La scène à laquelle assiste Nemours est due à la solitude où elle s’enferme, et dans laquelle loin de chercher l’abri de la tentation (raison donnée à l’amour-propre) elle peut se livrer à ses désirs sans la censure de la société. Que voit Nemours ? La princesse, sur son lit choisit des rubans et les noue à une canne… Il est nécessaire de donner des précisions : « Nemours remarqua que c’étaient les mêmes couleurs qu’il avait portées au tournoi » (Il s’agit du tournoi où le roi Henri II est mort d’un éclat de lance dans l’œil.) Nemours avait choisi le jaune et le noir. Personne n’en avait compris la raison sauf Mme de Clèves « Elle se souvint d’avoir dit qu’elle aimait le jaune » (où nous voyons encore une fois la perversion de la communication : les paroles de Mme de Clèves ont été subtilisées par Nemours qui s’en fait le destinataire et qui renvoie à la princesse ses propres paroles-couleurs, une façon de lui dire : « vous êtes celle à qui je m’adresse comme celui à qui à qui vous ne cessez de parler ». Mais cela, dans le secret, puisqu’aux yeux de la société, il n’y a pas de communication entre eux.
Donc la princesse sait que Nemours a entouré sa lance de jaune, couleur de ses cheveux. Inutile d’insister sur le symbolisme sexuel. N’ayant pas, elle, la lance de Nemours, pour l’entourer de ses cheveux, elle en trouve l’équivalent : une « canne des Indes » qui avait été à Nemours, et dont elle s’était emparée subrepticement. Et c’est pratiquement dans un état d’hypnose qu’elle noue ses rubans à cette canne. Sait-elle ce qu’elle fait ? En tout cas, on lit sur son visage ce qu’elle ressent « une grâce et une douceur que répandaient les sentiments qu’elle avait dans le cœur ». Et finalement, elle comprend qu’elle est à la recherche d’un visage, elle se lève, prend un flambeau et va en éclairer un tableau qui représente le siège de Metz. Ce tableau est une copie d’un des tableaux que Diane de Poitiers possédait en souvenir de son amant Henri II. Mme de Clèves avait emporté quelques copies avec elle, et surtout celle du « le siège de Metz » parce que Monsieur de Nemours y figurait et « c’ était peut-être ce qui avait donné envie à Mme de Clèves d’avoir ces tableaux » (noter le « peut-être » : le sentiment est si combattu, si obscur, qu’on ne peut en savoir la raison, mais cette raison va apparaître ici dans cette nuit décisive). Mme de Clèves s’assoit et regarde le portrait « avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner ».
La scène se termine avec le désir qu’a Nemours de communiquer avec elle. Mais là encore la communication est pervertie : la princesse ne dialogue pas avec lui mais avec une image de lui, et c’est parce qu’il n’est pas là physiquement que son visage est « si plein de douceur ». Nemours ne peut voir la princesse occupée à sa passion que s’il n’est pas vu « la voir sans qu’elle sut qu’il la voyait… » et ce qu’il voit c’est « la passion qu’elle lui cachait ». Il faut étudier le mouvement des phrases de ce paragraphe, avec les quatre occurrences du verbe « voir » et la place de ce verbe qui montre qu’il y a là comme un dévoilement extraordinaire qui met « hors de lui-même » Nemours.
Autrement dit, dans cet univers romanesque, le regard de l’autre transforme celui qui est regardé : ce n’est qu’en l’absence de l’être aimé que Mme de Clèves aime vraiment Nemours, et ce n’est qu’en restant invisible que Nemours peut voir combien il est aimé. Cette impossibilité d’un échange direct est lié à la nature contraignante de la société comme de la moralité (mais quelques siècles plus tard, toutes ces barrières ayant sauté, Proust montrera cependant que la même impossibilité demeure).
Pourquoi la scène finit-elle sur ce désir de parler qu’éprouve Nemours ? Il ne sait trop ce qu’il fait, mais la princesse entend un bruit, et elle se retourne : il y a alors comme une irruption de l’objet réel à l’intérieur de son rêve, et la censure reprend ses droits, elle va trouver ses femmes « soit qu’elle eût l’esprit rempli de ce prince, soit qu’elle le pût distinguer » : c’est le début de la folie : penser tellement à l’être aimé qu’il apparaisse en chair et en os : le rêve est confirmé par le réel.
Concluons en montrant le parallélisme symbolique des situations : comme la lance de Montgomery pénétrant dans l’œil du roi avait causé sa mort et la retraite de Diane, ici l’entrée de Nemours par la porte vitrée du pavillon provoquera la mort de Monsieur de Clèves et la retraite de la princesse : elle ne pourra plus voir Nemours sans que la mort de son mari ne se présente à ses yeux.
Source : eduscol.education.fr