Le Bonheur et l’Utile

Temps de lec­ture : 8 minutes

Existe-t-il une évi­dence mieux et plus uni­ver­sel­le­ment par­ta­gée que celle-ci : nous aspi­rons tous à être heu­reux. Individuellement et col­lec­ti­ve­ment. Nous dési­rons le bon­heur pour nous-mêmes, mais aussi pour les autres.

Pour nos proches mais éga­le­ment, quand nous sommes bien dis­po­sés, pour les étran­gers. Pour tous les hommes. En tout cas, nous ima­gi­nons a prio­ri dif­fi­ci­le­ment d’autres cri­tères (ou un autre cri­tère) d’appréciation éthique que celui du bon­heur accom­pli. Dire de quelqu’un qu’il a réus­si sa vie, est-ce autre chose que d’affirmer qu’il a été, au bout du compte, heu­reux ? Ce qui est vrai des indi­vi­dus l’est aussi des col­lec­tifs, des peuples, des socié­tés et des cultures. Nous avons du mal à admettre qu’un chef poli­tique ou spi­ri­tuel puisse être tenu pour authen­ti­que­ment grand s’il se révèle que l’action de l’un ou la doc­trine de l’autre n’auront pro­duit en défi­ni­tive que le mal­heur de ceux qui ont mis leurs pas dans les leurs. La puis­sance conquise, l’intensité de la croyance, la fer­veur ne comptent pas pour rien, mais elles se révé­le­ront illu­soires, croyons-nous, si à long terme, et en défi­ni­tive, elles ne se tra­duisent pas en un bon­heur col­lec­tif par­ta­gé par les sujets, les mili­tants ou les croyants. En matière de morale indi­vi­duelle et col­lec­tive, comme dans le champ du poli­tique, c’est le bon­heur qui fait pour nous office d’étalon suprême.

Le bon­heur, mais aussi, et par voie de consé­quence, l’utilité. Nous ne conce­vons pas en effet qu’il soit pos­sible d’accéder au bon­heur sans en obte­nir ou en pos­sé­der les élé­ments consti­tu­tifs, tous ces biens dési­rables, maté­riels ou imma­té­riels, sans les­quels la vie ne semble pas digne d’être vécue. Ne peut tout sim­ple­ment pas être vécue. Le lien entre bon­heur et uti­li­té est d’autant plus étroit et appa­rem­ment indis­so­luble que non seule­ment nous croyons que pour être heu­reux il nous faut dis­po­ser de tout un ensemble de choses utiles mais que, réci­pro­que­ment, nous avons ten­dance à défi­nir comme utiles pré­ci­sé­ment et exclu­si­ve­ment les biens et les ser­vices dont il est assu­ré qu’ils contri­buent à notre bon­heur. Dans une large mesure, bon­heur et uti­li­té s’entredéfinissent. Le vrai bon­heur passe par l’usage des choses vrai­ment utiles, et ne sont vrai­ment utiles que ces biens qui concourent à l’authenticité du bonheur.
Du moins est-ce ainsi que l’on a rai­son­né phi­lo­so­phi­que­ment pen­dant bien long­temps et que nous avons encore ten­dance à rai­son­ner spon­ta­né­ment aujourd’hui. C’est donc à juste titre que de ce point de vue là – du point de vue de l’évidence spon­ta­née –, Jeremy Bentham, le père décla­ré de la doc­trine uti­li­ta­riste, pou­vait au début du XIXe siècle pro­cla­mer iden­tiques les notions de bon­heur, d’utilité et d’intérêt.

Diversité des réponses et unité relative des questions

Mais si nous sor­tons du champ des évi­dences spon­ta­nées, ini­tiales, tout se brouille alors très vite. Aussitôt, nous com­men­çons à diver­ger sur la ques­tion des moyens du bon­heur, de ce qui fait la vraie vie, la vie dési­rable. Les moyens reten­tis­sant sur les fins, les idées mêmes de bon­heur ou d’utilité, si lumi­neuses il y a un ins­tant à peine, se font insai­sis­sables et presque incom­pré­hen­sibles. Et d’ailleurs, qui est ce « nous », dont nous par­lons depuis le début en disant que tous nous aspi­rons au bon­heur ? tous les hommes, de tous les temps ? ou, plus pro­ba­ble­ment, les hommes modernes, ceux qui refusent de tenir pour juste ce que leur désigne une loi reli­gieuse trans­cen­dante ou la tra­di­tion et entendent défi­nir le juste et le dési­rable de manière auto­nome, à leur façon, selon leur propre point de vue ? Le bon­heur serait donc l’évidence des seuls modernes. Mais depuis quand est-on moderne ? « Le bon­heur est une idée neuve en Europe », disait Saint-Just sous la Révolution fran­çaise. Neuve ? Peut-être, en un sens. Mais peut-on oublier que sous l’expression d’amour de la sagesse, la phi­lo­so­phie, les phi­lo­sophes de l’Antiquité n’entendaient pas autre chose que la recherche éclai­rée du bon­heur ? Il est donc ten­tant de conclure que la moder­ni­té comme le bon­heur sont choses bien anciennes. À cela près que le bon­heur de Saint-Just n’était cer­tai­ne­ment pas celui des Anciens.

