La construction de l’État-nation italien

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La construc­tion de l’État-nation ita­lien est l’un des prin­ci­paux mou­ve­ments natio­naux euro­péens du xixe siècle. D’abord por­tée par des patriotes qui s’opposent à l’ordre euro­péen du congrès de Vienne, elle est ensuite cap­tée par la monar­chie pié­mon­taise, qui trans­forme à par­tir de 1848 un pro­jet de com­mu­nau­té en un pro­jet de ter­ri­toire dont elle est à la tête. Mais les limites à ce mou­ve­ment natio­nal, révé­lées par les conflits mul­tiples qui tra­versent la pénin­sule Italienne dans les années 1860, posent la ques­tion de l’efficacité de la poli­tique natio­nale de l’Italie unie : contre des efforts jugés insuf­fi­sants de la part de la monar­chie, se déve­loppent des concep­tions alter­na­tives de la nation qui entendent défendre sa place dans un ordre inter­na­tio­nal for­te­ment recom­po­sé à la fin du xixe siècle. Les acteurs que le Risorgimento a mobi­li­sés, sa chro­no­lo­gie et ses limites relèvent de dyna­miques trans­na­tio­nales fortes et sont emblé­ma­tiques des pro­ces­sus sur les­quels a repo­sé, au xixe siècle, la construc­tion des États-nations européens.

La construc­tion des États-nations consti­tue l’une des prin­ci­pales dyna­miques poli­tiques du xixe siècle euro­péen, dans un contexte diplo­ma­tique for­te­ment déter­mi­né par le congrès de Vienne (1814−1815). Le cas de l’Italie per­met de sai­sir les moda­li­tés, les tem­po­ra­li­tés et les limites des construc­tions natio­nales euro­péennes de l’époque.

Dans le contexte de la res­tau­ra­tion des monar­chies tra­di­tion­nelles des États ita­liens en 1815, la construc­tion de la nation ita­lienne est d’abord celle d’une com­mu­nau­té ima­gi­née unie par des dyna­miques cultu­relles et his­to­riques conver­gentes. Le mou­ve­ment que ses propres acteurs qua­li­fient de Risorgimento dès la fin des années 1840 – c’est le titre du jour­nal lancé par Camillo Benso di Cavour (1810−1861) à Turin en décembre 1847 – consiste en un appel à la « résur­rec­tion » de l’Italie, entou­ré d’une forte légi­ti­ma­tion reli­gieuse. Pour autant, ce mou­ve­ment est à com­prendre comme un pro­ces­sus à plus long terme, dont les pré­mices remontent à la fin du xviiie siècle. L’idée natio­nale ita­lienne, bien que dif­fu­sée pen­dant les années de la domi­na­tion napo­léo­nienne (1796−1814), peine à se main­te­nir au moment de la Restauration, et ses par­ti­sans s’agrègent alors à un mou­ve­ment euro­péen d’opposition au congrès de Vienne. Ils par­ti­cipent ainsi à des révo­lu­tions étran­gères (Espagne, Grèce) qu’ils envi­sagent comme les labo­ra­toires d’une pos­sible révolte à mener en Italie. Dès lors, l’idée de construc­tion natio­nale est subor­don­née à celle de la libé­ra­tion du ter­ri­toire, et pro­fite de cir­cu­la­tions euro­péennes dans les­quelles les sujets ita­liens en exil en France et en Grande-Bretagne occupent une place importante.

Les révo­lu­tions de 1830 et de 1848 consti­tuent deux étapes majeures dans l’affirmation des pro­jets d’indépendance et de réunion natio­nale des Italiens, comme pour d’autres natio­na­li­tés euro­péennes (Allemands, Polonais, Hongrois). Ils sont en grande par­tie por­tés par des démo­crates, à l’image du Génois Giuseppe Mazzini (1805−1872) qui, en 1831, en exil à Marseille, y fonde le groupe Jeune Italie. Mais le cou­rant maz­zi­nien ne sau­rait être tenu pour repré­sen­ta­tif de l’ensemble des reven­di­ca­tions des patriotes ita­liens : il peine à s’imposer dans le Royaume des Deux-Siciles où les pro­jets natio­naux conti­nuent de s’appuyer sur des acteurs et des pra­tiques de mobi­li­sa­tion locaux. Surtout, les années 1840 voient se déve­lop­per un ima­gi­naire reli­gieux de la nation, en par­ti­cu­lier chez une par­tie des libé­raux modé­rés qui se recon­naissent dans les théo­ries du prêtre turi­nois Vincenzo Gioberti (1801−1852), pour qui l’Italie doit se consti­tuer comme une fédé­ra­tion unie autour de la papau­té. De fait, le pape Pie IX, élu en 1846, est dans un pre­mier temps popu­laire auprès des patriotes ita­liens – avant son évo­lu­tion conser­va­trice à par­tir du prin­temps 1848 –, ce qui per­met à la papau­té de s’associer au mou­ve­ment national.

