Peut-on tout dire ?

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Nous pou­vons consi­dé­rer que le lan­gage est la facul­té de sym­bo­li­ser c’est à dire la capa­ci­té que nous avons de repré­sen­ter le réel par un signe et de com­prendre ce signe comme repré­sen­tant le réel. Mais pré­ci­sé­ment, le lan­gage a‑t-il le pou­voir de signi­fier toute chose ? Le sujet qui nous est ici pro­po­sé nous demande de nous inter­ro­ger sur la capa­ci­té du lan­gage à dire, à signi­fier la réa­li­té. Le lan­gage peut-il en effet rejoindre la tota­li­té du réel ou bien existe-t-il des choses qu échappent à la signi­fi­ca­tion ? Autrement dit, y a‑t-il de l’inexprimable ou de l’ineffable, comme l’on remarque sou­vent que « les mots manquent pour le dire« ?. Pourquoi les mots feraient-ils d’ailleurs défaut ? Il s’agit donc de pen­ser les limites de la signi­fi­ca­tion lin­guis­tique. Y a‑t-il des choses hors des mots et que les mots ne pour­raient rejoindre, une sorte d’au-delà du dis­cours, ou bien pou­vons nous tout signi­fier et tout dire ? Gorgias, un sophiste de l’Antiquité, sou­te­nait par exemple que le lan­gage était inca­pable de nous per­mettre de connaître le réel et tra­his­sait la pen­sée. Ainsi, c’est la ques­tion même de la véri­té qui appa­raît ici : si cer­taines réa­li­tés échappent à la pos­si­bi­li­té d’une dési­gna­tion, c’est qu’une par­tie du réel échappe aussi peut être à la pos­si­bi­li­té que nous aurions de tenir sur elle un dis­cours de véri­té. Dès lors, le sujet doit nous conduire à une réflexion sur l’insuffisance des mots et sur d’autres modes d’expression qui ten­te­raient de remé­dier aux limites du lan­gage ordi­naire. Quel est, au fond, le pou­voir des signes et faut-il consi­dé­rer comme le pen­sait Eluard que « les mots ne mentent pas« ? Enfin, si cette ques­tion se pose, c’est que sans doute l’effort de l’homme pour dire le monde scien­ti­fi­que­ment, artis­ti­que­ment, phi­lo­so­phi­que­ment…, n’est jamais ache­vé et que peut être, tout n’a pas été encore vrai­ment dit. Cette idée jus­ti­fi­rait alors le tra­vail infi­ni de l’expression.

I LA QUESTION DE L’INDICIBLE. « Ce dont on ne peut par­ler, il faut le taire » Wittgenstein.

Le lan­gage a‑t-il le pou­voir de signi­fier toutes choses ? Il ne s’agit pas ici la ques­tion en un sens exhaus­tif : tout au sens de la tota­li­té équi­vau­drait sans doute à ne rien dire du tout, mais en sens authen­tique : dire cor­rec­te­ment que l’on veut expri­mer. Or, tout ne semble pas réduc­tible au lan­gage. Il semble qu’il existe de l’indicible qui ait un sens. N’y at-il pas un inef­fable qui nous entraîne vers le silence, la contem­pla­tion ou l’intuition plu­tôt que vers une parole qui peut appa­raître comme inadé­quate à l’expression et vers un bavar­dage qui peut nous paraître futile ?

A La pen­sée hors du langage.

Si je défi­nis la pen­sée seule­ment comme rai­son­ne­ment, juge­ment ou capa­ci­té de pos­sé­der des concepts, il semble que la pen­sée ne puisse ne se pro­duire que dans et par le lan­gage. Mais la pen­sée se limite-elle aux rai­son­ne­ment logiques, c’est à dire à la capa­ci­té de juger en pro­dui­sant des phrases ? Selon Bergson, le lan­gage, résul­tat de la pen­sée concep­tuelle, est inca­pable d’exprimer la pen­sée pure que consti­tue la pen­sée intui­tive qui est de l’ordre de l’évidence immé­diate. Par exemple, l’expérience de la conscience comme immé­dia­te­té de l’esprit à lui-même semble don­née avant toute expé­rience lin­guis­tique. Je peux donc vivre une intui­tion immé­diate sans pou­voir être capable de la res­ti­tuer. Ainsi, « nous échouons à dire ce que notre âme res­sent » et notre pen­sée demeure incom­men­su­rable avec le lan­gage. Cette vision directe de l’esprit dis­tincte du lan­gage nous pen­sons l’expérimenter à dif­fé­rentes occa­sions, lorsque nous cher­chons les mots, lorsque le lan­gage paraît inapte à retra­duire la réa­li­té dans toutes ses nuances et sa com­plexi­té, aussi bien notre réa­li­té inté­rieure que celle qui est extérieure :

