CLEANTHIS. − Ah ! vraiment, nous y voilà avec vos beaux exemples. Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, et qui nous regardent comme des vers de terre ; et puis, qui sont trop heureux dans l’occasion de nous trouver cent fois plus honnêtes gens qu’eux. Fi ! que cela est vilain, de n’avoir eu pour mérite que de l’or, de l’argent et des dignités ! C’était bien la peine de faire tant les glorieux ! Où en seriez-vous aujourd’hui, si nous n’avions point d’autre mérite que cela pour vous ? Voyons, ne seriez-vous pas bien attrapés ? Il s’agit de vous pardonner, et pour avoir cette bonté-là, que faut-il être, s’il vous plaît ? Riche ? non ; noble ? non ; grand seigneur ? point du tout. Vous étiez tout cela ; en valiez-vous mieux ? Et que faut-il donc ? Ah ! nous y voici. Il faut avoir le cœur bon, de la vertu et de la raison ; voilà ce qu’il nous faut, voilà ce qui est estimable, ce qui distingue, ce qui fait qu’un homme est plus qu’un autre. Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens du monde ? Voilà avec quoi l’on donne les beaux exemples que vous demandez et qui vous passent. Et à qui les demandez-vous ? A de pauvres gens que vous avez toujours offensés, maltraités, accablés, tout riches que vous êtes, et qui ont aujourd’hui pitié de vous, tout pauvres qu’ils sont. Estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce ! Allez ! vous devriez rougir de honte.
Comédie en un acte jouée en 1725, l’Île des esclaves s’inscrit dans les luttes entreprises au siècle des Lumières contre les préjugés, notamment ceux qui conduisent les privilégiés à abuser de leur pouvoir. Marivaux imagine, en effet, une situation qui inverse le monde réel : dans une île au temps de la Grèce antique, des esclaves ont pris le pouvoir sur leurs maîtres. Ainsi, sous le contrôle du gouverneur de l’île, Trivelin, Arlequin et Cléanthis ont pu dénoncer les comportements d’Iphicrate et d’Euphrosine, dans l’espoir de les corriger.
Déjà, dans la scène 9 Arlequin a rendu à son maître, qui a reconnu ses torts envers lui, son habit, symbole de son rang. Il invite Cléanthis, dans cette scène 10, l’avant-dernière de la pièce, à suivre son “exemple”. Mais celle-ci va se montrer plus vindicative… Comment Marivaux représente-t-il le conflit entre les maîtres et les valets ?
LA CRITIQUE DES MAITRES
La longue tirade de Céanthis forme un violent réquisitoire, lancé sur un ton indigné. On notera les modalités expressives qui soutiennent cette polémique, exclamations (”Ah ! vraiment nous y voilà avec vos beaux exemples”, “Fi ! que cela est vilain…”) jusqu’à celles qui ferment la tirade, interrogations oratoires qui se multiplient, et impératifs qui interpellent les destinataires, à travers Euphrosine : “Voyons, ne seriez-vous pas bien attrapés ?”, “Estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce ! Allez ! vous devriez rougir de honte.” Le mépris qu’elle exprime est également soutenu par un lexique péjoratif, tel le possessif dans “voilà de nos gens qui…”, et la récurrence du présentatif, “voici” ou “voilà” qui amplifie les reproches. Enfin le rythme des phrases, avec les énumérations en gradation et les anaphores, donne l’impression que rien ne pourra arrêter sa colère. C’est le cas avec la reprise du pronom relatif “qui” dans la deuxième phrase, avec le rythme ternaire dans “n’avoir eu pour seul mérite que de l’or, de l’argent et des dignités” ou la triple interrogation oratoire : “Riche ? non ; noble ? non ; grand seigneur ? point du tout.”
=== Cette tirade s’inscrit dans le registre polémique, car ce discours permet de dénoncer une hiérarchie sociale que l’héroïne présente comme infondée.
Elle brosse, en effet, un portrait sévère des maîtres, que peut résumer l’ironie par antiphrase au centre de la tirade, “Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens du monde” : elle joue entre le sens de l’expression “honnêtes gens”, qui désigne les qualités de l’homme distingué, et l’adjectif “honnête” pris dans son sens propre, qui suggère, par antithèse, qu’ils sont profondément “malhonnêtes”. Elle révèle qu’au-delà d’Euphrosine, se trouve visé l’ensemble des privilégiés qui abusent de leur pouvoir.
La satire porte essentiellement sur deux défauts. D’abord elle dénonce leur vanité, c’est-à-dire la fierté excessive de leur position sociale qui les conduit à mépriser ceux qu’ils considèrent comme des inférieurs. Cela est mis en valeur par la gradation : “qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, […] et qui nous regardent comme des vers de terre”, avec la comparaison fortement péjorative. La critique est répétée d’ailleurs avec beaucoup d’ironie : “c’était bien la peine de faire tant les glorieux”, “Allez ! estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce !” Ensuite, c’est leur dureté qui est soulignée, allusion directe aux mauvais traitements que subissent les serviteurs, encore légaux au XVIII° siècle : “qui nous maltraitent” est repris par la gradation “offensés, maltraités, accablés”. Elle reproche donc à ceux qui possèdent des “dignités”, c’est-à-dire des titres de noblesse, et des richesses de s’arroger tous les droits, de façon totalement injustifiée.
