Marivaux – L’Île des esclaves – Scène 10 – analyse – 06

Temps de lec­ture : 6 minutes

CLEANTHIS. − Ah ! vrai­ment, nous y voilà avec vos beaux exemples. Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui nous mal­traitent, et qui nous regardent comme des vers de terre ; et puis, qui sont trop heu­reux dans l’oc­ca­sion de nous trou­ver cent fois plus hon­nêtes gens qu’eux. Fi ! que cela est vilain, de n’a­voir eu pour mérite que de l’or, de l’argent et des digni­tés ! C’était bien la peine de faire tant les glo­rieux ! Où en seriez-vous aujourd’­hui, si nous n’a­vions point d’autre mérite que cela pour vous ? Voyons, ne seriez-vous pas bien attra­pés ? Il s’a­git de vous par­don­ner, et pour avoir cette bonté-là, que faut-il être, s’il vous plaît ? Riche ? non ; noble ? non ; grand sei­gneur ? point du tout. Vous étiez tout cela ; en valiez-vous mieux ? Et que faut-il donc ? Ah ! nous y voici. Il faut avoir le cœur bon, de la vertu et de la rai­son ; voilà ce qu’il nous faut, voilà ce qui est esti­mable, ce qui dis­tingue, ce qui fait qu’un homme est plus qu’un autre. Entendez-vous, Messieurs les hon­nêtes gens du monde ? Voilà avec quoi l’on donne les beaux exemples que vous deman­dez et qui vous passent. Et à qui les demandez-vous ? A de pauvres gens que vous avez tou­jours offen­sés, mal­trai­tés, acca­blés, tout riches que vous êtes, et qui ont aujourd’­hui pitié de vous, tout pauvres qu’ils sont. Estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce ! Allez ! vous devriez rou­gir de honte.

Comédie en un acte jouée en 1725, l’Île des esclaves s’ins­crit dans les luttes entre­prises au siècle des Lumières contre les pré­ju­gés, notam­ment ceux qui conduisent les pri­vi­lé­giés à abu­ser de leur pou­voir. Marivaux ima­gine, en effet, une situa­tion qui inverse le monde réel : dans une île au temps de la Grèce antique, des esclaves ont pris le pou­voir sur leurs maîtres. Ainsi, sous le contrôle du gou­ver­neur de l’île, Trivelin, Arlequin et Cléanthis ont pu dénon­cer les com­por­te­ments d’Iphicrate et d’Euphrosine, dans l’es­poir de les corriger.

Déjà, dans la scène 9 Arlequin a rendu à son maître, qui a recon­nu ses torts envers lui, son habit, sym­bole de son rang. Il invite Cléanthis, dans cette scène 10, l’avant-dernière de la pièce, à suivre son “exemple”. Mais celle-ci va se mon­trer plus vin­di­ca­tive… Comment Marivaux représente-t-il le conflit entre les maîtres et les valets ?

LA CRITIQUE DES MAITRES

La longue tirade de Céanthis forme un violent réqui­si­toire, lancé sur un ton indi­gné. On note­ra les moda­li­tés expres­sives qui sou­tiennent cette polé­mique, excla­ma­tions (”Ah ! vrai­ment nous y voilà avec vos beaux exemples”, “Fi ! que cela est vilain…”) jus­qu’à celles qui ferment la tirade, inter­ro­ga­tions ora­toires qui se mul­ti­plient, et impé­ra­tifs qui inter­pellent les des­ti­na­taires, à tra­vers Euphrosine : “Voyons, ne seriez-vous pas bien attra­pés ?”, “Estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce ! Allez ! vous devriez rou­gir de honte.” Le mépris qu’elle exprime est éga­le­ment sou­te­nu par un lexique péjo­ra­tif, tel le pos­ses­sif dans “voilà de nos gens qui…”, et la récur­rence du pré­sen­ta­tif, “voici” ou “voilà” qui ampli­fie les reproches. Enfin le rythme des phrases, avec les énu­mé­ra­tions en gra­da­tion et les ana­phores, donne l’im­pres­sion que rien ne pour­ra arrê­ter sa colère. C’est le cas avec la reprise du pro­nom rela­tif “qui” dans la deuxième phrase, avec le rythme ter­naire dans “n’a­voir eu pour seul mérite que de l’or, de l’argent et des digni­tés” ou la triple inter­ro­ga­tion ora­toire : “Riche ? non ; noble ? non ; grand sei­gneur ? point du tout.”