* La per­cep­tion : Il semble dif­fi­cile par exemple de tra­duire par les mots ce qu’est une sen­sa­tion. Comme le pré­ci­sait Leibniz, nous ne sau­rions connaître le goût de l’ananas par la rela­tion de nos voya­geurs ». (on pour­rait déve­lop­per sur ce point).

* L’affectivité : Il en est sans doute de même pour la vie affec­tive : un mot semble trop géné­ral et trop com­mun pour rendre compte de ce qu’est un état‑d’âme. Selon Bergson, le lan­gage est inapte à expri­mer sen­ti­ments et sen­sa­tions de manière authen­tique : le lan­gage désigne à l’aide de mots iden­tiques (l’amour, la haine, la jalou­sie…) des états qui sont très sub­jec­tifs, les milles sen­ti­ments qui agitent l’âme : Dès lors, l’émotion ne s’exprime que dif­fi­ci­le­ment par le lan­gage qui est objec­tif et caté­go­riel. « Le lan­gage est un voile » qui s’interpose entre moi et moi-même parce qu’il dépasse l’individuel et appar­tient au genre. Le lan­gage convient peut être à la rigueur pour dési­gner des objets maté­riels mais ne peut rendre compte authen­ti­que­ment ce qu’il y a d’intime, de per­son­nel et d’originalement vécu. Il y a donc hété­ro­gé­néï­té entre le vécu et le carac­tére col­lec­tif de la langue. On pou­vait reprendre sur ce point le texte de Bergson extrait du Rire, vu en cours. On pou­vait bien sûr étendre davan­tage ce point et ana­ly­ser le pro­blème de la souf­france phy­sique et morale qui, comme modes par­ti­cu­liers de vécus sub­jec­tifs semblent inexprimables.

* En outre, sur le plan reli­gieux et mys­tique, le lan­gage appa­raît fon­da­men­ta­le­ment inapte à expri­mer le divin et l’expérience que peut en faire l’homme. C’est le prin­cipe de ce que les phi­lo­sophes du moyen-âge appe­laient « la théo­lo­gie néga­tive » ou encore nom­mée « théo­lo­gie apo­pha­tique » : je ne peux pas dire ce qu’est Dieu car il m’échappe, car il est infi­ni et ne sau­rait être appré­hen­dé par mes repré­sen­ta­tions tou­jours limi­tées aux cadres de l’espace et du temps. Je ne peux que dire ce qu’il n’est pas. Je ne peux sans doute pas dire dès lors ce qui échappe à mes capa­ci­tés de repré­sen­ta­tion, je ne peux pas dire l’inconnaissable. Le mys­ti­cisme reli­gieux ne cesse de sou­li­gner les limites du lan­gage et de l’intelligence humaine dans la quête de l’absolu. On retrouve d’ailleurs cette idée dans le Bouddhisme selon lequel le silence est pré­fé­rable au lan­gage qui ment trop sou­vent. Comme expé­rience vécue d’une union per­son­nelle avec Dieu, le mys­ti­cisme semble rebelle à tout effort de for­mu­la­tion et les mys­tiques qui s’efforcent de ren­trer en contact avec Dieu ne trouvent pas de paroles pour expri­mer cette union : Sainte Thérèse déclare qu’elle « passa long­temps sans trou­ver une seule parole pour faire connaître aux autres les lumières et les grâces dont Dieu la favorisait« .