LA REVALORISATION DES VALETS
Cette dénonciation repose sur deux façons de concevoir le “mérite”. La première, celle qui a largement cours sous la Monarchie absolue, repose sur l’état social : “de l’or, de l’argent et des dignités”, “riche […] noble […] grand seigneur”. La seconde pose la notion de mérite personnel, fondée sur des valeurs naturelles, et c’est de celle-ci que se réclame Cléanthis, au moyen d’une hyperbole qui revalorise les serviteurs : “nous trouver cent fois plus honnêtes gens qu’eux”. Ainsi la vraie valeur est affirmée par l’inversion, qui attribue aux serviteurs deux qualités essentielles, la “vertu” et la “raison”.
Le terme “vertu” est placé au centre de l’énumération : “le coeur bon, de la vertu et de la raison” Dérivée de la notion de “charité” chrétienne, c’est une valeur centrale au XVIII° siècle, qui relève du “coeur” et révèle “l’âme sensible” : “Il s’agit de vous pardonner”, “cette bonté-là”, “le coeur bon”, “ont aujourd’hui pitié de vous”. Tous ces termes montrent bien qu’il s’agit d’une qualité morale, indépendante de la naissance ou de la position sociale.
Quant à la raison, elle est, depuis Descartes, considérée comme définissant l’essence même de l’homme. C’est sur elle que se fonde tout le mouvement des Lumières, qui en fait le guide infaillible de l’homme vers la vérité et le progrès. Or toute la tirade de Cléanthis est construite sur un raisonnement rigoureux, qu’elle invite sa destinatrice à suivre. Elle pose d’abord une hypothèse : “Où en seriez-vous aujourd’hui, si nous n’avions point d’autre mérite que cela pour vous ?” Elle rappelle ainsi la base même de l’utopie : dans l’île les esclaves ont tout pouvoir, ils auraient très bien pu se venger de leurs maîtres en leur infligeant les pires cruautés. Or, ils ne l’ont pas fait. Donc ils sont meilleurs que leurs maîtres, car ils se sont montrés plus raisonnables en ne cherchant pas à abuser de ce nouveau pouvoir. Elle met également en relief le manque de logique des maîtres, en les obligeant à inverser la situation : ils demandent aujourd’hui à leurs serviteurs de leur “pardonner”, donc de faire preuve de “bonté”, alors qu’eux-mêmes n’ont jamais été capables que de les “maltraite[r]”… La structure de la phrase, avec le parallélisme et l’inversion, met particulièrement en relief ce mauvais usage de leur raison : ” de pauvres gens que vous avez toujours offensés, maltraités, accablés, tout riches que vous êtes, et qui ont aujourd’hui pitié de vous, tout pauvres qu’ils sont.” Ainsi le plus “estimable” des hommes sera celui qui fera le meilleur usage de sa raison, et comprendra que tout excès est condamnable.
CONCLUSION
Depuis l’ascension de la bourgeoisie au cours du XVII° siècle montent des revendications qui opposent les privilèges de la naissance au mérite personnel. De plus ces privilèges ont perdu leur valeur initiale, puisque l’argent permet de s’acheter des titres nobiliaires, et que la faillite de Law (en 1721) a ruiné de nombreux nobles, tel Marivaux lui-même d’ailleurs, qui voient alors accéder aux privilèges des gens qui n’ont aucun éducation et pour seul “mérite” leur fortune. Cela peut expliquer que Marivaux veuille ici, non pas lancer de dangereuses idées révolutionnaires sur l’égalité des “ordres” sociaux, mais rappeler chacun à plus de conscience morale, en refondant ainsi la noblesse sur une vraie dignité, celle du “coeur”.
Parallèlement ce passage nous interroge sur le rôle de l’utopie au théâtre. Un peu comme le temps des Saturnales qui, dans l’antiquité romaine, offraient aux esclaves quelques jours de licence totale, cette île “de nulle part” (sens premier du terme “utopie”) a permis aux valets d’exprimer leurs critiques, de se libérer des désirs de vengeance qu’ils portaient en eux. Mais à la fin chacun reprend son vêtement d’origine, le théâtre n’a été qu’une parenthèse qui a “purgé” les passions, permis une “catharsis” pour reprendre la fonction que lui assignait le philosophe grec Aristote. Il est seulement possible d’espérer qu’il aura conduit les maîtres à réfléchir sur leurs comportements en se voyant ainsi caricaturés.
Source : http://cotentinghislaine.unblog.fr/2009/12/27/marivaux-lile-des-esclaves-scene-10-corpus-la-representation-des-injustices-au-theatre/