La guerre Picrocholine démarre, comme toutes les guerres, avec un incident fâcheux et souvent futile. Passant dans le pays de Grandgousier, des « fouaciers » – des gens qui fabriquaient des « fouaces », des genres de pains briochés délicieux – de Lerné, sous l’administration du Roi Picrochole, ont rencontré des bergers.
Les voyant, les bergers ont voulu leur acheter des fouaces, comme ils avaient l’habitude de le faire tous les ans, mais à leur grande surprise, cette fois-ci, les fouaciers ont, non seulement refusé, mais se sont mis à les insulter copieusement, les traitant de « mauvaise graine, de coquins, de chie-en-lit, de vauriens, de fines braguettes, de malotrus » et autres sobriquets du même genre. L’un des bergers fut même roué des coups par Marquet, chef de la confrérie des fouaciers. Provoqués, les bergers se sont défendus comme de beaux diables, frappant les fouaciers et les renvoyant chez eux, non sans avoir pris quelques douzaines de fouaces qu’ils ont, tout de même, payé à bon prix.
C’est cet incident qui mit les feux aux poudres. Rentrés à Lerné, les fouaciers alertèrent le Roi Picrochole, lequel décida « sans plus oultre » de partir en guerre contre Grandgousier. Ici Rabelais nous indique déjà l’identité de ce Roi Picrochole. Son nom veut dire Le Bilieux et en lui faisant dire qu’il veut partir en guerre « sans plus oultre », il indique qu’il s’agit bien de Charles Quint car « plus oultre » était la devise de ce monarque. Plus loin, il va faire faire aux armées de Picrochole des guerres de conquête qui l’amèneront dans toute l’Europe occidentale, l’Afrique et l’Europe orientale, certains des parcours que celles de Charles Quint avaient entrepris à son époque. A Gibraltar, par exemple, les proches du Roi Picrochole lui conseillent d’ériger deux grandes colonnes qui faisaient partie elles aussi de la devise de Charles Quint.
Picrochole prépare la guerre et mobilise son armée à l’ancienne, en mobilisant le ban et l’arrière ban, c’est à dire en appelant à haute voix tous ceux qui étaient en état de combattre. Hâtivement, il nomma ses commandants. Trepelu – le miteux – à la direction de 16 014 arquebusiers et 35 000 fantassins ; Toucquedillon – attaque de loin (couard…) – à l’artillerie. Trois cents chevaux légers partent en éclaireurs, dirigés par le capitaine Engoulevent‑c’est-à-direle capitaine qui gobe le vent…
Voici comment Rabelais décrit l’armée de pillards qui part en guerre, que je cite en français moderne :
« Alors sans ordre ni organisation, ils se mirent en campagne pêle-mêle, dévastant et détruisant tout sur leur passage, n’épargnant pauvre ni riche, lieu saint ni profane.Ilsemmenaientlesboeufs,les vaches, les taureaux, les veaux, les génisses, les brebis, les moutons, les chèvres et les boucs, les poules, les chapons, les poulets, les oisons, les jars, les oies, les porcs, les truies, les gorets, abattaient les noix, vendangeaient les vignes, emportaient les ceps, faisaient tomber tous les fruits des arbres. »
Après avoir saccagé la ville de Seuilly, certains ont pris d’assaut l’Abbaye où ils se sont mis à piller tout le raisin déjà prêt à être vendangé. Voyant cela, les moines, morts de peur, ont décrété qu’ils feraient « une belle procession, renforcée de beaulx psaumes et litanies contra hostium insidias [contre les embûches de l’ennemi] et de beaux répons pro pace [pour la paix] ». Et entre-temps, ils se sont mis à entonner des « Ininimpe ne ne ne ne ne ne tum ne num num ini i mi i mi co o ne no o one no ne no no no rum ne num num ». C’est à dire des « impetum inimicorum ne timueritis », ce qui veut dire : ne craignez point l’attaque de l’ennemi !
C’est là qu’intervient un moine, différent des autres, un moine courageux qui va sauver la situation. Il s’agit de Frère Jean d’Entommeure – Jean d’Entamures, c’est-à-dire celui qui transforme ses ennemis en hachis ! Et ce moine était « jeune, gallant, frisque, de hayt [joyeux], bien a dextre, hardy, adventureux, délibéré, hault, maigre, bien fendu de gueule, bien advantaigé en nez, beau despescheur d’heures [débiteur des heures], beau descroteur de vigiles, pour tout dire sommairement vray moyne si oncques en feut depuys que le monde moynant moyna de moynerie. »
Et pour Frère Jean, pas question d’abandonner la vigne car : « ventre Sainct Jacques ! que boyrons-nous pendant ce temps là, nous aultres pauvres diables ? » Il n’y aura rien à grappiller pendant quatre ans !