Après l’échec géné­ra­li­sé des révo­lu­tions de 1848, le mou­ve­ment en faveur de l’indépendance de l’Italie est pro­gres­si­ve­ment capté par la monar­chie pié­mon­taise, autour du roi Victor-Emmanuel II et de son ministre Cavour. Ils construisent, à côté de la voie démo­cra­tique de la construc­tion natio­nale, une voie monar­chique appuyée sur le libé­ra­lisme poli­tique et éco­no­mique. Son suc­cès s’explique par le déploie­ment d’une large pro­pa­gande cultu­relle, à tra­vers l’implication déci­sive d’artistes et d’écrivains, dont le com­po­si­teur d’opéra Giuseppe Verdi (1813−1901) est l’un des plus signi­fi­ca­tifs. Les ambi­tions ita­liennes du Piémont se pré­sentent ainsi sous la forme d’un pro­jet de ter­ri­toire, qui passe d’abord par l’annexion de la Lombardie et du Royaume des Deux-Siciles (1860), puis de la Lombardie-Vénétie (1866) et enfin des États de l’Église au len­de­main de la prise de Rome (1870). Les guerres ont donc joué un rôle fon­da­men­tal dans l’unification de l’Italie, qu’elles aient oppo­sé les par­ti­sans de l’Italie aux occu­pants mili­taires (Autriche) ou à leurs com­pa­triotes hos­tiles à la construc­tion natio­nale. Elles consacrent la place de héros mili­taires comme le Niçois Giuseppe Garibaldi (1807−1882), objet d’un culte popu­laire qui dépasse la seule pénin­sule Italienne pour deve­nir une figure phare des com­bats natio­naux et démo­cra­tiques en Europe.

Cependant, aux len­de­mains immé­diats de la pro­cla­ma­tion du royaume d’Italie, en 1861, des oppo­si­tions de plus en plus radi­cales au nou­vel État-nation appa­raissent. Plus lar­ge­ment res­sort l’inadéquation du pro­jet ita­lien voulu par la monar­chie pié­mon­taise avec une socié­té ita­lienne inéga­le­ment acquise à la cause natio­nale. Le mot d’ordre attri­bué au patriote pié­mon­tais Massimo D’Azeglio en 1861, selon lequel « l’Italie est faite, il reste à faire les Italiens », explique la mobi­li­sa­tion pré­coce d’une poli­tique de natio­na­li­sa­tion des masses par la monar­chie. L’école consti­tue un ins­tru­ment majeur de ce dis­po­si­tif : elle a fait l’objet d’un effort de nor­ma­li­sa­tion juri­dique (lois Casati de 1859 et Coppino de 1877), appli­quée à l’ensemble du ter­ri­toire ita­lien pour ensei­gner la langue ita­lienne et le patrio­tisme aux jeunes enfants. Des ini­tia­tives de la socié­té civile ont ren­for­cé ce dis­po­si­tif, à l’image du prin­ci­pal roman sco­laire ita­lien, le Cuore, publié en 1883 par le Piémontais Edmondo De Amicis (1846−1908). La poli­tique monu­men­tale enga­gée par le nou­vel État, dont la prin­ci­pale réa­li­sa­tion est le mau­so­lée en l’honneur de Victor-Emmanuel II, inau­gu­ré à Rome en 1911, s’inscrit dans la même pers­pec­tive de natio­na­li­sa­tion de la socié­té italienne.

Mais ces efforts pour construire une com­mu­nau­té ita­lienne réel­le­ment uni­fiée sont à la fois la consé­quence et la limite du carac­tère inache­vé de la construc­tion natio­nale, dont la guerre menée par les bri­gands du Mezzogiorno dans les années 1860 est l’un des épi­sodes les plus signi­fi­ca­tifs. Le carac­tère bureau­cra­tique et cen­tra­li­sé du nou­vel État ita­lien entre en effet en contra­dic­tion avec le fonc­tion­ne­ment local des struc­tures sociales tra­di­tion­nelles. Il explique le suc­cès des mafias, qui se déve­loppent dans les années 1860 comme des contre-sociétés locales et clien­té­laires, face aux­quelles les pou­voirs publics révèlent leur impuis­sance. Le dif­fi­cile contrôle du ter­ri­toire ita­lien face à ces oppo­si­tions, pour la plu­part situées dans la moi­tié sud de la pénin­sule, explique le dépla­ce­ment pro­gres­sif de la capi­tale du royaume, d’abord située à Turin (1860), puis à Florence (1865) et à Rome (1870). Par ailleurs, une par­tie des démo­crates, à l’image de Garibaldi, dénoncent le fait que la monar­chie aurait détour­né pour son propre compte les ambi­tions natio­nales des patriotes. Et dès la fin des années 1870, nombre d’ac­teurs – cer­tains démo­crates comme Garibaldi, mais aussi les natio­na­listes qui consti­tuent alors un cou­rant poli­tique émergent à droite – regrettent l’i­na­chè­ve­ment d’une construc­tion natio­nale qui n’engloberait pas tous les Italiens. Les pro­jets d’irrédentisme, d’abord envi­sa­gés à l’échelle de la Méditerranée puis à celle des Balkans, sont repré­sen­ta­tifs de ce phé­no­mène, de même que les appels à l’Italie à se lan­cer dans la com­pé­ti­tion colo­niale en Afrique ou la volon­té de l’inclure dans la com­mu­nau­té plus large de la « lati­ni­té » à par­tir des années 1880. Dans un ordre euro­péen de plus en plus mar­qué par la concur­rence des sys­tèmes d’alliance, cette com­mu­nau­té consti­tue un outil défen­sif qui vise la pré­ser­va­tion d’une nation menacée.

ehne​.fr

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