâche son chien, qui le met en fuite ; il les nour­rit, il les défend ; l’aurore le trouve déjà en pleine cam­pagne, d’où il ne se retire qu’avec le soleil : quels soins ! quelle vigi­lance ! quelle ser­vi­tude ! Quelle condi­tion vous paraît la plus déli­cieuse et la plus libre, ou du ber­ger ou des bre­bis ? le trou­peau est-il fait pour le ber­ger, ou le ber­ger pour le trou­peau ? Image naïve des peuples et du prince qui les gou­verne, s’il est bon prince.
Le faste et le luxe dans un sou­ve­rain, c’est le ber­ger habillé d’or et de pier­re­ries, la hou­lette d’or en ses mains ; son chien a un col­lier d’or, il est atta­ché avec une laisse d’or et de soie. Que sert tant d’or à son trou­peau ou contre les loups ?

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