Existe-t-il une évidence mieux et plus universellement partagée que celle-ci : nous aspirons tous à être heureux. Individuellement et collectivement. Nous désirons le bonheur pour nous-mêmes, mais aussi pour les autres.
Pour nos proches mais également, quand nous sommes bien disposés, pour les étrangers. Pour tous les hommes. En tout cas, nous imaginons a priori difficilement d’autres critères (ou un autre critère) d’appréciation éthique que celui du bonheur accompli. Dire de quelqu’un qu’il a réussi sa vie, est-ce autre chose que d’affirmer qu’il a été, au bout du compte, heureux ? Ce qui est vrai des individus l’est aussi des collectifs, des peuples, des sociétés et des cultures. Nous avons du mal à admettre qu’un chef politique ou spirituel puisse être tenu pour authentiquement grand s’il se révèle que l’action de l’un ou la doctrine de l’autre n’auront produit en définitive que le malheur de ceux qui ont mis leurs pas dans les leurs. La puissance conquise, l’intensité de la croyance, la ferveur ne comptent pas pour rien, mais elles se révéleront illusoires, croyons-nous, si à long terme, et en définitive, elles ne se traduisent pas en un bonheur collectif partagé par les sujets, les militants ou les croyants. En matière de morale individuelle et collective, comme dans le champ du politique, c’est le bonheur qui fait pour nous office d’étalon suprême.
Le bonheur, mais aussi, et par voie de conséquence, l’utilité. Nous ne concevons pas en effet qu’il soit possible d’accéder au bonheur sans en obtenir ou en posséder les éléments constitutifs, tous ces biens désirables, matériels ou immatériels, sans lesquels la vie ne semble pas digne d’être vécue. Ne peut tout simplement pas être vécue. Le lien entre bonheur et utilité est d’autant plus étroit et apparemment indissoluble que non seulement nous croyons que pour être heureux il nous faut disposer de tout un ensemble de choses utiles mais que, réciproquement, nous avons tendance à définir comme utiles précisément et exclusivement les biens et les services dont il est assuré qu’ils contribuent à notre bonheur. Dans une large mesure, bonheur et utilité s’entredéfinissent. Le vrai bonheur passe par l’usage des choses vraiment utiles, et ne sont vraiment utiles que ces biens qui concourent à l’authenticité du bonheur.
Du moins est-ce ainsi que l’on a raisonné philosophiquement pendant bien longtemps et que nous avons encore tendance à raisonner spontanément aujourd’hui. C’est donc à juste titre que de ce point de vue là – du point de vue de l’évidence spontanée –, Jeremy Bentham, le père déclaré de la doctrine utilitariste, pouvait au début du XIXe siècle proclamer identiques les notions de bonheur, d’utilité et d’intérêt.
Diversité des réponses et unité relative des questions
Mais si nous sortons du champ des évidences spontanées, initiales, tout se brouille alors très vite. Aussitôt, nous commençons à diverger sur la question des moyens du bonheur, de ce qui fait la vraie vie, la vie désirable. Les moyens retentissant sur les fins, les idées mêmes de bonheur ou d’utilité, si lumineuses il y a un instant à peine, se font insaisissables et presque incompréhensibles. Et d’ailleurs, qui est ce « nous », dont nous parlons depuis le début en disant que tous nous aspirons au bonheur ? tous les hommes, de tous les temps ? ou, plus probablement, les hommes modernes, ceux qui refusent de tenir pour juste ce que leur désigne une loi religieuse transcendante ou la tradition et entendent définir le juste et le désirable de manière autonome, à leur façon, selon leur propre point de vue ? Le bonheur serait donc l’évidence des seuls modernes. Mais depuis quand est-on moderne ? « Le bonheur est une idée neuve en Europe », disait Saint-Just sous la Révolution française. Neuve ? Peut-être, en un sens. Mais peut-on oublier que sous l’expression d’amour de la sagesse, la philosophie, les philosophes de l’Antiquité n’entendaient pas autre chose que la recherche éclairée du bonheur ? Il est donc tentant de conclure que la modernité comme le bonheur sont choses bien anciennes. À cela près que le bonheur de Saint-Just n’était certainement pas celui des Anciens.
Sortir du champ de l’évidence spontanée de la quête du bonheur et de l’utilité, c’est aborder à celui de la philosophie morale et politique et même celui des sciences sociales. Encore faut-il s’entendre sur la bonne manière de procéder et ne pas oublier trop vite la question de départ, celle qui fait sens intuitivement pour tout le monde.
