Physique et philosophie : quels liens ?

Temps de lec­ture : 3 minutes

Le mathé­ma­ti­cien Alexandre Grothendieck fut un cher­cheur génial, puis un éco­lo­giste radi­cal au début des années 1970, puis un ermite reti­ré du monde pen­dant plus de 23 ans.

Pour res­pec­ter sa volon­té d’effacement, on ne devrait même pas pro­non­cer son nom ni par­ler de ses tra­vaux : Alexandre Grothendieck a réus­si l’exploit d’avoir été l’un des plus grands mathé­ma­ti­ciens et d’être deve­nu le plus dis­cret de tous.

De 1950 à 1970, Grothendieck fit des mathé­ma­tiques et seule­ment des mathé­ma­tiques. Mais il finit par décou­vrir la poli­tique. En 1966, il refu­sa d’aller cher­cher sa médaille Fields à Moscou, où deux intel­lec­tuels venaient d’être condam­nés à plu­sieurs années de camp pour avoir publié des textes en Occident sans auto­ri­sa­tion. L’année sui­vante, il passa trois semaines au Vietnam pour pro­tes­ter contre la guerre lan­cée par les Etats-Unis. A par­tir de 1971, il consa­cra l’essentiel de son temps à l’écologie radi­cale à tra­vers un groupe qui s’appelait « Survivre et vivre ». En août 1991, il choi­sit de dis­pa­raître après avoir confié 20 000 pages de notes à l’un de ses anciens élèves.

Misha Gromov, le prix Abel 2009, est sans doute celui qui a le mieux défi­ni le génie de Grothendieck : « Il a intro­duit une nou­velle manière de pen­ser, impor­tante non seule­ment pour les mathé­ma­ti­ciens, mais pour toute la pen­sée humaine. C’est une manière de pen­ser où l’on com­mence par ras­sem­bler les choses simples, les choses abso­lu­ment évi­dentes. Pour Alexandre Grothendieck, le plus impor­tant était tou­jours quelque chose que l’on a sous les yeux. Et son génie consis­tait en par­tie à sai­sir le poten­tiel créa­tif de ces choses abso­lu­ment évi­dentes, que n’importe qui d’autre aurait négli­gé. Alors que lui s’arrêtait à cela, le for­ma­li­sait et en fai­sait quelque chose d’extraordinaire. »

Cette cita­tion de Misha Gromov incite à dis­cu­ter des liens qu’entretiennent ou que devraient entre­te­nir les sciences et la pen­sée, ou, pour le dire de façon plus dis­ci­pli­naire et donc sans doute plus réduc­trice, les sciences et la philosophie.

A prio­ri, et sur­tout a pos­te­rio­ri, la démarche de la science n’a pas grand-chose à voir avec celle de la phi­lo­so­phie. On peut même dire qu’il s’agit de deux modes étran­gers l’un à l’autre d’exercice de l’activité intel­lec­tuelle. Ils ne traitent pas des mêmes pro­blèmes, ne mettent pas en jeu les mêmes rai­son­ne­ments, ni les mêmes facul­tés, et ils ne reposent pas sur le même type d’organisation sociale. Pourtant, tout en étant très dif­fé­rentes, ces deux acti­vi­tés sont peut-être ani­mées par une même visée, qu’on pour­rait appe­ler la connais­sance au sens large, de sorte que, même si elles sont éloi­gnées l’une de l’autre, elles ne sont pas sans liens. Et si elles ne sont pas sans liens, leur dia­logue ne devrait donc pas être impos­sible. Bien construit, il aurait l’avantage d’offrir à la phi­lo­so­phie l’occasion d’un renou­vel­le­ment de ses pro­blé­ma­tiques. Symétriquement, il don­ne­rait aux sciences, guet­tées par les dan­gers de l’hyperspécialisation, l’occasion d’entretenir leur créa­ti­vi­té concep­tuelle et de mieux pen­ser leurs avan­cées. Bref, les deux par­tis y gagne­raient cer­tai­ne­ment en vertu de deux lois aisé­ment véri­fiables en pra­tique. La pre­mière loi est que le mépris affi­ché par cer­tains à l’égard de tout ce qui rap­pelle de près ou de loin la science, ne fait pas, de lui-même, souf­fler le vent de la pen­sée : il ne suf­fit pas de déni­grer la science et la tech­nique pour favo­ri­ser la culture, ni même pour la pré­ser­ver. La seconde loi est que la pos­ses­sion de connais­sances scien­ti­fiques de haut niveau et l’habitude de la démarche scien­ti­fique ne consti­tuent pas, de par elles-mêmes, un moyen de défense effi­cace contre la mau­vaise phi­lo­so­phie, et encore moins une garan­tie pour bien penser.

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