Frère Jean prit son grand bâton de croix, mit son froc en écharpe et frappa brutalement sur les ennemis qui vendangeaient à travers le clos, sans ordre, sans enseigne, sans trompette ni tambour. (Ces citations, si descriptives, sont en français moderne.)
« Aux uns, il écrabouillait la cervelle, à d’autres, il brisait bras et jambes, à d’autres, il démettait les vertèbres du cou, à d’autres, il disloquait les reins, effondrait le nez, pochait les yeux, fendait les mâchoires, enfonçait les dents dans la gueule, défonçait les omoplates, meurtrissait les jambes, déboîtait les fémurs, émiettait les os des membres. « Si l’un d’eux cherchait à se cacher au plus épais des ceps, il lui froissait toute l’arête du dos et lui cassait les reins comme à un chien. » « Si un autre voulait se sauver en fuyant, il lui faisait voler la tête en morceaux en le frappant à la suture occipito-pariétale. » « Et si quelqu’un se trouvait suffisamment épris de témérité pour vouloir lui résister en face, c’est alors qu’il montrait la force de ses muscles, car il lui transperçait la poitrine à travers le médiastin et le coeur. »
Vous voyez comme Rabelais profite non seulement pour montrer quel est le type de détermination totale qui doit animer celui qui doit faire la guerre, mais aussi pour éduquer le commun des mortels à l’essentiel de l’anatomie… Pendant ce temps, au courant de rien, Gargantua, le fils géant de notre héros, poursuit ses études de lettres et de philosophie à Paris, et Grandgousier, son père, vaque à ses occupations habituelles.
Un des bergers vient cependant l’informer de la guerre avec Picrochole. Grandgousier est horrifié. Picrochole est son ancien ami auquel il est lié par le sang et les alliances. Jamais il ne lui a fait aucun mal, au contraire, il l’a toujours aidé.
Grandgousier réalise avec extrême tristesse que malgré son grand âge et tout ce qu’il a fait pour la paix, il va devoir faire la guerre. Mais « malgré tout, dit-il, je n’entreprendrai par de guerre avant d’avoir essayé de gagner la paix par toutes les solutions et tous les moyens ».
Il décida alors d’envoyer auprès de Picrochole un négociateur avisé, et d’appeler près de lui Gargantua qui fait ses études.
La lettre à Gargantua
La très belle lettre qu’il envoie à Gargantua pour lui expliquer la situation, est une excellente leçon pour savoir comment le politique doit faire face à la guerre.
« Le caractère fervent de tes études aurait requis que je n’eusse pas à interrompre de longtemps ce loisir studieusement philosophique, si je n’étais à présent arraché au repos de ma vieillesse, à cause de la confiance que nous avions en nos amis et alliés de longue date. Mais puisqu’un destin fatal veut que je sois inquiété par ceux en qui je me fiais le plus, force m’est de te rappeler pour secourir les gens et les biens qui sont confiés à tes mains par droit naturel. » (…) « Car de même que les armes défensives sont de faible secours au-dehors si la volonté n’est en la maison, vains sont les études et inutile la volonté qui (…) ne passent pas à exécution en temps opportun et ne sont pas conduits jusqu’à leur réalisation. » (…) « Mon intention n’est pas de provoquer, mais d’apaiser, ni d’attaquer mais de défendre, ni de conquérir mais de garder mes loyaux sujets et mes terres héréditaires sur lesquelles, sans cause ni raison, est entré Picrochole qui poursuit chaque jour son entreprise démente et ses excès intolérables pour des personnes éprises de liberté. » (…) « Je me suis mis en devoir de modérer sa rage tyrannique, de lui offrir tout ce que je pensais susceptible de lui faire plaisir ; (…) Mais je n’ai eu d’autre réponse de lui qu’une volonté de me défier et une prétention au droit de regard sur mes terres. Cela m’a convaincu que Dieu l’Eternel l’a abandonné à la gouverne de son libre arbitre et de sa propre raison. Sa conduite ne peut qu’être mauvaise si elle n’est continuellement éclairée par la grâce de Dieu qui me l’a envoyé ici sous de mauvais auspices pour le maintenir dans le sentiment du devoir et le ramener à la sagesse. » (…) « Ainsi, mon fils bien aimé, quand tu auras lu cette lettre, et le plus tôt possible, reviens en hâte pour secourir non pas tant moi-même (…) que les tiens que tu peux à bon droit sauver et protéger. Le résultat sera atteint en répandant le moins de sang possible et, si c’est réalisable, grâce à des moyens plus efficaces, des pièges et des ruses de guerre, nous sauverons toutes les âmes et renverrons tout ce monde joyeux en ses demeures. »
Voyez comment il aborde toutes les questions essentielles à l’art de la guerre. D’abord, la guerre est une situation d’urgence qui appelle aussi à une mobilisation d’urgence. Alors qu’il n’y a pas si longtemps, tout étudiant qui se respectait menait une action politique, aujourd’hui les études servent souvent malheureusement de prétexte à une fuite hors de la réalité.