Sortir du champ de l’évidence spon­ta­née de la quête du bon­heur et de l’utilité, c’est abor­der à celui de la phi­lo­so­phie morale et poli­tique et même celui des sciences sociales. Encore faut-il s’entendre sur la bonne manière de pro­cé­der et ne pas oublier trop vite la ques­tion de départ, celle qui fait sens intui­ti­ve­ment pour tout le monde.

Disons donc tout de suite une des rai­sons qui ont pous­sé à la concep­tion de ce livre : nombre des his­toires de la phi­lo­so­phie morale et poli­tique exis­tantes, quelles que puissent être leurs qua­li­tés par ailleurs, souffrent d’un défaut qui abou­tit à rendre l’histoire des idées phi­lo­so­phiques sou­vent obs­cure pour les non-spécialistes. Et même par­fois pour les spé­cia­listes ! Parce qu’elles ont ten­dance à trop accen­tuer la nature et l’ampleur des dif­fé­rences entre les auteurs, elles rendent dif­fi­ci­le­ment per­cep­tibles la conti­nui­té et l’existence même du champ des ques­tions qui unissent phi­lo­sophes, écoles, doc­trines et époques autant qu’elles les séparent. À la limite, on pour­rait avoir l’impression à les lire qu’il n’y a pas deux phi­lo­sophes qui parlent de la même chose. Cette ten­dance presque irré­pres­sible à la sur­es­ti­ma­tion des dif­fé­rences est à de nom­breux égards natu­relle. Spontanée, elle aussi. Par hypo­thèse, il n’est pos­sible d’identifier une phi­lo­so­phie comme telle, de repé­rer un sys­tème phi­lo­so­phique spé­ci­fique ou, plus lar­ge­ment, une théo­rie sociale, qu’en met­tant en lumière les dif­fé­rences irré­duc­tibles qui les opposent à tous les autres. Si Descartes ne disait pas autre chose qu’Aristote et Heidegger pas autre chose que Descartes, si Durkheim ne disait pas autre chose que Saint-Simon ou Comte, il ne vau­drait assu­ré­ment pas la peine d’en par­ler. Mais trop sou­vent les spé­cia­listes de tel ou tel auteur, pour avoir passé des années sur ses œuvres, ne per­çoivent plus que la sin­gu­la­ri­té de sa démarche, l’irréductible spé­ci­fi­ci­té des réponses appor­tées, le monde de pen­sée incom­men­su­rable qu’il a su bâtir et ont ten­dance à oublier les ques­tions de départ. Et d’autant plus qu’elles appa­raissent trop simples et comme évi­dentes. Indignes donc d’intérêt.
Le pari prin­ci­pal sur lequel repose la pré­sente Histoire de la phi­lo­so­phie morale et poli­tique est qu’il n’est pos­sible de bien appré­hen­der la diver­si­té des réponses et leur sta­tut que si on les rap­porte sys­té­ma­ti­que­ment à une cer­taine com­mu­nau­té de ques­tions et que si on prend la peine et le risque d’identifier ces der­nières. Or, ce qui frappe lorsqu’on contemple d’un regard cava­lier l’histoire de la phi­lo­so­phie morale et poli­tique et des sciences sociales en déci­dant de prê­ter d’abord, un ins­tant, davan­tage d’attention aux iden­ti­tés qu’aux dif­fé­rences, comme nous entre­pre­nons ici de le faire, c’est l’extraordinaire récur­rence de cer­taines ques­tions en elles-mêmes fort simples, guère dif­fé­rentes de celles que nous attri­buions tout à l’heure au sens com­mun spon­ta­né des hommes et femmes modernes : Le sage, le phi­lo­sophe, l’homme avisé doit-il cher­cher autre chose que son propre bon­heur ? et com­ment y par­ve­nir ? par un cal­cul ration­nel des consé­quences pré­vi­sibles de ses actes ? en se confor­mant à la vertu ? en se sou­ciant aussi du bon­heur des autres ou bien au contraire en s’en détour­nant pour mieux se concen­trer sur le sien propre ? Sur quoi, à son tour, doit repo­ser la Cité des hommes ? Peut-elle, doit-elle cher­cher d’autre fon­de­ment que le bon­heur com­mun, l’utilité publique, l’intérêt géné­ral ou la rai­son d’État ? et com­pris com­ment ? Ces ques­tions sont en elles-mêmes toutes simples, si les réponses qui leur sont appor­tées sont, elles, com­plexes. Tellement simples, voire « vul­gaires » – si proches en effet du sens com­mun spon­ta­né – que nombre de com­men­ta­teurs pré­fèrent les oublier. Comment leur auteur de pré­di­lec­tion pourrait-il s’être com­pro­mis à avoir à par­ler de choses aussi triviales ?

