Marivaux – L’Île des esclaves – Scène 10 – analyse – 10

Temps de lec­ture : 6 minutes

Cléanthis, Euphrosine, Iphicrate, Arlequin.

CLEANTHIS, en entrant avec Euphrosine qui pleure. Laissez-moi, je n’ai que faire de vous entendre gémir. (Et plus près d’Arlequin.) Qu’est-ce que cela signi­fie, sei­gneur Iphicrate ? Pourquoi avez-vous repris votre habit ?

ARLEQUIN, ten­dre­ment. − C’est qu’il est trop petit pour mon cher ami, et que le sien est trop grand pour moi.
Il embrasse les genoux de son maître.

CLEANTHIS. − Expliquez-moi donc ce que je vois ; il semble que vous lui deman­diez pardon ?

ARLEQUIN. − C’est pour me châ­tier de mes insolences.

CLEANTHIS. − Mais enfin notre projet ?

ARLEQUIN. − Mais enfin, je veux être un homme de bien ; n’est-ce pas là un beau pro­jet ? je me repens de mes sot­tises, lui des siennes ; repentez-vous des vôtres, Madame Euphrosine se repen­ti­ra aussi ; et vive l’hon­neur après ! cela fera quatre beaux repen­tirs, qui nous feront pleu­rer tant que nous voudrons.

EUPHROSINE. − Ah ! ma chère Cléanthis, quel exemple pour vous !

IPHICRATE. − Dites plu­tôt : quel exemple pour nous ! Madame, vous m’en voyez pénétré.

CLEANTHIS. − Ah ! vrai­ment, nous y voilà avec vos beaux exemples. Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui nous mal­traitent, et qui nous regardent comme des vers de terre ; et puis, qui sont trop heu­reux dans l’oc­ca­sion de nous trou­ver cent fois plus hon­nêtes gens qu’eux. Fi ! que cela est vilain, de n’a­voir eu pour mérite que de l’or, de l’argent et des digni­tés ! C’était bien la peine de faire tant les glo­rieux ! Où en seriez-vous aujourd’­hui, si nous n’a­vions point d’autre mérite que cela pour vous ? Voyons, ne seriez-vous pas bien attra­pés ? Il s’a­git de vous par­don­ner, et pour avoir cette bonté-là, que faut-il être, s’il vous plaît ? Riche ? non ; noble ? non ; grand sei­gneur ? point du tout. Vous étiez tout cela ; en valiez-vous mieux ? Et que faut-il donc ? Ah ! nous y voici. Il faut avoir le cœur bon, de la vertu et de la rai­son ; voilà ce qu’il nous faut, voilà ce qui est esti­mable, ce qui dis­tingue, ce qui fait qu’un homme est plus qu’un autre. Entendez-vous, Messieurs les hon­nêtes gens du monde ? Voilà avec quoi l’on donne les beaux exemples que vous deman­dez et qui vous passent. Et à qui les demandez-vous ? A de pauvres gens que vous avez tou­jours offen­sés, mal­trai­tés, acca­blés, tout riches que vous êtes, et qui ont aujourd’­hui pitié de vous, tout pauvres qu’ils sont. Estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce ! Allez ! vous devriez rou­gir de honte.
ARLEQUIN. − Allons, m’a­mie, soyons bonnes gens sans le repro­cher, fai­sons du bien sans dire d’in­jures. Ils sont contrits d’a­voir été méchants, cela fait qu’ils nous valent bien ; car quand on se repent, on est bon ; et quand on est bon, on est aussi avan­cé que nous. Approchez, Madame Euphrosine ; elle vous par­donne ; voici qu’elle pleure ; la ran­cune s’en va, et votre affaire est faite.

CLEANTHIS. − Il est vrai que je pleure : ce n’est pas le bon cœur qui me manque.

EUPHROSINE, tris­te­ment. − Ma chère Cléanthis, j’ai abusé de l’au­to­ri­té que j’a­vais sur toi, je l’avoue.