Disons donc tout de suite une des raisons qui ont poussé à la conception de ce livre : nombre des histoires de la philosophie morale et politique existantes, quelles que puissent être leurs qualités par ailleurs, souffrent d’un défaut qui aboutit à rendre l’histoire des idées philosophiques souvent obscure pour les non-spécialistes. Et même parfois pour les spécialistes ! Parce qu’elles ont tendance à trop accentuer la nature et l’ampleur des différences entre les auteurs, elles rendent difficilement perceptibles la continuité et l’existence même du champ des questions qui unissent philosophes, écoles, doctrines et époques autant qu’elles les séparent. À la limite, on pourrait avoir l’impression à les lire qu’il n’y a pas deux philosophes qui parlent de la même chose. Cette tendance presque irrépressible à la surestimation des différences est à de nombreux égards naturelle. Spontanée, elle aussi. Par hypothèse, il n’est possible d’identifier une philosophie comme telle, de repérer un système philosophique spécifique ou, plus largement, une théorie sociale, qu’en mettant en lumière les différences irréductibles qui les opposent à tous les autres. Si Descartes ne disait pas autre chose qu’Aristote et Heidegger pas autre chose que Descartes, si Durkheim ne disait pas autre chose que Saint-Simon ou Comte, il ne vaudrait assurément pas la peine d’en parler. Mais trop souvent les spécialistes de tel ou tel auteur, pour avoir passé des années sur ses œuvres, ne perçoivent plus que la singularité de sa démarche, l’irréductible spécificité des réponses apportées, le monde de pensée incommensurable qu’il a su bâtir et ont tendance à oublier les questions de départ. Et d’autant plus qu’elles apparaissent trop simples et comme évidentes. Indignes donc d’intérêt.
Le pari principal sur lequel repose la présente Histoire de la philosophie morale et politique est qu’il n’est possible de bien appréhender la diversité des réponses et leur statut que si on les rapporte systématiquement à une certaine communauté de questions et que si on prend la peine et le risque d’identifier ces dernières. Or, ce qui frappe lorsqu’on contemple d’un regard cavalier l’histoire de la philosophie morale et politique et des sciences sociales en décidant de prêter d’abord, un instant, davantage d’attention aux identités qu’aux différences, comme nous entreprenons ici de le faire, c’est l’extraordinaire récurrence de certaines questions en elles-mêmes fort simples, guère différentes de celles que nous attribuions tout à l’heure au sens commun spontané des hommes et femmes modernes : Le sage, le philosophe, l’homme avisé doit-il chercher autre chose que son propre bonheur ? et comment y parvenir ? par un calcul rationnel des conséquences prévisibles de ses actes ? en se conformant à la vertu ? en se souciant aussi du bonheur des autres ou bien au contraire en s’en détournant pour mieux se concentrer sur le sien propre ? Sur quoi, à son tour, doit reposer la Cité des hommes ? Peut-elle, doit-elle chercher d’autre fondement que le bonheur commun, l’utilité publique, l’intérêt général ou la raison d’État ? et compris comment ? Ces questions sont en elles-mêmes toutes simples, si les réponses qui leur sont apportées sont, elles, complexes. Tellement simples, voire « vulgaires » – si proches en effet du sens commun spontané – que nombre de commentateurs préfèrent les oublier. Comment leur auteur de prédilection pourrait-il s’être compromis à avoir à parler de choses aussi triviales ?
Une histoire raisonnée
Le lecteur qui nous aura suivis jusqu’ici aura sans doute entrevu la question qui agite nombre d’historiens de la philosophie et notamment de la philosophie morale et politique : Une telle histoire doit-elle être « contextuelle » ou « rationnelle » ? Autrement dit, doit-on poser qu’une doctrine philosophique ne fait sens et ne parle qu’une fois rapportée au contexte historique dans lequel elle a été produite, éclairée par la reconstitution de l’espace des débats dans lequel elle s’inscrivait et située dans un espace-temps social et politique singulier ? N’est-il pas plus important au contraire, dans chaque propos philosophique, de s’attacher à ce qui fait sens universellement et qui nous donne à penser par-delà la variété des époques et des contextes historiques particuliers ? La réponse est qu’il n’y a nullement lieu de choisir entre ces perspectives, et qu’une histoire « raisonnée », comme celle que nous entreprenons ici, doit faire droit aux deux en montrant à la fois la persistance de certaines questions et la variété des réponses. Le livre fait ainsi alterner des chapitres entièrement consacrés aux auteurs particuliers et des chapitres transversaux qui, en fixant l’esprit d’un temps et le champ des questions qui y dominent, font droit aux légitimes exigences de la contextualisation.