=== Cette tirade s’ins­crit dans le registre polé­mique, car ce dis­cours per­met de dénon­cer une hié­rar­chie sociale que l’hé­roïne pré­sente comme infondée.

Elle brosse, en effet, un por­trait sévère des maîtres, que peut résu­mer l’i­ro­nie par anti­phrase au centre de la tirade, “Entendez-vous, Messieurs les hon­nêtes gens du monde” : elle joue entre le sens de l’ex­pres­sion “hon­nêtes gens”, qui désigne les qua­li­tés de l’homme dis­tin­gué, et l’ad­jec­tif “hon­nête” pris dans son sens propre, qui sug­gère, par anti­thèse, qu’ils sont pro­fon­dé­ment “mal­hon­nêtes”. Elle révèle qu’au-delà d’Euphrosine, se trouve visé l’en­semble des pri­vi­lé­giés qui abusent de leur pouvoir.

La satire porte essen­tiel­le­ment sur deux défauts. D’abord elle dénonce leur vani­té, c’est-à-dire la fier­té exces­sive de leur posi­tion sociale qui les conduit à mépri­ser ceux qu’ils consi­dèrent comme des infé­rieurs. Cela est mis en valeur par la gra­da­tion : “qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, […] et qui nous regardent comme des vers de terre”, avec la com­pa­rai­son for­te­ment péjo­ra­tive. La cri­tique est répé­tée d’ailleurs avec beau­coup d’i­ro­nie : “c’é­tait bien la peine de faire tant les glo­rieux”, “Allez ! estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce !” Ensuite, c’est leur dure­té qui est sou­li­gnée, allu­sion directe aux mau­vais trai­te­ments que subissent les ser­vi­teurs, encore légaux au XVIII° siècle : “qui nous mal­traitent” est repris par la gra­da­tion “offen­sés, mal­trai­tés, acca­blés”. Elle reproche donc à ceux qui pos­sèdent des “digni­tés”, c’est-à-dire des titres de noblesse, et des richesses de s’ar­ro­ger tous les droits, de façon tota­le­ment injus­ti­fiée.

LA REVALORISATION DES VALETS

Cette dénon­cia­tion repose sur deux façons de conce­voir le “mérite”. La pre­mière, celle qui a lar­ge­ment cours sous la Monarchie abso­lue, repose sur l’é­tat social : “de l’or, de l’argent et des digni­tés”, “riche […] noble […] grand sei­gneur”. La seconde pose la notion de mérite per­son­nel, fon­dée sur des valeurs natu­relles, et c’est de celle-ci que se réclame Cléanthis, au moyen d’une hyper­bole qui reva­lo­rise les ser­vi­teurs : “nous trou­ver cent fois plus hon­nêtes gens qu’eux”. Ainsi la vraie valeur est affir­mée par l’in­ver­sion, qui attri­bue aux ser­vi­teurs deux qua­li­tés essen­tielles, la “vertu” et la “rai­son”.

Le terme “vertu” est placé au centre de l’é­nu­mé­ra­tion : “le coeur bon, de la vertu et de la rai­son” Dérivée de la notion de “cha­ri­té” chré­tienne, c’est une valeur cen­trale au XVIII° siècle, qui relève du “coeur” et révèle “l’âme sen­sible” : “Il s’a­git de vous par­don­ner”, “cette bonté-là”, “le coeur bon”, “ont aujourd’­hui pitié de vous”. Tous ces termes montrent bien qu’il s’a­git d’une qua­li­té morale, indé­pen­dante de la nais­sance ou de la posi­tion sociale.