Une histoire raisonnée

Le lec­teur qui nous aura sui­vis jusqu’ici aura sans doute entre­vu la ques­tion qui agite nombre d’historiens de la phi­lo­so­phie et notam­ment de la phi­lo­so­phie morale et poli­tique : Une telle his­toire doit-elle être « contex­tuelle » ou « ration­nelle » ? Autrement dit, doit-on poser qu’une doc­trine phi­lo­so­phique ne fait sens et ne parle qu’une fois rap­por­tée au contexte his­to­rique dans lequel elle a été pro­duite, éclai­rée par la recons­ti­tu­tion de l’espace des débats dans lequel elle s’inscrivait et située dans un espace-temps social et poli­tique sin­gu­lier ? N’est-il pas plus impor­tant au contraire, dans chaque pro­pos phi­lo­so­phique, de s’attacher à ce qui fait sens uni­ver­sel­le­ment et qui nous donne à pen­ser par-delà la varié­té des époques et des contextes his­to­riques par­ti­cu­liers ? La réponse est qu’il n’y a nul­le­ment lieu de choi­sir entre ces pers­pec­tives, et qu’une his­toire « rai­son­née », comme celle que nous entre­pre­nons ici, doit faire droit aux deux en mon­trant à la fois la per­sis­tance de cer­taines ques­tions et la varié­té des réponses. Le livre fait ainsi alter­ner des cha­pitres entiè­re­ment consa­crés aux auteurs par­ti­cu­liers et des cha­pitres trans­ver­saux qui, en fixant l’esprit d’un temps et le champ des ques­tions qui y dominent, font droit aux légi­times exi­gences de la contextualisation.

Voilà donc un des enjeux déci­sifs, à la fois savant et péda­go­gique, de ce livre que nous sou­met­tons au juge­ment des lec­teurs : ras­sem­bler un cer­tain nombre de spé­cia­listes fran­çais et étran­gers de l’histoire de la phi­lo­so­phie morale et poli­tique pour mon­trer qu’en effet ces ques­tions simples, aisé­ment intel­li­gibles par tout le monde, sont bien pré­sentes au cœur de l’interrogation phi­lo­so­phique, depuis ses ori­gines jusqu’à aujourd’hui, et qu’on n’a de chance de péné­trer au plus pro­fond des pro­blèmes posés que si l’on n’oublie pas la récur­rence de la ques­tion super­fi­cielle de départ, celle du bon­heur et de l’utilité.

Qu’on ne nous fasse pas dire, cepen­dant, ce que nous ne disons nul­le­ment. Montrer la réma­nence de cer­taines ques­tions, ne revient cer­tai­ne­ment pas à affir­mer qu’on aurait tou­jours pensé la même chose et de la même manière. Qu’à aucun moment il ne serait sur­ve­nu quoi que ce soit de nou­veau sous le soleil de la phi­lo­so­phie. La dif­fi­cul­té est la sui­vante : en déve­lop­pant une stra­té­gie de réponse ori­gi­nale aux ques­tions anciennes, chaque phi­lo­so­phie impor­tante modi­fie non seule­ment les réponses reçues mais les ques­tions elles-mêmes. Ou, à tout le moins, la manière de les poser. Si bien que per­sonne ne répond à pro­pre­ment par­ler aux ques­tions de Platon, d’Aristote ou d’Épicure, par exemple. Aux ques­tions des autres. Chaque époque, chaque sys­tème crée son uni­vers d’intelligibilité propre. Méconnaître ce fait serait se vouer à l’anachronisme. Mais, à l’inverse, il serait tout aussi abu­sif de pré­tendre que d’un auteur à l’autre il y aurait néces­sai­re­ment dis­con­ti­nui­té radi­cale et qu’il serait par nature et par prin­cipe inter­dit de recons­ti­tuer le dia­logue impli­cite ou expli­cite qui se noue entre eux. Ni iden­tiques et assi­mi­lables ni radi­ca­le­ment étran­gères les doc­trines phi­lo­so­phiques doivent être com­prises comme autant de trans­for­ma­tions les unes des autres. Ce sont ces trans­for­ma­tions qu’une his­toire qui se veut rai­son­née de la phi­lo­so­phie doit s’attacher à rendre mani­festes en fixant l’« air de famille » qui lie cer­taines écoles plus que d’autres sur fond de leur appar­te­nance com­mune à la tra­di­tion phi­lo­so­phique occidentale.

De quelques limites de ce livre

On a, en effet, déci­dé ici de se limi­ter à l’histoire de la phi­lo­so­phie occi­den­tale, non par prin­cipe mais pour de simples rai­sons prag­ma­tiques de temps et d’espace. Trop de tra­vail reste à accom­plir, trop d’explications devraient être don­nées pour mettre sérieu­se­ment en rap­port notre propre tra­di­tion de pen­sée avec les quatre autres grandes lignées phi­lo­so­phiques exis­tantes, celles de la Chine, de l’Inde, de l’Islam et du Judaïsme. Nous n’excluons pas qu’un autre tome consa­cré à ces phi­lo­so­phies, vienne dans un temps pas trop éloi­gné com­plé­ter le pré­sent texte. Une chose est cer­taine : les ques­tions du bon­heur, de l’intérêt indi­vi­duel et géné­ral, de l’utilité, y sont par­fai­te­ment pré­sentes. N’est-ce pas, par exemple, au IIIe siècle av. J.-C., le Chinois Han Fei Tse qui a pro­po­sé la vision la plus radi­cale et sys­té­ma­tique à ce jour d’une socié­té, d’un empire inté­gra­le­ment fondé sur le prin­cipe de la domi­na­tion abso­lue de l’intérêt géné­ral sur tous les inté­rêts par­ti­cu­liers et sur la consi­dé­ra­tion que tous les hommes doivent être tenus pour des cal­cu­la­teurs avides et rusés, sou­cieux uni­que­ment de leur bon­heur propre ?

Autre limite : même si une place non négli­geable est accor­dée dans cet ouvrage à cer­tains éco­no­mistes ou à des socio­logues comme Durkheim ou Weber, nous avons pré­fé­ré repor­ter à un ouvrage ulté­rieur – pour des rai­sons pra­tiques là encore – une his­toire des sciences sociales, que nous tenons cepen­dant pour indis­so­ciable quant au fond de l’histoire de la phi­lo­so­phie morale et poli­tique. De cette his­toire à venir des sciences sociales nous n’avons rete­nu, en creux, que ce qui fait immé­dia­te­ment sens du point de vue des his­toires usuelles de la phi­lo­so­phie, tan­dis que, à l’inverse, l’histoire future des sciences sociales devra faire appa­raître ce qu’excluent habi­tuel­le­ment les his­toires de la pen­sée éco­no­mique, eth­no­lo­gique ou socio­lo­gique, la dépen­dance de ces pen­sées par rap­port aux ques­tions issues de la tra­di­tion phi­lo­so­phique. Comme si la phi­lo­so­phie morale et poli­tique fai­sait de la science sociale mais une autre science sociale. Comme si la science sociale fai­sait de la phi­lo­so­phie mais une autre philosophie.

C’est donc à l’intérieur du seul champ ainsi cir­cons­crit de la phi­lo­so­phie morale et poli­tique occi­den­tale, à l’exclusion des sciences sociales consi­dé­rées comme telles, que nous convions main­te­nant le lec­teur à appré­hen­der avec nous l’ensemble des trans­for­ma­tions qui l’ont affec­té et structuré.

Enfin, bien sûr, on regret­te­ra que soient absents ou presque de cette Histoire bien des auteurs qui devraient y figu­rer (pour­quoi pas Plotin, Cicéron, Kierkegaard ou Fichte, Husserl, Tugendhat ou Ricœur, etc. ?). À cette cri­tique, nous n’avons à offrir en réponse que le fait qu’on ne sau­rait tout dire et qu’il fal­lait bien savoir se limi­ter sous peine de don­ner à cet ouvrage des pro­por­tions et un volume inconsidérés.

in Histoire rai­son­née de la phi­lo­so­phie morale et politique

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