La Bruyère – Les Caractères – constances de la nature humaine

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Importance du tem­pé­ra­ment
Selon Hippocrate et ses suc­ces­seurs, la santé se défi­nit par l’é­qui­libre des quatre humeurs qui cir­culent dans notre corps :

le sang : pro­duit par le foie et reçu par le cœur (carac­tère san­guin ou jovial, cha­leu­reux)
la pituite ou flegme ou lymphe : rat­ta­chée au cer­veau (carac­tère lym­pha­tique)
la bile jaune : venant éga­le­ment du foie (carac­tère « bilieux », c’est-à-dire anxieux)
la bile noire ou atra­bile : venant de la rate (carac­tère mélan­co­lique).
Chacune de ces humeurs est rat­ta­chée à l’un des quatre élé­ments, lui-même doté d’une qua­li­té (froid, chaud, sec, humide). La com­bi­nai­son de ces qua­li­tés pro­duit les quatre tem­pé­ra­ments fondamentaux :

le chaud (feu) + le sec (air) ⇒ bilieux ou colé­rique
le chaud (feu) + l’hu­mide (eau)⇒ san­guin
Le froid (terre) + l’hu­mide (eau) ⇒ lym­pha­tique ou fleg­ma­tique
Le froid (terre) + le sec (air) ⇒ atra­bi­laire ou mélan­co­lique (bile noire)
Or le tem­pé­ra­ment déter­mine non seule­ment l’é­tat de santé, mais éga­le­ment la psy­cho­lo­gie – le mot n’est pas encore employé – et le com­por­te­ment des indi­vi­dus. Il y a donc dans les carac­tères une large part de déter­mi­nisme phy­sio­lo­gique. Les sai­sons influencent éga­le­ment ces humeurs : en hiver domine le flegme, au prin­temps le sang, en été la bile et en automne la bile noire… Les sai­sons tour à tour aggravent ou adou­cissent les symp­tômes des dés­équi­libres : un mélan­co­lique renaî­tra au prin­temps, mais aura toute chance de som­brer en automne…

Cette théo­rie était extrê­me­ment répan­due à l’é­poque ; elle ins­pi­ra, notam­ment, L’Anatomie de la Mélancolie de Robert Burton.

La Bruyère sous­crit à ce déter­mi­nisme : « on n’est pas effron­té par choix, mais par com­plexion » (VIII, 41 p. 322)

Un « moi » mou­vant
La Bruyère n’est pas un « fixiste » fana­tique : il recon­naît volon­tiers le carac­tère mou­vant du « moi », la part d’é­nigme en l’homme. Ainsi, Théodote (De la Cour, 61), est-il dévôt ou cour­ti­san ? Il n’en sait rien lui-même ; quant à Straton (De la Cour, 96), c’est un « carac­tère équi­voque, mêlé, enve­lop­pé ; une énigme, une ques­tion presque indé­cise ». De même, dans XI, 18, La Bruyère montre un homme qui « au fond, et en lui-même ne se peut défi­nir » ; « Des Jugements », 56 offre une série de por­traits contra­dic­toires, et s’a­chève par celui de Théodas, un homme double, et même triple ! « Comment le fixer, cet homme inquiet, léger, incons­tant, qui change de mille et mille figures ? » (De la Mode, 19).

Il serait faux pour­tant de dire, comme ce fut un temps la mode, que La Bruyère « détruit la notion même de carac­tère ». Si l’homme appa­raît par­fois comme une énigme, c’est parce qu’il est incons­tant, voire incon­sis­tant. Et il s’a­git, dans ce cas, presque tou­jours du Courtisan, de l’homme du paraître, donc l’es­sence consiste pré­ci­sé­ment dans ce creux, ce vide, cette incon­sis­tance qui le fait aller de-ci de-là au gré des modes. Mais les plus grands sen­ti­ments, et les plus sin­cères, ne résistent pas davan­tage à l’u­sure du temps : voir l’en­semble du cha­pitre « Du Cœur » (IV), et en par­ti­cu­lier les remarques 31, 34, 35… et même 69 : la ran­cune elle-même est éphémère…

L’absence de carac­tère est déjà en soi un caractère.

Les ver­tus de l’es­prit
Aux yeux de La Bruyère, l’es­sen­tiel de la morale consiste en une grande lucidité :

- Qui ne s’a­veugle pas sur les appa­rences, sache dis­tin­guer la vraie gran­deur de la gran­deur emprun­tée, ne confonde pas les qua­li­tés réelles avec la fausse mon­naie (de l’é­ru­di­tion, des bonnes manières, des sen­ti­ments…) ; qui sache recon­naître le « mérite per­son­nel » même chez l’homme modeste, en retrait, ou dépour­vu de for­tune et de naissance…

- Qui ne s’a­veugle sur­tout pas sur soi-même : ne pas prendre un effet de mode pour une réelle pas­sion, ne pas se lais­ser prendre aux flat­te­ries (ou, inver­se­ment aux mépris) d’une opi­nion publique sujette aux revi­re­ment. Qui ne prenne pas une faveur pas­sa­gère pour une réelle valeur ; ni un atta­che­ment d’un moment pour la pas­sion d’une vie.

- Et sur­tout qui, à la manière de Montaigne, conserve une cer­taine dis­tance à l’é­gard des « vani­tés »… Bien qu’il aime la retraite, La Bruyère ne sug­gère pas, à la manière des Épicuriens, de se mettre à l’é­cart du monde et de la socié­té ; il insiste mainte fois sur la néces­si­té de ser­vir son pays et son roi. Mais il ne faut pas se lais­ser prendre aux appa­rences, aux vani­tés, et tou­jours se sou­ve­nir de l’es­sen­tiel : l’homme doit son­ger à son salut…

La morale du cœur
La Bruyère exprime la nos­tal­gie d’un monde où les sen­ti­ments seraient vrais, où l’on pour­rait faire confiance à la parole d’au­trui, et se fier à l’a­mi­tié, à la recon­nais­sance, aux éloges et aux blâmes… où la parole ne serait pas trom­peuse, viciée par le cal­cul poli­tique ou l’in­té­rêt. « Vivre avec ses enne­mis comme s’ils devaient un jour être nos amis, et vivre avec nos amis comme s’ils pou­vaient deve­nir nos enne­mis, n’est ni selon la nature de la haine, ni selon les règles de l’a­mi­té : ce n’est point une maxime morale, mais poli­tique. » (« Du Cœur », 55 p. 216) 

A.N.I

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