CLEANTHIS. − Hélas ! com­ment en aviez-vous le cou­rage ? Mais voilà qui est fait, je veux bien oublier tout ; faites comme vous vou­drez. Si vous m’a­vez fait souf­frir, tant pis pour vous ; je ne veux pas avoir à me repro­cher la même chose, je vous rends la liber­té ; et s’il y avait un vais­seau, je par­ti­rais tout à l’heure avec vous : voilà tout le mal que je vous veux ; si vous m’en faites encore, ce ne sera pas ma faute.

ARLEQUIN, pleu­rant. − Ah ! la brave fille ! ah ! le cha­ri­table naturel !

IPHICRATE. − Êtes-vous contente, Madame ?

EUPHROSINE, avec atten­dris­se­ment. − Viens que je t’embrasse, ma chère Cléanthis.

ARLEQUIN, à Cléanthis. − Mettez-vous à genoux pour être encore meilleure qu’elle.

EUPHROSINE. − La recon­nais­sance me laisse à peine la force de te répondre. Ne parle plus de ton escla­vage, et ne songe plus désor­mais qu’à par­ta­ger avec moi tous les biens que les dieux m’ont don­nés, si nous retour­nons à Athènes.

Marivaux, L’île des esclaves – Scène 10

Dans cet extrait, Cléanthis s’indigne de voir qu’Arlequin a retrou­vé sa condi­tion de ser­vi­teur et dénonce à nou­veau le com­por­te­ment des maîtres. Arlequin la per­suade pour­tant d’accorder son par­don à Euphrosine. Les retrou­vailles se font alors dans les embras­sades et les larmes.
En quoi cette scène révèle-t-elle la vic­toire de la rai­son sur l’esprit de révolte ?

I. Une scène de conflit

A. Un réqui­si­toire enflammé

Dans cette scène, Cléanthis est indi­gné de voir qu’Arlequin est rede­ve­nu au ser­vice de son maître. Elle le montre par l’emploi de nom­breuses inter­jec­tions « ah ! », « pi ! », sym­bole de la viva­ci­té des paroles de Cléanthis. De plus l’utilisation de phrases mini­males, en rythme binaire sous forme de questions/réponses tels que « riche ? non ; noble ? non ; grand sei­gneur ? point du tout. » donne un rythme sac­ca­dé au dis­cours sou­li­gnant l’indignation de Cléanthis et la viva­ci­té de son expression.

Elle mul­ti­plie les ques­tions ora­toires , ce qui est signe de son état de choque et de son indi­gna­tion face à une telle situa­tion : « Où en seriez vous aujourd’hui, si nous n’avions point d’autre mérite que cela pour vous ? » ; « Voyons, ne seriez vous pas bien attra­pés ? » ; « Entendez-vous , Messieurs les hon­nêtes gens du monde ? » ; « Et à qui les deman­dez vous ? ». L’utilisation de la seconde per­sonne du plu­riel désigne Iphicrate et Euphrosine, Cléanthis en pro­fite pour les inter­pel­ler et sans doute de les faires réagir.

Par ailleurs, les phrases affir­ma­tives accom­pa­gné d’une tour­nure imper­son­nelle « il faut avoir le cœur bon, de la vertu et de la rai­son » montre une opi­nion tran­chée de la part de Cléanthis. La répé­ti­tion et gra­da­tion « voila ce qu’il faut, voilà ce qui est esti­mable, ce qui dis­tingue, ce qui fait qu’un homme est plus qu’un autre » montre que Cléanthis se laisse empor­ter par ses sen­ti­ments de révolte.

B. Un por­trait amer des maîtres

Cléanthis pro­fite d’exprimer son indi­gna­tion pour cri­ti­quer et dénon­cer des défauts uni­ver­sels. Elle uti­lise le plu­riel et des tour­nures imper­son­nels pour géné­ra­li­ser son dis­cours. Elle en pro­fite donc pour dénon­cer le mépris et la bru­ta­li­té des maîtres à leurs égards par les verbes « mépri­ser » et « mal­trai­ter » : « voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, sui sont fiers, qui nous mal­traitent » et par l’emploi des adjec­tifs « offen­sés, maltraités ».

