Rabelais – Gargantua – Ch 25 – analyse 04

Temps de lec­ture : 8 minutes

Ce disant mit son grand habit et se sai­sit du bâton de la croix, qui était de cœur de cor­mier, long comme une lance, rond à plein poing et quelque peu semé de fleurs de lys, toutes presque effa­cées. Ainsi sor­tit en beau sayon, mit son froc en écharpe et de son bâton de la croix et donna si brus­que­ment sur les enne­mis, qui, sans ordre, ni enseigne, ni trom­pette, ni tam­bou­rin, parmi le clos vendangeaient,-car les porte-guidons et porte-enseignes avaient mis leurs gui­dons et enseignes à l’orée des murs, les tam­bou­ri­neurs avaient défon­cé leurs tam­bou­rins d’un côté pour les emplir de rai­sins, les trom­pettes étaient char­gées de mous­sines, cha­cun était dérayé‑, et il cho­qua donc si rai­de­ment sur eux, sans dire gare, qu’il les ren­ver­sait comme porcs, frap­pant à tort et à tra­vers, à vieille escrime. Aux uns écra­bouillait la cer­velle, aux autres rom­pait bras et jambes, aux autres délo­chait les spon­dyles du cou, aux autres démou­lait les reins, ava­lait le nez, pochait les yeux, fen­dait les man­di­bules, enfon­çait les dents en la gueule, décrou­lait le somo­plates, spha­ce­lait les grèves, dégon­dait les ischies, débe­zillait les fau­cilles.
Si quelqu’un se vou­lait cacher entre les ceps plus épais, à icel­luy freus­sait toute l’arête du dos et l’érénait comme un chien. Si aucun sau­ver se vou­lait en fuyant, à icel­luy fai­sait voler la tête en pièces par la com­mis­sure lamb­doïde. Si quelqu’un gra­vait en un arbre, pen­sant y être en sûre­té, icel­luy de son bâton empa­lait par le fon­de­ment. Si quelqu’un de sa vieille connais­sance lui criait : « Ha ! frère Jean, je me rends ! ‑Il t’est (disait-il) bien force ; mais ensemble tu ren­dras l’âme à tous les diables » Et sou­dain lui don­nait dro­nos. Et, si per­sonne tant fut épris de témé­ri­té qu’il lui vou­lut résis­ter en face, là montrait-il la force de ses muscles, car il leur trans­per­çait la poi­trine par la médias­tine et par le cœur. A d’autres don­nant sur la faute des côtes, leur sub­ver­tis­sait l’estomac et mou­raient sou­dai­ne­ment. Aux autres tant fiè­re­ment frap­pait le nom­bril qu’il leur fai­sait sor­tir les tripes. Aux autres parmi les couillons per­çait le boyau cullier. Croyez que c’était le plus hor­rible spec­tacle qu’on vit oncques.
Les uns criaient : « Sainte Barbe », les autres : « Saint Georges ! », les autres : « Sainte Nitouche ! », les autres : « Notre Dame de Cunault ! de Laurette ! de Bonnes Nouvelles ! de la Lenou ! de Rivière ! », les uns se vouaient à saint Jacques ; les autres au saint suaire de Chambéry, mais il brûla trois mois après, si bien qu’on ne put en sau­ver un seul brin ; les autres à Cadouin ; les autres à saint Jean d’Angery ; les autres à saint Eutrope de Saintes, à saint Mesme de Chinon, à saint Martin de Candes, à saint Clouaud de Cinais, aux reliques de Javrezay et mille autres bons petits saints.
Les uns mou­raient sans par­ler, les autres par­laient sans mou­rir. Les uns mou­raient en par­lant, les autres par­laient en mou­rant. Les autres criaient à haute voix : « Confession ! Confession ! Confiteor ! Miserere ! In Manus.Tant fut grand le cri des navrés que le prieur de l’abbaye avec tous ses moines sor­tirent, les­quels, quand aper­çurent ces pauvres gens ainsi rués parmi la vigne et bles­sés à mort, en confes­sèrent quelques-uns. Mais, cepen­dant que les prêtres s’amusaient à confes­ser, les petits moi­ne­tons cou­rurent au lieu où était frère Jean et lui deman­dèrent en quoi il vou­lait qu’ils lui aidassent. A quoi répon­dit qu’ils égor­ge­tassent ceux qui étaient por­tés par terre. Adonc, lais­sant leurs grandes capes sur une treille au plus près, com­men­cèrent égor­ge­ter et ache­ver ceux qu’il avait déjà meurtris.