* L’histoire : au niveau de la recons­ti­tu­tion d’un fait his­to­rique, quelques soient les pré­cau­tions prises, la nar­ra­tion du passé est tou­jours dou­teuse parce que la psy­cho­lo­gie de la mémoire et de l’imagination nous montre que les témoi­gnages sont rare­ment digne de confiance.. L’historien en outre, ne pou­vant faire abs­trac­tion de sa sub­jec­ti­vi­té propre, le passé appa­raît comme « chose toute men­tale » comme le disait Valéry. On pou­vait trou­ver beau­coup d’autres exemples de limites du lan­gage : la tra­duc­tion impos­sible et le pro­blème de la res­ti­tu­tion du sens, le pro­blème de l’inconscient qui fait appa­raître une pen­sée non consciente échap­pant à notre ten­ta­tive de for­mu­la­tion. Ainsi, nous avons par­fois le sen­ti­ment que le lan­gage a paci­fié notre pen­sée, en a déna­tu­ré le sens, voire qu’il la pétrifié

B Pas de pen­sée sans lan­gage. « C’est dans les mots que nous pen­sons« . Hegel.

Cependant, pour autant sédui­sante que puisse être cette thèse, il semble qu’elle repose sur une confu­sion et un pré­ju­gé. Ce pré­ju­gé, serait celui selon lequel il puisse exis­ter une pen­sée anté­rieure au lan­gage qui fasse sens et qui exis­te­rait indé­pen­dam­ment des mots. En outre, il est pos­sible d’essayer de com­prendre que cette idée repo­se­rait sur la confu­sion entre indi­cible et non dit. Si on ne peut dire c’est qu’on dit mal, ce qui est dif­fé­rent. S’il me semble que les mots manquent pour le dire, ce n’est peut être pas le lan­gage qui est en cause mais la capa­ci­té per­son­nelle, le génie propre de l’individu à l’expression, la patience et le tra­vail de cha­cun dans la lente matu­ra­tion de la parole.

Selon Bergson le lan­gage limite ma per­cep­tion du réel car je ne la consi­dère qu’à l’aide de caté­go­ries géné­rales qui sipli­fient le réel en fonc­tion de l’usage que nous en fai­sons. Nous ne fai­sons avec le lan­gage que clas­ser les choses en fonc­tion de l’utilité qu’elles ont pour nous, ce qui per­met de défi­nir le lan­gage comme essen­tiel­le­ment pra­tique : il s’agit donc là d’un décou­page arti­fi­ciel et arbi­traire qui n’est pas l’exacte repré­sen­ta­tion du réel. IL y aurait donc une double limite du lan­gage : il ne pour­rait expri­mer une pen­sée pure anté­rieure et les milles nuances de mon vécu et de mon affec­ti­vi­té ; et en outre, il ne nous don­ne­rait du réel qu’une sim­pli­fi­ca­tion pra­tique, décou­page arti­fi­ciel, arbi­traire lié à la culture. L’inexprimable recouvre le lan­gage des deux côtés. Si le lan­gage ne semble pas être une expres­sion adé­quate, on cher­che­ra alors d’autres formes. Du lan­gage ordi­naire on pas­se­ra au lan­gage de la science ou de la phi­lo­so­phie. Mais ce n’est semble-t-il qu’en accé­dant au domaine propre de l’art que l’homme pour­ra par­ve­nir à l’expression authen­tique. Par exemple, on pou­vait mon­trer que la musique, par delà les mots, nous livre quelque chose qui n’a plus rien de com­mun avec la parole et qui exprime l’intériorité humaine mieux que le langage.

Mais il faut donc exa­mi­ner plus avant ces remarques en mon­trant que 1) il semble dif­fi­cile de croire qu’il existe une pen­sée sans lan­gage, que 2) que le lan­gage n’est pas for­cé­ment un « voile » sim­pli­fi­ca­teur mais au contraire le moyen de faire appa­raître le réel et 3) il fau­dra donc aussi exa­mi­ner la pré­ten­tion de l’art à vou­loir « dire » quelque chose. Si comme le sou­ligne Benveniste, « nous pen­sons un uni­vers que notre lan­gage a déjà mode­lé« , c’est que la langue est déjà un dire elle-même. Si la pen­sée se consti­tue dans et par le lan­gage, il n’existe donc pas de pen­sée non-verbale. On pou­vait reprendre sur ce point la thèse struc­tu­ra­liste et qu’illustre ce texte de Merleau-Ponty :

