Le Roman d’analyse

Temps de lec­ture : 3 minutes

Les romans d’analyse s’attachent d’ordinaire à peindre les hommes, leurs mœurs, leurs sen­ti­ments, selon une double pers­pec­tive psy­cho­lo­gique et socio­lo­gique. Ils renoncent aux grandes eupho­ries roma­nesques, et s’attachent à une réa­li­té plus humaine. Dans ce genre s’illustre Mme de Lafayette, avec son récit, La Princesse de Clèves (1678), dont la pas­sion mal­heu­reuse est évo­quée avec une sobrié­té émou­vante. Le mou­ve­ment se pro­longe au siècle sui­vant, notam­ment avec les romans de Marivaux, La Vie de Marianne (1731−1742) et Le Paysan par­ve­nu (1734), et dans une large mesure, avec le roman liber­tin. Mais c’est au XIXe siècle sur­tout que le genre trouve à se déployer. Sous l’influence roman­tique, il conserve quelques traits du roman roma­nesque et de l’écri­ture auto­bio­gra­phique, mais la dimen­sion réflexive est pri­vi­lé­giée. Les chefs‑d’œuvre sont nom­breux : René (1802) de Chateaubriand, Oberman (1804) de Senancour, Adolphe (1806) de Benjamin Constant, Corinne (1807) de Mme de Staël, Indiana (1832) de George Sand, Volupté (1834) de Sainte-Beuve, La Confession d’un enfant du siècle (1836) de Musset, et plus tard, Dominique (1862) d’Eugène Fromentin. Avec l’influence réa­liste, les ten­dances roma­nesques sont d’autant plus maî­tri­sées. C’est tout l’art bien sûr de Stendhal, Balzac, et plus encore, Flaubert et Maupassant. Madame Bovary, notam­ment, le chef‑d’œuvre de Flaubert, met en scène la dés­illu­sion d’une jeune femme roma­nesque dans un monde pro­saïque. Avec le natu­ra­lisme de Zola, l’analyse, par souci de rigueur, s’inspire même de théo­ries scien­ti­fiques, et le roman devient pour ainsi dire un labo­ra­toire expé­ri­men­tal. À la limite, le roman s’écrit contre le roma­nesque. La tra­di­tion du roman d’analyse se pour­suit allé­gre­ment au XXe siècle avec Maurice Barrès, Paul Bourget, Anatole France, Marcel Proust, André Gide, Raymond Radiguet, Jacques de Lacretelle, François Mauriac, Georges Bernanos, Marcel Jouhandeau, Julien Green, Colette, etc., et notam­ment avec la vogue du roman-fleuve, comme le Jean-Christophe de Romain Rolland, Les Hommes de bonne volon­té de Jules Romains, Les Thibault de Roger Martin du Gard ou le cycle des Pasquier de Georges Duhamel. Le roman d’analyse est sans doute l’une des veines les plus fécondes du genre roma­nesque. Le roman d’a­na­lyse s’at­tache à décrire les varia­tions et les contra­dic­tions de la pas­sion, et à les lier à des nota­tions morales, à des aper­çus sur les constantes et les méca­nismes de la psy­cho­lo­gie humaine. Bernard de Ventadour, Chrétien de Troyes offri­raient les pre­miers exemples de cette alliance de l’a­na­lyse et du récit. Le XVIIe siècle, avec l’Astrée, les œuvres de Mlle de Scudéry, de La Calprenède, de Gomberville, de Mme de La Fayette, s’at­tache à de sub­tiles dis­tinc­tions sur l’a­mour, l’am­bi­tion, la gloire, la poli­tesse. La réa­li­sa­tion roma­nesque de l’a­na­lyse sup­pose le raf­fi­ne­ment de la langue et des mœurs, le déve­lop­pe­ment de la réflexion morale et l’ap­ti­tude à inté­grer ces don­nées au récit. La per­fec­tion du roman d’a­na­lyse, habi­tuel­le­ment recon­nue à La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette, est de faire que l’a­na­lyse prenne à son compte le jeu de la durée, indis­so­ciable du genre roma­nesque. Le roman d’a­na­lyse est ainsi un roman de l’im­mo­bi­li­té, pris dans les allers et retours des constats, des aveux, des échecs de l’a­mour, consi­dé­ré en lui-même ou rap­por­té à la règle morale. Les limites du roman d’a­na­lyse sont celles de ces constats : le per­son­nage n’est que le sup­port du drame que révèle l’a­na­lyse. L’effacement du roman d’a­na­lyse cor­res­pond à la consti­tu­tion d’une indi­vi­dua­li­té roma­nesque qui appa­rente pas­sion et affect et qui échappe à la clô­ture mon­daine du roman d’a­na­lyse. La forme du roman par lettres mon­tre­rait, dans les Liaisons dan­ge­reuses de Choderlos de Laclos, l’im­passe de l’a­na­lyse qui ne peut rendre compte de ce que porte obs­cu­ré­ment la nota­tion des ambi­guï­tés de la pas­sion : le sen­ti­ment. La forme épis­to­laire reprend, à tra­vers le scep­ti­cisme liber­tin, la rigueur de l’a­na­lyse, en même temps qu’elle assure la sug­ges­tion de l’af­fect. La cri­tique recon­naît cepen­dant une tra­di­tion du roman d’a­na­lyse, lisible dans Adolphe de Benjamin Constant, dans Armance de Stendhal, dans la Porte étroite de Gide, dans le Bal du comte d’Orgel de Radiguet. Chez Constant et Stendhal, l’a­na­lyse cor­res­pond à un mélange de sen­ti­ment et d’abs­trac­tion et à la nota­tion de la soli­tude et de l’é­chec du héros mas­cu­lin, insé­pa­rable de l’im­pos­si­bi­li­té, sym­bo­lique ou réelle, de l’a­mour. Gide et Radiguet pour­suivent cet exa­men de l’obs­tacle à une vie sen­ti­men­tale et mon­daine, qui com­mande pré­ci­sé­ment l’a­na­lyse psychologique.

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