Ensuite, Grandgousier fait tout pour éviter la guerre, pour raisonner Picrochole, sans succès. Devant l’impossibilité d’éviter la guerre, il stipule que celle-ci devra être faite cependant avec le moins de pertes possibles, en se servant des pièges et des ruses de guerre. Enfin, le vainqueur est magnanime ; l’objectif de la guerre n’est pas de faire disparaître l’ennemi de la face de la terre, mais de « sauver toutes les âmes » et de les « renvoyer joyeusement en leurs demeures ».
Avant de déclarer la guerre, Grandgousier tente une dernière chose. Il envoie d’abord un maître de requêtes et, n’ayant rien obtenu, il tente une autre solution. Puisqu’il s’agissait d’une affaire de fouaces, il fait fabriquer plusieurs charrettes de ces délicieuses brioches et les fait porter à Picrochole dans un espoir d’apaisement. Malheureusement, en voyant venir tout ceci, pensant que Grandgousier avait peur de faire la guerre, le capitaine Toucquedillon conseille au Roi Picrochole de prendre les présents mais de poursuivre la guerre.
La ruse
C’est ainsi que commence la guerre. Gargantua s’est mis sur le chemin avec ses compagnons parmi lesquels Gymnaste et un autre, qui furent envoyés devant, en éclaireurs. C’est à ce moment-là qu’ils tombent sur les hommes de Picrochole. Les sachant totalement superstitieux, Gymnaste essaie des les amadouer en leur disant qu’il n’était qu’un « pauvre diable » et en les invitant à boire de sa propre gourde. Peu à peu, après avoir répété à plusieurs reprises qu’il était un pauvre diable, les soldats de Picrochole commencent à craindre le pire et à se signer à toute vitesse. L’un d’entre eux sort son livre d’heures, un genre de bréviaire, de sa braguette et l’approche de Gymnaste pour voir s’il est un démon ou pas.
Profitant de son avantage, voici ce que fait Gymnaste qui est toujours sur son cheval (je cite en français moderne) : « Alors il fit semblant de descendre de cheval, et quand il fut en suspens côté montoir, il fit souplement le tour de l’étrivière, son épée bâtarde au côté. Etant passé par dessus, il s’élança dans l’air et se tint les deux pieds sur la selle, le cul tourné vers la tête du cheval, puis il dit : ‘Mon affaire va de travers !’ Alors, dans cette posture, il fit la pirouette sur un pied, et tournant à gauche ne manqua pas de retrouver sa première attitude, sans en rien changer. ‘Merde, dit Gymnaste ! Je me suis trompé. Je vais reprendre ce saut.’ Alors avec beaucoup plus de force et d’agilité, il fit, en tournant à droite, la pirouette comme auparavant. Cela fait, il mit le pouce de la main droite sur l’arçon de la selle et souleva tout son corps en l’air, soutenant tout son poids sur le nerf et le muscle du pouce en question, et dans cette attitude tourna trois fois sur lui-même ; la quatrième, se renversant tout le corps sans toucher à rien, il se plaça entre les oreilles du cheval, tout le corps figé en l’air sur le pouce de la main gauche, et fit de la sorte un moulinet. Ensuite, frappant du plat de la main droite au milieu de la selle, il donna une impulsion telle qu’il s’assit sur la croupe comme font les demoiselles. Cela fait, bien à l’aise, il passa la jambe droite par-dessus la selle et se mit dans la posture du chevaucheur, sur la croupe. S’appuyant donc à la croupe, devant lui, des pouces des deux mains, il se renversa cul par-dessus tête, en l’air, et se trouva en bon maintien entre les arçons. Puis d’un sursaut, il souleva tout le corps en l’air, se tint ainsi pieds joints entre les arçons ; et là tournoya plus de cent fois, les bras en croix, tout en criant à voix haute : ‘J’enrage, diables, j’enrage, j’enrage ! Tenez-moi, diables, tenez !’. Pendant qu’il évoluait de la sorte, les hommes de Picrochole partaient en courant morts de peur en criant ‘par la Mère de Dieu ! Délivre nous du malin ennemi.’ »
Voyant son avantage, Gymnaste en profite pour éliminer tous ceux qui sont restés ébahis ! C’est cela la ruse, dont parlent Machiavel et Grandgousier. C’est d’être capables de connaître les faiblesses de l’ennemi – la superstition et l’arriération légendaires des troupes espagnoles de Charles Quint – et de jouer là-dessus pour le forcer à capituler sans qu’un seul coup n’ait été tiré.