« La pen­sée n’est rien « d’intérieur », elle n’existe pas hors du monde et hors des mots. Ce qui nous trompe là-dessus, ce qui nous fait croire à une pen­sée qui exis­te­rait pour soi avant l’expression, ce sont les pen­sées déjà consti­tuées et déjà expri­mées que nous pou­vons rap­pe­ler à nous silen­cieu­se­ment et par les­quelles nous nous don­nons l’illusion d’une vie inté­rieure. Mais en réa­li­té ce silence pré­ten­du est bruis­sant de paroles, cette vie inté­rieure est un lan­gage inté­rieur. La pen­sée « pure » se réduit à un cer­tain vide de la conscience, à un voeu ins­tan­ta­né ». Merleau-Ponty

Bilan : On ne voit donc pas ce que pour­rait être une pen­sée sans lan­gage puisque ce que l’on nomme « pen­sée » consiste seule­ment en une parole silen­cieuse et pri­vée, une sorte de « dia­logue de l’âme avec elle-même » (Platon). La pen­sée n’est donc rien d’autre qu’un lan­gage inté­rieur s’exerçant avec les mots. La pen­sée n’existe que par son exté­rio­ri­sa­tion par le lan­gage. Vouloir sai­sir sa pen­sée sans les mots cela revien­drait à vou­loir « mon­ter sur ses propres épaules ». Il ne nous reste donc à exa­mi­ner le rap­port art et lan­gage. L’art « dit-il » ce que les mots ne peuvent dire ?

II ART ET LANGAGE.

Le pro­blème de l’insuffisance des mots nous ren­voit direc­te­ment à la ques­tion de l’expression esthé­tique. Lorsque nous consi­dé­rons cer­taines formes d’expression comme l’expression artis­tique (une toile, une sym­pho­nie….), il sem­ble­rait qu’il y ait là quelque chose qui fasse sens mais qui ne soit pas réduc­tible au lan­gage : quelque chose se dirait à tra­vers l’art que les mots ne peuvent réus­sir à trans­mettre, à com­mu­ni­quer (Peinture, archi­tec­ture, sculp­ture…). N’est-ce pas là un inef­fable sans parole qui s’exprime, quelque chose qui cherche un sens hors des mots et qui du même coup rend la parole muette et impuis­sante ? Un tableau, une musique ont un sens qui ne peuvent se réduire au dis­cours que l’on émet­trait à leurs pro­pos. Je peux par­ler de la sym­pho­nie mais jamais la parole ne pour­rait rem­pla­cer la sym­pho­nie elle-même.

Qu’est-ce donc que l’art si le dis­cours peut expri­mer mieux que lui ce qu’il cherche à expri­mer ? N’est-ce pas jus­te­ment parce qu’il y a quelque chose que la parole ne peut pro­duire qu’il y a une expres­sion artis­tique ? D’où cette idée que s’il y a de l’art, c’est que nous avons besoin d’autre chose que des mots pour expri­mer la réa­li­té, nos pen­sées et nos émo­tions. Si nous pou­vions tout dire, pour­quoi aurions nous besoin de la musique ? L’art per­met donc de com­bler un vide dans l’expression. C’est aussi pour­quoi le rap­port art et phi­lo­so­phie est tou­jours pro­blé­ma­tique : l’une exprime des idées par l’intermédiaire du lan­gage, l’autre refuse le signe lin­guis­tique pour son expres­sion propre. En ce sens, là où il y a de l’art, il n’y a pas de phi­lo­so­phie (de dis­cours) au sens propre du terme, même si, par ailleurs, l’art donne à pen­ser : l’art nous livre­rait un sens sans dis­cours que le mot ne pour­rait nous livrer. Dès lors, l’art est avant tout l’expérience d’un plai­sir esthé­tique. On contemple un pay­sage, on écoute une sym­pho­nie. On s’abandonne alors à la jouis­sance silen­cieuse avec laquelle les mots ne rajoutent rien et coïn­cident dif­fi­ci­le­ment. Tout n’est pas lan­gage. Les milles sub­ti­li­tés que notre âme res­sent, les émo­tions les plus diverses échappent à la gros­siè­re­té du voca­bu­laire qui est trop géné­ral pour rendre compte des dif­fé­rences du réel. Van Gogh pour nous faire par­ta­ger son tour­ment ne rédige pas un essai sur la souf­france ; il nous donne à voir des soleils tour­billon­nants et du jaune qui vibre sur la toîle dans l’intensité de l’angoisse. Le sen­sible ici nous révèle quelque chose que la langue ne peut pas dire, un sens dans l’expression qui n’est plus une signi­fi­ca­tion par la parole. Il en est de même alors pour n’importe quelle sorte de sen­sa­tions et d’émotions.

