Madame de Lafayette – La Princesse de Clèves – Partie IV – la nuit des rubans – analyse

Temps de lec­ture : 4 minutes

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La scène à laquelle assiste Nemours est due à la soli­tude où elle s’enferme, et dans laquelle loin de cher­cher l’abri de la ten­ta­tion (rai­son don­née à l’amour-propre) elle peut se livrer à ses dési­rs sans la cen­sure de la socié­té. Que voit Nemours ? La prin­cesse, sur son lit choi­sit des rubans et les noue à une canne… Il est néces­saire de don­ner des pré­ci­sions : « Nemours remar­qua que c’étaient les mêmes cou­leurs qu’il avait por­tées au tour­noi » (Il s’agit du tour­noi où le roi Henri II est mort d’un éclat de lance dans l’œil.) Nemours avait choi­si le jaune et le noir. Personne n’en avait com­pris la rai­son sauf Mme de Clèves « Elle se sou­vint d’avoir dit qu’elle aimait le jaune » (où nous voyons encore une fois la per­ver­sion de la com­mu­ni­ca­tion : les paroles de Mme de Clèves ont été sub­ti­li­sées par Nemours qui s’en fait le des­ti­na­taire et qui ren­voie à la prin­cesse ses propres paroles-couleurs, une façon de lui dire : « vous êtes celle à qui je m’adresse comme celui à qui à qui vous ne ces­sez de par­ler ». Mais cela, dans le secret, puisqu’aux yeux de la socié­té, il n’y a pas de com­mu­ni­ca­tion entre eux.

Donc la prin­cesse sait que Nemours a entou­ré sa lance de jaune, cou­leur de ses che­veux. Inutile d’insister sur le sym­bo­lisme sexuel. N’ayant pas, elle, la lance de Nemours, pour l’entourer de ses che­veux, elle en trouve l’équivalent : une « canne des Indes » qui avait été à Nemours, et dont elle s’était empa­rée subrep­ti­ce­ment. Et c’est pra­ti­que­ment dans un état d’hypnose qu’elle noue ses rubans à cette canne. Sait-elle ce qu’elle fait ? En tout cas, on lit sur son visage ce qu’elle res­sent « une grâce et une dou­ceur que répan­daient les sen­ti­ments qu’elle avait dans le cœur ». Et fina­le­ment, elle com­prend qu’elle est à la recherche d’un visage, elle se lève, prend un flam­beau et va en éclai­rer un tableau qui repré­sente le siège de Metz. Ce tableau est une copie d’un des tableaux que Diane de Poitiers pos­sé­dait en sou­ve­nir de son amant Henri II. Mme de Clèves avait empor­té quelques copies avec elle, et sur­tout celle du « le siège de Metz » parce que Monsieur de Nemours y figu­rait et « c’ était peut-être ce qui avait donné envie à Mme de Clèves d’avoir ces tableaux » (noter le « peut-être » : le sen­ti­ment est si com­bat­tu, si obs­cur, qu’on ne peut en savoir la rai­son, mais cette rai­son va appa­raître ici dans cette nuit déci­sive). Mme de Clèves s’assoit et regarde le por­trait « avec une atten­tion et une rêve­rie que la pas­sion seule peut donner ».

La scène se ter­mine avec le désir qu’a Nemours de com­mu­ni­quer avec elle. Mais là encore la com­mu­ni­ca­tion est per­ver­tie : la prin­cesse ne dia­logue pas avec lui mais avec une image de lui, et c’est parce qu’il n’est pas là phy­si­que­ment que son visage est « si plein de dou­ceur ». Nemours ne peut voir la prin­cesse occu­pée à sa pas­sion que s’il n’est pas vu « la voir sans qu’elle sut qu’il la voyait… » et ce qu’il voit c’est « la pas­sion qu’elle lui cachait ». Il faut étu­dier le mou­ve­ment des phrases de ce para­graphe, avec les quatre occur­rences du verbe « voir » et la place de ce verbe qui montre qu’il y a là comme un dévoi­le­ment extra­or­di­naire qui met « hors de lui-même » Nemours.

Autrement dit, dans cet uni­vers roma­nesque, le regard de l’autre trans­forme celui qui est regar­dé : ce n’est qu’en l’absence de l’être aimé que Mme de Clèves aime vrai­ment Nemours, et ce n’est qu’en res­tant invi­sible que Nemours peut voir com­bien il est aimé. Cette impos­si­bi­li­té d’un échange direct est lié à la nature contrai­gnante de la socié­té comme de la mora­li­té (mais quelques siècles plus tard, toutes ces bar­rières ayant sauté, Proust mon­tre­ra cepen­dant que la même impos­si­bi­li­té demeure).

Pourquoi la scène finit-elle sur ce désir de par­ler qu’éprouve Nemours ? Il ne sait trop ce qu’il fait, mais la prin­cesse entend un bruit, et elle se retourne : il y a alors comme une irrup­tion de l’objet réel à l’intérieur de son rêve, et la cen­sure reprend ses droits, elle va trou­ver ses femmes « soit qu’elle eût l’esprit rem­pli de ce prince, soit qu’elle le pût dis­tin­guer » : c’est le début de la folie : pen­ser tel­le­ment à l’être aimé qu’il appa­raisse en chair et en os : le rêve est confir­mé par le réel.

Concluons en mon­trant le paral­lé­lisme sym­bo­lique des situa­tions : comme la lance de Montgomery péné­trant dans l’œil du roi avait causé sa mort et la retraite de Diane, ici l’entrée de Nemours par la porte vitrée du pavillon pro­vo­que­ra la mort de Monsieur de Clèves et la retraite de la prin­cesse : elle ne pour­ra plus voir Nemours sans que la mort de son mari ne se pré­sente à ses yeux.

Source : edus​col​.edu​ca​tion​.fr

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