Préparation du grand engagement
Pendant ce temps là, se prépare le grand engagement entre les deux armées. Picrochole s’étant discrédité totalement, les alliés affluent aux côtés des armées de Grandgousier, toutes les localités voisines le rejoignant. Ces alliés lui apportent pas moins de 134 millions d’écus d’or, des dizaines de milliers de soldats, y compris des mercenaires, et des armes. Mais Grandgousier refuse tout ceci et ne mobilise que ses propres légions et il nous dit que ses hommes étaient « tant bien instruictz en art militaire, tant bien armez, tant bien recongnoissans et suivans leurs enseignes, tant soubdains [prompts] à entendre et obéir à leurs capitaines, tant expediez à courir [vives à la course], tant forts à chocquer [rudes à l’assaut], tant prudens à l’adventure, que mieulx ressembloient une harmonie d’orgues (…) qu’une armée ou un corps de troupe ».
Il faut dire que son armée était plutôt impressionnante et en fait plus avancée que celle de Machiavel. On voit qu’au-delà de grosses pièces d’artilleries, présentes mais dont il n’exagère pas l’importance, il introduit un gros bataillon d’arquebusiers – de soldats qui portaient des armes à feu – qui, représentant à peu près un quart des hommes, constitue une puissance de feu assez considérable.
Machiavel reste plutôt à l’organisation des armées romaines d’avant l’empire qui ne connaissaient pas les arquebusiers. 2500 hommes d’armes, 66 000 hommes de pied, 26 000 arquebusiers, 200 grosses pièces d’artillerie 22 000 fantassins 6000 chevaux légers Avec ce modèle d’armée moderne, Gargantua lance l’assaut final contre le château, préférant ne pas attendre la nuit parce que, comme le dit Gymnaste citant Tite Live et comme le disent tous ceux qui connaissent le comportement des Français dans la guerre, « la nature et la constitution des Français est telle, qu’ils n’ont de valeur qu’au premier assaut. Ils sont alors pires que des diables mais s’ils temporisent, ils deviennent moins que des femmes ». C’est tout le problème de la discipline militaire. A la guerre, il faut de la fougue, mais il faut aussi de la discipline pour pouvoir tenir les distances longues.
L’engagement a finalement lieu à la façon de Machiavel ; les hommes de Gargantua l’emportant haut la main. Voyant les hommes fuir, à un moment donné, Gymnaste demande s’il fallait les poursuivre, ce à quoi Gargantua répond : « Nullement, car selon vraye discipline militaire jamais ne falut mettre son ennemy en lieu de désespoir, parce que telle nécessité luy multiplie sa force et accroist le couraige qui jà estoit deject et failly [abattu et défaillant], et n’y a meilleur remède [chance] de salut à gens estommiz et recreuz [ébranlés et à bout de fatigue] que de ne espérer salut aulcun. Combien de victoires ont esté arrachées des mains des vaincqueurs par les vaincuz, quand ils ne se sont contentés raisonnablement, mais ont attempté du tout mettre à internition [de tout anéantir] et destruire totallement leurs ennemys, sans en vouloir laisser un seul pour en porter les nouvelles ! » La guerre terminée, Gargantua ordonne que tout le monde puisse se restaurer sur place et que les repas soient payés. Les hommes reçoivent ensuite une solde pour 6 mois. Gargantua ordonne qu’aucun excès ne soit commis dans la ville.
Enfin, Gargantua s’adresse aux vainqueurs et aux vaincus en des termes exemplaires, sans l’ombre d’un esprit revanchard (français moderne) : « Du plus loin que l’on se souvienne, nos pères, nos aïeux et nos ancêtres ont préféré, tant par bon sens que par un penchant naturel, perpétuer le souvenir de leurs triomphes et de leurs victoires dans les batailles qu’ils ont livrées en érigeant leurs trophées et leurs monuments dans les coeurs des vaincus, en les graciant, plutôt qu’en faisant oeuvre d’architecture sur les terres conquises. Car ils attachaient davantage de prix à la vive reconnaissance des hommes, gagnées par la générosité, qu’aux inscriptions muettes des arcs, des colonnes et des pyramides, sujettes aux intempéries et à la malveillance de tous. »
Gargantua octroie son pardon à tous et décide que, puisque Picrochole avait pris la fuite, ce serait son fils âgé de 5 ans qui régnerait à sa place. En attendant qu’il puisse exercer ses fonctions, Gargantua nomma l’un de ses meilleurs amis, Ponocrates, administrateur de ce royaume en lui demandant de veiller, tout particulièrement, à l’éducation de l’enfant.
Source : A N I