Le miroir brisé.

Cependant, ce point de vue pour­ra sem­bler un peut rapide et sim­pliste. Faut-il vrai­ment consi­dé­rer l’art comme une sorte d’autre « lan­gage » capable de nous déli­vrer du sens mais hors des mots ? Diderot dans ses Salons, se confronte à ce pro­blème en ana­ly­sant une toile, celle de Greuze (18ème): Le Miroir cassé, tableau dans lequel on peut obser­ver une jeune fille pleu­rant à coté d’un miroir brisé. En par­lant de ce tableau, Diderot remarque qu’il res­semble à un autre tableau de Greuze : L’oiseau mort où une autre jeune fille pleure éga­le­ment mais cette fois-çi à coté d’un oiseau mort.

Diderot nous dit à ce pro­pos : « Ne trouvez-vous pas qu’il y ait de la bêtise à attri­buer les pleurs de la jeune fille à la mort de l’oiseau autant que la tris­tesse de la jeune fille du salon à son miroir cassé ? Cet enfant pleure autre chose, vous dis-je« . Diderot pour­suit son ana­lyse en disant que si l’on se demande quel est donc cette autre chose pour laquelle la jeune fille pleure, nous sommes des naïfs. Diderot alors, ne vous répon­dra pas et dénon­ce­ra iro­ni­que­ment votre lec­ture pro­jec­tive : elle pleure la perte de son oiseau ou « la perte de tout ce qu’il vous plai­ra« . En fait, ce que veut faire Diderot en rap­pro­chant ces deux tableaux, c’est mon­trer qu’il n’y a pas à dis­cou­rir, ni à répondre, que le tableau n’est pas un miroir qui reflé­te­rait un sens caché : c’est la bri­sure du sens que pleure la jeune fille, la perte, avec le miroir ou l’oiseau de toute réfé­rence et de tout dis­cours, la perte de l’objet qui engendre une cer­taine mélan­co­lie. Toutefois, croire que ce tableau serait une allé­go­rie de la pein­ture n’est-il pas encore un sens que nous don­ne­rions au tableau ?

Ordre figu­ra­tif et ordre discursif.

En fait, ce n’est pas le tableau qui « dis­court ». Un tableau « ne veut rien dire ». Si tel était son objet, il serait infé­rieur à la parole et devrait donc être com­plé­té par le lan­gage pour rece­voir un sens. En réa­li­té, il y a un écart entre l’ordre du figu­ra­tif et l’ordre dis­cur­sif que rien ne sau­rait com­bler. Le tableau en soi est inca­pable d’exprimer un sens. De même, Freud pour faire com­prendre que le rêve est une écri­ture figu­ra­tive avec ses lois propres et intra­dui­sible prend la pein­ture comme exemple :

« Le rêve n’a aucun moyen logique de repré­sen­ter les rela­tions logiques entre les pen­sées qui le com­posent. Ce défaut d’expression est lié à la nature maté­riel dont le rêve dis­pose. Les arts plas­tiques, pein­ture, sculp­ture, se trouvent dans une situa­tion ana­logue : là aussi le fon­de­ment de l’impossibilité d’exprimer est dû à la nature de la matière utilisée« .