Voilà donc un des enjeux décisifs, à la fois savant et pédagogique, de ce livre que nous soumettons au jugement des lecteurs : rassembler un certain nombre de spécialistes français et étrangers de l’histoire de la philosophie morale et politique pour montrer qu’en effet ces questions simples, aisément intelligibles par tout le monde, sont bien présentes au cœur de l’interrogation philosophique, depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui, et qu’on n’a de chance de pénétrer au plus profond des problèmes posés que si l’on n’oublie pas la récurrence de la question superficielle de départ, celle du bonheur et de l’utilité.
Qu’on ne nous fasse pas dire, cependant, ce que nous ne disons nullement. Montrer la rémanence de certaines questions, ne revient certainement pas à affirmer qu’on aurait toujours pensé la même chose et de la même manière. Qu’à aucun moment il ne serait survenu quoi que ce soit de nouveau sous le soleil de la philosophie. La difficulté est la suivante : en développant une stratégie de réponse originale aux questions anciennes, chaque philosophie importante modifie non seulement les réponses reçues mais les questions elles-mêmes. Ou, à tout le moins, la manière de les poser. Si bien que personne ne répond à proprement parler aux questions de Platon, d’Aristote ou d’Épicure, par exemple. Aux questions des autres. Chaque époque, chaque système crée son univers d’intelligibilité propre. Méconnaître ce fait serait se vouer à l’anachronisme. Mais, à l’inverse, il serait tout aussi abusif de prétendre que d’un auteur à l’autre il y aurait nécessairement discontinuité radicale et qu’il serait par nature et par principe interdit de reconstituer le dialogue implicite ou explicite qui se noue entre eux. Ni identiques et assimilables ni radicalement étrangères les doctrines philosophiques doivent être comprises comme autant de transformations les unes des autres. Ce sont ces transformations qu’une histoire qui se veut raisonnée de la philosophie doit s’attacher à rendre manifestes en fixant l’« air de famille » qui lie certaines écoles plus que d’autres sur fond de leur appartenance commune à la tradition philosophique occidentale.
De quelques limites de ce livre
On a, en effet, décidé ici de se limiter à l’histoire de la philosophie occidentale, non par principe mais pour de simples raisons pragmatiques de temps et d’espace. Trop de travail reste à accomplir, trop d’explications devraient être données pour mettre sérieusement en rapport notre propre tradition de pensée avec les quatre autres grandes lignées philosophiques existantes, celles de la Chine, de l’Inde, de l’Islam et du Judaïsme. Nous n’excluons pas qu’un autre tome consacré à ces philosophies, vienne dans un temps pas trop éloigné compléter le présent texte. Une chose est certaine : les questions du bonheur, de l’intérêt individuel et général, de l’utilité, y sont parfaitement présentes. N’est-ce pas, par exemple, au IIIe siècle av. J.-C., le Chinois Han Fei Tse qui a proposé la vision la plus radicale et systématique à ce jour d’une société, d’un empire intégralement fondé sur le principe de la domination absolue de l’intérêt général sur tous les intérêts particuliers et sur la considération que tous les hommes doivent être tenus pour des calculateurs avides et rusés, soucieux uniquement de leur bonheur propre ?
Autre limite : même si une place non négligeable est accordée dans cet ouvrage à certains économistes ou à des sociologues comme Durkheim ou Weber, nous avons préféré reporter à un ouvrage ultérieur – pour des raisons pratiques là encore – une histoire des sciences sociales, que nous tenons cependant pour indissociable quant au fond de l’histoire de la philosophie morale et politique. De cette histoire à venir des sciences sociales nous n’avons retenu, en creux, que ce qui fait immédiatement sens du point de vue des histoires usuelles de la philosophie, tandis que, à l’inverse, l’histoire future des sciences sociales devra faire apparaître ce qu’excluent habituellement les histoires de la pensée économique, ethnologique ou sociologique, la dépendance de ces pensées par rapport aux questions issues de la tradition philosophique. Comme si la philosophie morale et politique faisait de la science sociale mais une autre science sociale. Comme si la science sociale faisait de la philosophie mais une autre philosophie.
C’est donc à l’intérieur du seul champ ainsi circonscrit de la philosophie morale et politique occidentale, à l’exclusion des sciences sociales considérées comme telles, que nous convions maintenant le lecteur à appréhender avec nous l’ensemble des transformations qui l’ont affecté et structuré.
Enfin, bien sûr, on regrettera que soient absents ou presque de cette Histoire bien des auteurs qui devraient y figurer (pourquoi pas Plotin, Cicéron, Kierkegaard ou Fichte, Husserl, Tugendhat ou Ricœur, etc. ?). À cette critique, nous n’avons à offrir en réponse que le fait qu’on ne saurait tout dire et qu’il fallait bien savoir se limiter sous peine de donner à cet ouvrage des proportions et un volume inconsidérés.
in Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique