La littérature d’idée est l’un des grands genres de la littérature française comme de toutes les littératures européennes. À compter des XVIe et XVIIIe siècles, cette littérature s’émancipe du contexte religieux chrétien qui avait été le sien et elle s’affiche comme une littérature proprement critique, en contournant la censure étatique bien connue. C’est dans cette perspective que Jean de la Bruyère, célèbre moraliste, publie entre 1688 et 1696 Les caractères. Dans cet ouvrage, il se donne pour objectif d’être le plus fidèle possible à cette vérité qu’il peint « d’après nature » et il dresse un véritable portrait de son époque. La partie la plus connue de cette œuvre, ce sont les Caractères : une succession de petits portraits qui décrivent ce qu’on appelle des « types », types que l’on peut encore rencontrer de nos jours. Mais dans cet ouvrage composite, il dénonce aussi un certain nombre de faits regrettables de l’humanité : et l’un d’eux, c’est le phénomène que nous appelons la guerre.
Dans le texte argumentatif qui nous est proposé Jean de la Bruyère essaie d’établir la cause, l’origine de ce phénomène universel, qui touche toutes les sociétés, à toutes les époques. Et qui le touche lui, directement, dans la perte de deux jeunes hommes qu’il connaissait manifestement. Nous montrerons par quels procédés l’auteur tente de rendre compte dans la nature humaine de l’entrée dans l’humanité de la guerre, et des motivations qui gouvernent les hommes qui se battent. Et nous montrerons comment la rhétorique de l’émotion, en incise, vient rompre une stratégie argumentative qui est fondée sur une analyse philosophique de la guerre, de sa « naissance », de son universalité et de sa source problématique.
La guerre : un fait universel et destructeur de vies et de jeunesse L’objectif de La Bruyère est une tentative de reconstruire une sorte d’histoire imaginée des origines de la guerre. En quelque sorte, le premier moment dans l’histoire où deux hommes se battent. Il fait ce qu’on appelle une « genèse symbolique ». C’est une reconstruction et elle s’ouvre par une dénonciation de la guerre comme fait universel : dès la ligne 1, la guerre a pour elle l’antiquité, ce qui signifie qu’elle est très ancienne, et elle est « de tout temps (l. 5). Il y a une insistance sur ce caractère universel, donc dans la nature humaine même.
La rhétorique de l’émotion vient renforcer cette dimension universelle. De la ligne 3 à la ligne 5, L B évoque avec regret les deux jeunes hommes, deux jeunes nobles qu’il a connu à la cour du roi et qui sont morts à la guerre tous deux. Dans ce passage, La Bruyère montre toute sa virtuosité stylistique : le rythme ternaire est soutenu par deux gradations successives qui insistent sur le sacrifice de deux jeunes existences pleines de promesses dont il évoque : la vertu, la pudeur et la maturité déjà grande. Et l’auteur renchérit sur ces qualités en insistant encore, ce dont témoigne l’énumération d’adjectifs des plus louangeurs : pénétrant, élevé, sociable (leur esprit). Toutes qualités appréciées par la noblesse d’alors. D’emblée la dénonciation de la guerre est établie, à la fois de manière argumentative, mais avec une touche d’émotion qui renforce le poids de cette critique.
Mais c’est la dimension argumentative qui prévaut, en particulier de la ligne 5 à la fin, lorsque La Bruyère rend compte de la « naissance » de la guerre. Comment naît ce phénomène universel, de tous les temps, de tous le lieux, sous tous les cieux historiques ? Il naît d’abord, de la convoitise : les hommes se battent pour un lopin de terre, « pour un morceau de territoire de plus ou de moins ». Pour quelle raison les hommes se battent-ils ? Parce qu’ils veulent s’emparer du bien d’un autre.
La convoitise génère à son tour des comportements de malfaiteurs. Les hommes ne se contentent pas de convoiter, ils s’organisent pour faire la guerre, ils établissent des alliances pour envahir un territoire. C’est là-dessus que La Bruyère insiste. Et tout cela en vue d’une œuvre de destruction et de désolation qui va de « se dépouiller, se brûler » à « se tuer, s’égorger les uns les autres ». Les deux premiers termes sont des verbes qui renvoient aux biens de la personne. Les deux suivants touchent à son existence à sa vie même. Égorger implique un degré de plus dans la cruauté et la barbarie dans l’acte de tuer.
La Bruyère dénonce non seulement le principe qui pousse les hommes à se tuer, (la convoitise, l’envie), mais il dénonce aussi l’invention qui va avec le nombre : l’art militaire. Ce n’est pas seulement l’art de faire la guerre qu’il dénonce, c’est que cet art ait été auréolé de prestige.
On part ainsi des premiers hommes qui se battent pour un lopin de terre et on arrive à la guerre telle que La Bruyère la connaît : des armées, avec des hommes couverts de gloire lorsqu’ils sont victorieux.
« ils ont attaché à la pratique de ces règles la gloire ou la plus solide réputation ; et ils ont depuis renchéri de siècle en siècle sur la manière de se détruire réciproquement ».
C’est que l’auteur vit dans un siècle qui nourrit pour la guerre et pour les hommes de combat une admiration que l’ont peut également mesurer dans la littérature épique : l’Iliade enveloppe la guerre de Troie de toute une dimension légendaire. Les soldats en sont les héros. La Bruyère montre comment l’idéologie guerrière a contribué au long des siècles à donner à la guerre ce prestige.
La source et la racine de la guerre, telle est la question que pose Montesquieu et cette question met en évidence deux instances sociales décisives : la justice et l’État.
Si la guerre provient de l’injustice des ces premiers hommes qu’il décrit comme se battant pour un lopin de terre, il faut une médiation entre eux. Cette médiation, c’est stricto sensu la justice. Et la justice implique un État qui la représente. De l’injustice de ces premiers hommes, de ce premier acte mis en scène par La Bruyère, vient la guerre comme une sorte de « racine » lointaine, commune à toute être humain. Mais surtout, ce désaccord premier, initial, a fait que les hommes on dut « se donner des maîtres qui fixassent leurs droits et leurs prétentions ». Autrement dit, un gouvernement. C’est la violence initiale qui a impliqué un État, qui décide alors en lieu et place de ces brutes se battant pour un bout de terrain, de leur place, de leurs droits et de ce qu’ils peuvent réclamer.
C’est très précisément la fiction du contrat social que les théoriciens vont élaborer au siècle suivant. On le trouve en germe dans ce texte de La Bruyère.
« Si, content du sien, on eût pu s’abstenir du bien de ses voisins, on avait pour toujours la paix et la liberté ». La paix et la liberté existeraient si les hommes se contentaient de ce qu’ils ont. Mais, est-ce si sûr ?
La tentative de l’auteur est de type philosophique. Il s’agit de rendre compte de la guerre « à la racine » même de l’humanité puis au long d’une histoire quelque peu reconstruite, au cours de laquelle l’art de la destruction se développe et se perfectionne. Mais à travers cette genèse symbolique, on voit l’émergence de notions comme la justice et l’État. Analyse qu’on trouvera au siècle suivant chez Locke par exemple ou Rousseau, ou même Spinoza, comme aussi de l’idée de la justice comme médiation, que l’on trouve plus tardivement encore chez Alain.
Source : Marion Duvauchel
La guerre a pour elle l’antiquité ; elle a été dans tous les siècles : on l’a toujours vue remplir le monde de veuves et d’orphelins, épuiser les familles d’héritiers, et faire périr les frères à une même bataille. Jeune Soyecour ! je regrette ta vertu, ta pudeur, ton esprit déjà mûr, pénétrant, élevé, sociable, je plains cette mort prématurée qui te joint à ton intrépide frère, et t’enlève à une cour où tu n’as fait que te montrer : malheur déplorable, mais ordinaire ! De tout temps les hommes, pour quelque morceau de terre de plus ou de moins, sont convenus entre eux de se dépouiller, se brûler, se tuer, s’égorger les uns les autres ; et pour le faire plus ingénieusement et avec plus de sûreté, ils ont inventé de belles règles qu’on appelle l’art militaire ; ils ont attaché à la pratique de ces règles la gloire ou la plus solide réputation ; et ils ont depuis renchéri de siècle en siècle sur la manière de se détruire réciproquement. De l’injustice des premiers hommes, comme de son unique source, est venue la guerre, ainsi que la nécessité où ils se sont trouvés de se donner des maîtres qui fixassent leurs droits et leurs prétentions. Si, content du sien, on eût pu s’abstenir du bien de ses voisins, on avait pour toujours la paix et la liberté.