Une guerre éclate entre Grandgousier, père de Gargantua, et Picrochole, pour un pré­texte futile, et au cha­pitre XXV, Frère Jean des Entommeures livre un com­bat épique pour défendre le clos de l’abbaye de Seuillé contre les sol­dats de Picrochole.

Comment Rabelais met-il la paro­die des récits de che­va­le­rie au ser­vice de la satire de la reli­gion et de la guerre ?

I Un moine excep­tion­nel.
Dès le début de cet extrait nous décou­vrons un moine bien sin­gu­lier, Frère Jean des Entommeures qui se révèle être un moine guer­rier, homme d’action déter­mi­né qui se bat seul contre tous et se livre à un véri­table carnage.

1) Frère Jean est un homme d’action déter­mi­né
– Les pre­miers mots du texte sont : Ce disant c’est-à-dire tout en par­lant. En conti­nuant à conver­ser avec le prieur, Frère Jean com­mence à s’équiper, il ne perd pas de temps.
-La suc­ces­sion de pas­sés simples marquent l’enchaînement rapide des actions : mit bas, se sai­sit, sor­tit et donna, cho­qua décom­posent les 5 étapes du début de l’entreprise.
-Les adverbes brus­que­ment, et roi­de­ment, ren­for­cés par l’adverbe d’intensité si, insistent sur la déter­mi­na­tion du moine.
-L’homme est simple et ne s’embarrasse pas de suivre la nou­velle mode ita­lienne pour pra­ti­quer l’escrime, mais la méthode à l’ancienne, a le mérite d’être éner­gique et effi­cace
-son arme est abon­dam­ment décrite comme pra­tique (elle tient bien en main), longue (sa por­tée n’en sera que plus grande), son bois est dur (elle frap­pe­ra d’autant mieux) et un peu usée puisque les fleurs de lys ont presque dis­pa­ru (elle a beau­coup servi), et est un sym­bole reli­gieux qui met Dieu de son côté. En somme l’arme est à l’image du frère qui fond sur son enne­mi sans tam­bour ni trom­pette, à l’inverse des gens de Picrochole qui arrivent dans le clos avec leur impor­tant maté­riel militaire.

2) Il est seul contre tous
-Aucun autre moine ne lui prête main forte, aucun prêtre, n’apparaît à ses côtés au moins jusqu’à la fin du com­bat et encore ceux qui sortent sont des novices inex­pé­ri­men­tés qui ne prennent aucune ini­tia­tive.
-Frère Jean lutte contre une masse ano­nyme dési­gnée par un plu­riel géné­rique les enne­mis qui ont aban­don­né leurs signes dis­tinc­tifs, les gui­dons, les enseignes les tam­bours. Plus loin dans le texte plu­sieurs pro­noms indé­fi­nis les repré­sentent, aux uns, à d’autres, et ensuite quelques indi­vi­dus se détachent du groupe, l’un d’eux, un autre, un autre, pour arri­ver enfin au pro­nom indé­fi­ni quelqu’un de sa vieille connais­sance. Mais dans la suite du récit reviennent plus d’une dou­zaine d’occurrences des indé­fi­nis comme les uns les autres, à d’autres et à d’autres. Tous fini­ront par être dési­gnés par les navrés ou ces pauvres gens.
-A lui seul il vient à bout d’un nombre incal­cu­lable d’adversaires, il se démul­ti­plie, se trouve par­tout à la fois, on pour­rait par­ler d’un don d’ubiquité.

3) Il accom­plit un véri­table mas­sacre
-Les actions s’enchaînent à une vitesse folle, ren­due par la suc­ces­sion d’imparfaits des­crip­tifs, dans une très longue phrase (l.16 à 21) sans liens logiques (qu’on appelle une para­taxe c’est-à-dire les mots pla­cés les uns à côté des autres) il écra­bouillait, rom­pait, délo­chait, démou­lait, fen­dait, enfon­çait, décrou­lait, meur­tris­sait, spha­ce­lait et débe­zillait.
-Le champ lexi­cal du mas­sacre déve­loppe toutes les par­ties du corps des adver­saires, ce ne sont plus des hommes que Frère Jean a face à lui, mais des cer­velles, des bras, des jambes, des reins, des yeux, des mâchoires qu’il détruit.
-Dans un para­graphe com­plet sui­vant, 4 subor­don­nées com­men­çant par si dans un sché­ma répé­ti­tif sont sui­vies de prin­ci­pales qui marquent l’inéluctable consé­quence qui découle de ces sup­po­si­tions et une der­nière phrase reprend cette struc­ture pour mettre en valeur l’éventuel unique auda­cieux qui ten­te­rait de résis­ter. Et si per­sonne tant…là…car…(l.40 à42). Frère Jean se révèle un féroce com­bat­tant, un peu trop cruel pour un moine, ce qui nous amène à nous inter­ro­ger sur le véri­table registre de ce texte et sur les inten­tions de l’auteur. Trop de réa­lisme dans la des­crip­tion laisse à pen­ser que l’objectif est plus de diver­tir que d’épouvanter.