Quant à la rai­son, elle est, depuis Descartes, consi­dé­rée comme défi­nis­sant l’es­sence même de l’homme. C’est sur elle que se fonde tout le mou­ve­ment des Lumières, qui en fait le guide infaillible de l’homme vers la véri­té et le pro­grès. Or toute la tirade de Cléanthis est construite sur un rai­son­ne­ment rigou­reux, qu’elle invite sa des­ti­na­trice à suivre. Elle pose d’a­bord une hypo­thèse : “Où en seriez-vous aujourd’­hui, si nous n’a­vions point d’autre mérite que cela pour vous ?” Elle rap­pelle ainsi la base même de l’u­to­pie : dans l’île les esclaves ont tout pou­voir, ils auraient très bien pu se ven­ger de leurs maîtres en leur infli­geant les pires cruau­tés. Or, ils ne l’ont pas fait. Donc ils sont meilleurs que leurs maîtres, car ils se sont mon­trés plus rai­son­nables en ne cher­chant pas à abu­ser de ce nou­veau pou­voir. Elle met éga­le­ment en relief le manque de logique des maîtres, en les obli­geant à inver­ser la situa­tion : ils demandent aujourd’­hui à leurs ser­vi­teurs de leur “par­don­ner”, donc de faire preuve de “bonté”, alors qu’eux-mêmes n’ont jamais été capables que de les “maltraite[r]”… La struc­ture de la phrase, avec le paral­lé­lisme et l’in­ver­sion, met par­ti­cu­liè­re­ment en relief ce mau­vais usage de leur rai­son : ” de pauvres gens que vous avez tou­jours offen­sés, mal­trai­tés, acca­blés, tout riches que vous êtes, et qui ont aujourd’­hui pitié de vous, tout pauvres qu’ils sont.” Ainsi le plus “esti­mable” des hommes sera celui qui fera le meilleur usage de sa rai­son, et com­pren­dra que tout excès est condam­nable.

CONCLUSION

Depuis l’as­cen­sion de la bour­geoi­sie au cours du XVII° siècle montent des reven­di­ca­tions qui opposent les pri­vi­lèges de la nais­sance au mérite per­son­nel. De plus ces pri­vi­lèges ont perdu leur valeur ini­tiale, puisque l’argent per­met de s’a­che­ter des titres nobi­liaires, et que la faillite de Law (en 1721) a ruiné de nom­breux nobles, tel Marivaux lui-même d’ailleurs, qui voient alors accé­der aux pri­vi­lèges des gens qui n’ont aucun édu­ca­tion et pour seul “mérite” leur for­tune. Cela peut expli­quer que Marivaux veuille ici, non pas lan­cer de dan­ge­reuses idées révo­lu­tion­naires sur l’é­ga­li­té des “ordres” sociaux, mais rap­pe­ler cha­cun à plus de conscience morale, en refon­dant ainsi la noblesse sur une vraie digni­té, celle du “coeur”.

Parallèlement ce pas­sage nous inter­roge sur le rôle de l’u­to­pie au théâtre. Un peu comme le temps des Saturnales qui, dans l’an­ti­qui­té romaine, offraient aux esclaves quelques jours de licence totale, cette île “de nulle part” (sens pre­mier du terme “uto­pie”) a per­mis aux valets d’ex­pri­mer leurs cri­tiques, de se libé­rer des dési­rs de ven­geance qu’ils por­taient en eux. Mais à la fin cha­cun reprend son vête­ment d’o­ri­gine, le théâtre n’a été qu’une paren­thèse qui a “purgé” les pas­sions, per­mis une “cathar­sis” pour reprendre la fonc­tion que lui assi­gnait le phi­lo­sophe grec Aristote. Il est seule­ment pos­sible d’es­pé­rer qu’il aura conduit les maîtres à réflé­chir sur leurs com­por­te­ments en se voyant ainsi caricaturés.

Source : http://​coten​tin​ghis​laine​.unblog​.fr/​2​0​0​9​/​1​2​/​2​7​/​m​a​r​i​v​a​u​x​-​l​i​l​e​-​d​e​s​-​e​s​c​l​a​v​e​s​-​s​c​e​n​e​-​1​0​-​c​o​r​p​u​s​-​l​a​-​r​e​p​r​e​s​e​n​t​a​t​i​o​n​-​d​e​s​-​i​n​j​u​s​t​i​c​e​s​-​a​u​-​t​h​eatre/

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