Dès lors, l’insuffisance d’expression du rêve devra être com­blée par l’analyse inter­pré­ta­tive du psy­cha­na­lyste qui, du fait de l’écart entre figu­ra­tif et disur­sif sera « inter­mi­nable ». Ce que montre l’analyse du rêve et de l’art, c’est que s’il y a ten­ta­tive de dis­cours sur l’un ou l’autre, l’entreprise est infi­nie… et impos­sible. Si vous sou­hai­tez faire par­ler un tableau ou une sta­tue pour leur extor­quer leur « pseu­do secret » vous enta­mez un mou­ve­ment sans fin. Il résulte de cela que le figu­ra­tif empêche que l’on puisse à son sujet s’arrêter et dire qu’il a tel ou tel sens, de même que le rêve. Le figu­ra­tif, même s’il débouche sur des dis­cours qui tentent, sans fin, de com­bler cet écart entre figu­ra­tif et dis­cur­sif, est en lui même muet, silen­cieux. Il ne « dit » rien. Pour reprendre une expres­sion de Malraux, la voix de l’oeuvre, c’est d’abord « la voix du silence ». Du coup, la pein­ture ne signi­fie rien, elle ne fait que ren­trer dans le pos­sible d’un jeu immense de formes qui laisse place à un silence défi­ni­tif ou à un com­men­taire infi­ni. C’est pour cela qu’on n’aura jamais fini de par­ler d’une oeuvre : c’est pré­ci­sé­ment parce qu’elle ne veut rien dire, où que si elle veut « dire », elle ne peut le faire qu’à l’aide du lan­gage lui-même, un peu comme un titre nous éclaire l’image d’une pein­ture. La toile ne prend sens que dans et par le langage.

Ce que tente peut être de nous faire com­prendre Diderot, comme sans doute, le pein­ture moderne qui ne « repré­sente » plus rien, c’est qu’il n’y a pas de sens hors du lan­gage et l’art n’est pas là pour expri­mer un sens caché, sinon l’art devrait immé­dia­te­ment céder la place au dis­cours. Si nous vou­lons à tout prix qu’une oeuvre ait un sens, nous tien­dront alors un dis­cours sur elle et c’est ce dis­cours qui don­ne­ra du sens, mais non l’oeuvre elle-même. Nous pour­rions alors en déduire qu’il n’y a peut être pas de sens en dehors des mots : on regarde un tableau mais on recherche un sens par la parole. Hegel disait d’ailleurs que la poé­sie était la forme la plus par­faite de l’art car elle se ser­vait aussi du sens et du lan­gage. Il n’ y a donc peut être pas de sens avant qu’il y ait du lan­gage : rien n’est dit en dehors du lan­gage, même à tra­vers l’art.

Ainsi, on ne peut dis­so­cier le signe du sens et il est impos­sible de signi­fier hors des mots. C’est la rai­son pour laquelle il n’a pas d’indicible ou d’inexprimable. Lorsque je cherche mes mots, c’est tou­jours avce d’autres mots et l’ineffable n’est qu’une illu­sion pro­duite par le lanage lui-même. Le silence est donc en soi absurde, et si on lui attri­but plus tard un sens/ « ce silence est pesant », c’est encore par les mots, comme on attri­but par les mots un sens à notre incons­cient ou à nos rêves. il résulte de cela que les choses en elles mêmes ne veulent rien dire : c’est par son dis­cours que l’homme est capable de signi­fi­ca­tion. Il n’y a donc pas d’indicible mais seule­ment du non dit. Tout dire serait donc un tra­vail et non une pos­si­bi­li­té don­née d’avance. Comme Sartre citant Alain, nous pou­vons dire qu’on ne nous a rien pro­mis » (voir texte), que l’expression n’est pas don­née : elle est à conquérir.

III ON PEUT DONC VIRTUELLEMENT TOUT DIRE… à condition…

Tout est donc réduc­tible au lan­gage, tout peut être dit : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clai­re­ment et les mots pour le dire viennent aisé­ment » Boileau in Art poé­tique. . Qu’est-ce donc que le lan­gage ne pour­rait pas tra­duire ? Il peut tout dire et expri­mer la réa­li­té. Il n’y a donc pas de sens indé­pen­dam­ment des mots.