II Une paro­die comique qui cache une satire très habile.
Le récit des exploits de Frère Jean est exces­sif dans ses des­crip­tions et le lec­teur ne tarde pas à com­prendre qu’il s’agit d’une paro­die des récits épiques, sans tou­te­fois négli­ger la cri­tique qui s’y dissimule.

1) Il s’agit bien ici d’un récit cari­ca­tu­ral et comique.
-Les exploits de Frère Jean sont décrits avec tant de détails, tant de pré­ci­sions macabres quand il écra­bouillait la cer­velle des uns, « délo­chait les spon­dyles ou démou­lait les reins des autres que le lec­teur sent bien que l’auteur dépasse la norme et a une inten­tion autre que celle d’éveiller la com­pas­sion.
-Détailler toutes les par­ties du corps humain dans un désordre fan­tai­siste ne peut que pro­duire un effet comique, car on voit bien qu’il n’y a aucun ordre res­pec­té dans l’énumération, qui passe de la cer­velle, aux bras et aux jambes puis revient aux ver­tèbres du cou, pour pas­ser aux reins, reve­nir à la tête avec le nez, les dents et les mâchoires, et finir sur les omo­plates, avant de reve­nir aux jambes et aux bras, les fau­cilles .
-De plus les détails ana­to­miques sont don­nés avec des termes scien­ti­fiques qu’on ne ren­contre pas dans un registre pathé­tique, comme la com­mis­sure lamb­doïde ou la médias­tine, termes dont l’auteur qui a été méde­cin joue à plai­sir. Sans comp­ter les termes vul­gaires comme le boyau cullier, les couillons et pit­to­resques comme débe­zillait .
-L’accumulation de ces termes et des verbes qui marquent les actions du moine, en créant un effet de mou­ve­ment effré­né avec l’enchaînement par et nous indique qu’il s’agit d’une joyeuse farce bur­lesque, ce registre comique consis­tant à évo­quer ici un sujet grave, une bataille, de manière comique et vul­gaire. Nous pou­vons même voir dans ce récit une paro­die des récits épiques qui exa­gèrent les pro­diges des héros.

2) Le texte paro­die en effet de manière comique les chan­sons de geste
-Frère Jean se com­porte en véri­table héros invul­né­rable, tel Roland le neveu de Charlemagne ou le roi Arthur, il pour­fend ses enne­mis. Sa bra­voure, mar­quée par la vio­lence de son attaque, est exa­cer­bée par les dif­fé­rentes phases de la bataille, depuis le moment où il tombe sur ses enne­mis jusqu’à ce qu’ils demandent grâce, tout cela en un temps record.
-Le déta­che­ment affec­tif devant l’atrocité des actes com­mis, jus­ti­fiée même par le fait que l’ennemi est assi­mi­lé à un chien ou un porc, signi­fie qu’il mérite le châ­ti­ment infli­gé. Une seule expres­sion pour­rait pas­ser pour com­pa­tis­sante ces pauvres gens l.56), mais ils sont aussi rués, terme à la conno­ta­tion vul­gaire qui rec­ti­fie aus­si­tôt le ton et annule le sen­ti­ment de pitié (Frère Jean les culbu­taient déjà à la l.8, avec un verbe à l’actif)
-La phrase d’adresse au lec­teur Croyez bien que c’était le plus hor­rible spec­tacle qu’on ait jamais vu ren­for­çant le super­la­tif avec l’adverbe de temps jamais qui signi­fie, privé de la néga­tion, avec un sens posi­tif, en un temps quel­conque, est typique des épo­pées dans les­quelles l’auteur entre­tient un lien étroit avec son lec­teur pour main­te­nir son atten­tion, (ce qu’on appelle en com­mu­ni­ca­tion une fonc­tion pha­tique, et le tenir en haleine.
-Cette apos­trophe du lec­teur attire aussi l’attention sur le carac­tère excep­tion­nel du com­bat livré. Les sol­dats se sauvent et c’est immé­dia­te­ment la déban­dade, ils sont tous bles­sés à mort et cer­tains meurent sur le champ. Le récit est hyper­bo­lique, tous les termes sont d’une inten­si­té rare.