Elle condamne leurs richesses maté­rielle qui leur octroi des pri­vi­lèges « que cela est vilain de n’avoir eu pour mérite que de l’or, de l’argent et des dignités ».

Elle sou­ligne cette dif­fé­rence entre maître / valets par l’antithèse par paral­lé­lisme « tout riches que vous êtes, […] tout pauvre qu’ils sont » et par le qua­li­fi­ca­tif de « Messieurs[/i ]» pour les maîtres et « [i]pauvres gens » pour les serviteurs.

II. Où triomphent les bons sentiments

A. Arlequin, meneur de jeu

Tout d’abord les didas­ca­lies « ten­dre­ment » et « il embrasse les genoux de son maître » marque la reprise des fonc­tions de valets d’Arlequin. De même que l’antithèse méta­pho­rique sous forme de paral­lé­lisme « C’est qu’il est trop petit pour mon cher ami, et que le sien est trop grand pour moi. » sou­ligne la gran­deur morale de son maître qui a sou­dai­ne­ment repris ses fonc­tions admirables.

Arlequin après avoir retrou­vé ses fonc­tions et ses esprits tente alors de convaincre Cléanthis par l’emploi de l’exclamation, jux­ta­po­sant un paral­lé­lisme de construc­tion et uti­li­sant le verbe « repen­tir » à plu­sieurs reprises : « je me repens de mes sot­tises , lui des siennes , repen­tez vous des vôtres, Madame Euphrosine se repen­ti­ra aussi, et vive l’honneur après ! ». Arlequin emploi un ton léger et comique qui per­met de désa­cra­li­ser et bana­li­ser le par­don pour le rendre plus facile.
Arlequin amorce le par­don avec l’utilisation d’impératif « approchez[/i ]» « [i]mettez-vous ». De plus le syl­lo­gisme « quand on se repent, on est bon. Et quand on est bon ; on est aussi avan­cé de nous. » énu­mère les étapes du par­don pour le rendre plus aisé.

Pour mieux la per­sua­der, il l’a prend même par les sen­ti­ments en la com­pli­men­tant : « Ah ! la brave fille ! ah ! le cha­ri­table naturel ! »

B. Le repen­ti de Cléanthis

Dans un pre­mier temps, elle s’insurge par la ques­tion : « il semble que vous lui deman­diez par­don ? » ; mais elle est rapi­de­ment perdu et ne com­prend pas ce chan­ge­ment : « mais enfin notre pro­jet ? ». Puis elle est fina­le­ment convain­cu par Arlequin, comme le montre le début de conces­sion « il est vrai que je pleure. » qui marque la dis­pa­ri­tion de sa colère. Elle pro­nonce enfin un signe d’acceptation du par­don « je veux bien oublier ». Mais mal­gré tout, elle laisse entre­voir une cer­taine pas­si­vi­té et sa ran­cœur et tou­jours pré­sente : « faites comme vous vou­drez. Si vous m’avez fait souf­frir, tant pis pour vous. » Cléanthis finit alors par par­don­ner pour se don­ner bonne conscience.

Ainsi dans cet extrait on assiste à une admi­rable leçon d’humanité offerte par Arlequin qui apprend à Cléanthis à retrou­ver sa rai­son et à cacher sa révolte contre les maîtres.

Source : https://​www​.20au​bac​.fr/​f​r​a​n​c​a​i​s​/​c​o​m​m​e​n​t​a​i​r​e​-​6​1​1​5​-​m​a​r​i​v​a​u​x​-​i​l​e​-​e​s​c​l​a​v​e​s​-​s​c​e​n​e​-​1​0​-​r​3​2​3​6​7.html

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