La créa­ti­vi­té infi­nie du lan­gage est d’ailleurs le meilleur moyen d’exprimer l’absence de limite de l’expression lin­guis­tique. Une des carac­té­ris­tiques essen­tielle du lan­gage est celle de l’infinité de ses com­bi­nai­sons pos­sibles que rend pos­sible l’articulation des élé­ments lin­guis­tiques : tout locu­teur est capable de pro­duire des phrases inédites et ori­gi­nales, de for­mu­ler une nou­velle pen­sée, de s’élargir à la fic­tion, au fan­tas­tique (ex :la poé­sie sur­réa­liste qui cherche à rompre les cadres étroits du lan­gage ordi­naires et des paroles conve­nues). L’illimitation de la parole mani­feste donc le pou­voir de notre pen­sée et son inven­ti­vi­té per­ma­nente. Le stock des mots n’est jamais défi­ni une fois pour toute : je peux même créer mon propre lan­gage, comme c’est le cas en phi­lo­so­phie, en science et en art et en outre il faut aussi signa­ler que le sens même des mots est évo­lu­tif et est fonc­tion des nuances des phrases, des contextes, de l’utilisation de métaphores…ect. La pos­si­bi­li­té de la signi­fi­ca­tion semble donc illi­mi­tée. C’est ce que lin­guiste Noam Chomsky appelle la com­pé­tence lin­guis­tique, cette pos­si­bi­li­té syn­taxique et séman­tique de construire un nombre infi­ni de phrases de tous sens et lon­gueur. La langue est créa­ti­vi­té : « Chaque énon­cé se ramène à des élé­ments qui se laissent com­bi­ner libre­ment selon des règles défi­nies de sorte qu’un nombre assez réduit de mor­phèmes per­met un nombre consi­dé­rable de com­bi­nai­sons, d’où naît la varié­té du lan­gage qui est capa­ci­té de tout dire » sou­ligne E. Benveniste dans son ouvrage : Problèmes de lin­guis­tique générale.

L’on peut expri­mer ce que l’on veut. Le prin­cipe d’exprimabilité selon Searle est le prin­cipe selon lequel tout ce l’on veut dire peut être dit, soit en amé­lio­rant sa connais­sance de la langue, en l’enrichissant de termes nou­veaux pour soi, ou en créant des néo­lo­gismes. Toute pen­sée a un mot qui la défi­nie de façon à ce qu’elle soit com­prise par celui qui écoute. Tout peut être nommé à la condi­tion d’inventer, et il n’y a pas a prio­ri d’inadéquation du lan­gage à son objet. La poé­sir est l’art dont la recherche est de dire ce qui ne peut pas être dit dans le lan­gage de la prose. Elle se bat avec l’ineffable, entre­prise chi­mé­rique qui en fait toute la beau­té et la dif­fi­cul­té. Aussi, est-il dans son essence d’être obs­cure, mys­té­rieuse, insai­sis­sable. Par la poé­sie, nous vivons l’alchimie du verbe.

Ainsi, s’il y a dif­fi­cul­té d’expression, ce n’est pas la faute du lan­gage, ce n’est pas que les mots manquent pour le dire, mais c’est de ma faute : c’est que les mots me manquent pour le dire. L’art de l’écrivain ou du poète est d’avoir les mots qu’il faut…