Ce com­bat exa­gé­ré et bur­lesque est donc bien une paro­die des exploits de che­va­liers, mais il dis­si­mule aussi une cri­tique très intéressante.

2) Ce récit dis­si­mule une cri­tique habile et drôle des reli­gieux et des mili­taires.
-Frère Jean est peu chré­tien pour un moine, puisqu’il se livre sans état d’âme et sans pitié au car­nage de ses sem­blables, peut-on voir ici une cri­tique glo­bale des reli­gieux qui ont démon­tré leur cruau­té au sei­zième siècle, en Amérique du sud par exemple, au cours des évan­gé­li­sa­tions mus­clées ou pen­dant l ‘Inquisition ?
-Les prêtres, embus­qués dans le prieu­ré en train de prier au lieu de se défendre et de prê­ter main forte à frère Jean, ne montrent aucun cou­rage, aucune déter­mi­na­tion. Ils sont pas­sifs dans l’adversité. Quant aux moi­nillons, qui sont à bonne école, ils ne sortent qu’à la fin quand le com­bat est ter­mi­né et gagné et se livrent alors à une sorte de jeu, celui d’achever des bles­sés sans défense, ils sont tout aussi lâches et méritent l’adjectif petits qui est redon­dant à côté du dimi­nu­tif moi­ne­tons, en fait un pléo­nasme voulu pour insis­ter sur leur médio­cri­té.
-Les prêtres confessent les bles­sés au lieu de les secou­rir, quand ceux-ci les sup­plient, confes­ser est donc une prio­ri­té, les bles­sés per­dront la vie mais ils mour­ront confes­sés.
-La cri­tique des mili­taires se mêle à celle de la reli­gion quand ces der­niers appellent tous les saints de la créa­tion à la res­cousse, dont on mesure au pas­sage l’inefficacité. Sainte Nitouche ne peut évi­dem­ment pas­ser inaper­çue, tota­le­ment fan­tai­siste puisqu’elle désigne une femme qui affecte l’innocence. L’auteur dénonce la naï­ve­té, la cré­du­li­té, le mélange de la super­sti­tion et de la reli­gion dans les milieux popu­laires. Les lieux saints ne sont pas mieux trai­tés, ils situent l’action dans un péri­mètre régio­nal, ils étaient cer­tai­ne­ment célèbres à l’époque de Rabelais. Là encore la pra­tique des péle­ri­nages relève de la super­sti­tion. Parler de brin de tissu à pro­pos du Suaire de Chambéry est évi­dem­ment iro­nique, et le rabaisse à une vul­gaire matière, de plus cette allu­sion à un incen­die qui l’aurait dévas­té démontre qu’il n’a rien de divin.
-Les mili­taires sont aussi direc­te­ment cri­ti­qués. Dès le début du récit, ils déposent les armes et leurs insignes pour se mettre à ven­dan­ger. On assiste à une scène com­plè­te­ment bouf­fonne, les tam­bours sont cre­vés et rem­plis de rai­sin, les trom­pettes bou­chées de pampres et comble de l’absurdité, les sol­dats se sont dis­per­sés au lieu de res­ter ran­gés, l’ordre étant syno­nyme d’efficacité, on mesure aisé­ment com­bien la troupe de Picrochole est l’antithèse même d’une armée digne de ce nom. Ils sont enfin aussi lâches que les reli­gieux, paniquent devant la mort, sup­plient qu’on les épargne et tentent plu­sieurs prières dif­fé­rentes à la fois en espé­rant que l’effet sera supérieur.

Conclusion

-Cet extrait, parmi les plus célèbres de François Rabelais, nous offre un véri­table fes­ti­val de toutes les nuances du comique, dans une joyeuse paro­die épique qui met en scène le per­son­nage fameux de Frère Jean des Entommeures et per­met à l’auteur de dénon­cer de manière sub­tile les reli­gieux et les mili­taires de son époque.
-Au cha­pitre III de Candide, Voltaire nous don­ne­ra à voir, deux siècles après Rabelais, un spec­tacle simi­laire dans la des­crip­tion faus­se­ment admi­ra­tive du com­bat des Bulgares, armée dans laquelle Candide est enrô­lé, contre les Abares.

Source : Lise Nanteuil 

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