Comme le remarque Jorge Semprun dans l’Ecriture ou la vie : « Il n’y a qu’à se lais­ser aller. La réa­li­té est là, dis­po­nible. la parole aussi. Pourtant un doute me vient sur la pos­si­bi­li­té de racon­ter. Non pas que l’expérience vécue soit indi­cible. Elle a été invi­vable, ce qui est dif­fé­rent. Autre chose qui ne concerne pas la forme du récit mais sa sub­stance, non pas son arti­cu­la­tion mais sa den­si­té. Ne par­vien­dront à cette sub­stance, à cette den­si­té trans­pa­rente, que ceux qui sau­ront faire de leur témoi­gnage un objet artis­tique, un espace de recréa­tion. Seul l’artifice d’un récit maî­tri­sé par­vien­dra à trans­mettre par­tiel­le­ment une véri­té. Ceci est vrai de toutes les expé­riences his­to­riques. On peut tou­jours tout dire en somme. L’ineffable dont on nous rabt les oreilles n’est qu’alibi. Ou signe de paresse. On peut tou­jours tout dire, l’amour le plus fou, la ter­rible cruau­té. ]…[ On peut dire Dieu, ce qui n’est pas peu dire. On peut dire la rosée l’espace d’un matin et la ten­dresse. On peut dire l’avenir, les poètes s’y aven­turent les yeux fer­més, la bouche fer­tile. On peut tout dire, il suf­fit de s’y mettre. D’avoir le temps, et le cou­rage d’un récit inter­mi­nable, clô­tu­ré par cette pos­si­bi­li­té de l’infini ».

CONCLUSION.

« Ne pourrait-on ima­gi­ner, nous demande Wittgenstein, que quelqu’un qui n’a jamais enten­du de musique, qui vient chez nous et qui entend Chopin, soit convain­cu que c’est un lan­gage et que l’on veut sim­ple­ment lui en tenir le sens secret?« . Mais quel étrange lan­gage dont la connais­sance est moins un com­pré­hen­sion qu’une expé­rience vécue, qui ne dit pas son sens mais le montre dans la simul­ta­néï­té des formes ! Il convient plu­tôt d’opposer deux modes du signi­fier : l’un, de l’ordre du dis­cours, l’autre de l’ordre des formes. En com­pre­nant que l’art n’est pas un lan­gage ayant pour but de dire les choses, nous com­pre­nons aussi que le lan­gage pos­sède en lui-même la pos­si­bi­li­té de tout dire mais que cet effort relève d’un effort de créa­tion per­son­nelle et ori­gi­nale qui nous montre que par­ler est à jamais une tâche infi­nie, car nous n’aurons jamais finit de tout dit. Ce dont on ne peut pas par­ler, il faut essayer de le dire. Contrairement à ce que disait Wittgenstein, ce qu’on ne peut pas dire, il ne faut pas le taire mais essayer de trou­ver les mots qui conviennent. Ce n’est pas les mots qui manquent, en réa­li­té, c’est moi qui manque de mots.

Texte de Sartre : « Il se peut que je m’agace, aujourd’hui, parce que le mot « amour » ou tel autre ne rend pas compte de tel sen­ti­ment. Mais qu’est-ce que cela signi­fie ? A la fois que rien n’existe qui n’exige un nom, ne puisse en rece­voir un et ne soit, même néga­ti­ve­ment, nommé par la carence du lan­gage. Et, à la fois, que la nomi­na­tion dans son prin­cipe même est un art : rien n’est donné sinon cette exi­gence : « on ne nous a rien pro­mis » dit Alain. Pas même que nous trou­ve­rions les phrases adé­quates. Le sen­ti­ment parle : il dit qu’il existe, qu’on l’a faus­se­ment nommé, qu’il se déve­loppe mal et de tra­vers, qu’il réclame un autre signe ou à son défaut un sym­bole qu’il puisse s’incorporer et qui cor­ri­ge­ra sa dévia­tion inté­rieure ; il faut cher­cher : le lan­gage dit seule­ment qu’on peut tout inven­ter en lui, que l’expression est tou­jours pos­sible, fut-elle indi­recte, parce que la tota­li­té ver­bale, au lieu de se réduire, comme on croit au nombre fini des mots qu’on trouve dans le dic­tion­naire, se com­pose des dif­fé­ren­cia­tions infi­nies – entre eux, en cha­cun d’eux – qui, seules, les actua­lisent. Cela veut dire que l’invention carac­té­rise la parole : on inven­te­ra si les condi­tions sont favo­rables ; sinon l’on vivra mal des expé­riences mal nom­mées. Non : rien n’est pro­mis, mais on peut dire en tout cas qu’il ne peut y avoir a prio­ri d’inadéquation radi­cale du lan­gage à son objet par cette rai­son que le sen­ti­ment est dis­cours et le dis­cours sentiment ».

Éric Chevet

Et si vous chan­giez d’air ?

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