Rabelais – Gargantua – les conceptions du pouvoir

Temps de lec­ture : 11 minutes

Les ques­tions du pou­voir, de la manière de l’exercer, du type de gou­ver­ne­ment, inté­ressent for­te­ment les huma­nistes, au même titre que l’éducation. Pourtant, il n’est fait aucune men­tion dans le pro­gramme édu­ca­tif de Gargantua d’un ensei­gne­ment poli­tique. Jamais il n’est men­tion­né qu’il étu­die la diplo­ma­tie, la stra­té­gie ou la tac­tique. Cet appren­tis­sage doit mal­gré tout se faire, pro­ba­ble­ment par la lec­ture des his­to­riens et des phi­lo­sophes anciens, ainsi que par celle des romans de che­va­le­rie. Dans un souci de consti­tuer un homme digne de ce nom, la péda­go­gie rabe­lai­sienne asso­cie la for­ma­tion intel­lec­tuelle, morale, poli­tique et religieuse.

La guerre picro­cho­line per­met à Rabelais de dres­ser le por­trait d’un monarque huma­niste, construit par oppo­si­tion au tyran qu’est Picrochole et qu’il asso­cie plus ou moins à Charles Quint. La réflexion poli­tique de R. n’est pas uto­piste, comme l’était celle de T. More, elle se fonde sur l’observation de l’actualité poli­tique de son temps et recons­truit, à par­tir d’une réa­li­té dont elle connaît les défauts, un idéal où se conci­lient la per­sis­tance du modèle monar­chique et les exi­gences de la pen­sée huma­niste : Louis XII et François Ier durent lui ser­vir de modèles.

1 Picrochole ou le tyran.

Picrochole est le modèle du mau­vais roi. En contre­point du per­son­nage de Frère Jean, il repré­sente une autre forme de déme­sure : à la pro­fu­sion comique et géné­reuse du pre­mier s’oppose la déme­sure tra­gique du second. En même temps, Rabelais met en avant une réflexion poli­tique, en s’opposant à l’esprit de conquête.

L’on peut par­ler, à juste titre, de folie picro­cho­line : sa conduite cari­ca­ture les prin­cipes de la féo­da­li­té.
Plusieurs témoi­gnages de ce dérè­gle­ment sont pré­sen­tés tour à tour.
- L’énormité des moyens mis en oeuvre dans l’invasion du royaume de Grandgousier, pour le nombre et pour les actions com­mises (pillages, dévas­ta­tions et mas­sacres dès la fin du cha­pitre 26) est évi­dem­ment dis­pro­por­tion­née par rap­port à la cause pre­mière de la guerre (la fouace refu­sée aux ber­gers de Grandgousier).
- Il agit sans réflé­chir et sans consul­ter son conseil (voir + haut la manière dont il déclenche la guerre), il réunit ses troupes en usant de la menace, il ne déclare pas la guerre offi­ciel­le­ment, il rompt toutes es alliances sans pré­ve­nir et agit uni­que­ment sous l’impulsion de son caprice et de sa colère, confor­mé­ment à l’étymologie de son nom. Comme le dit Gallet dans sa harangue, « Où est foy ? Où est loy ? Où est rai­son ? Où est huma­ni­té ? Où est craincte de Dieu ? » (p. 242).
- La colère gran­dis­sante du roi s’installe ensuite dans une déme­sure crois­sante, mar­quée par l’opiniâtreté : appro­ba­tion empor­tée à l’écoute du foua­cier Marquet (ch. 26), refus de tout dia­logue lorsque lui sont dépê­chés des émis­saires venus pour la paix (ch.31 : la harangue de Ulrich Gallet), entê­te­ment, enfin, à ne pas com­prendre le ren­ver­se­ment du rap­port de forces et le mes­sage de son lieu­te­nant Touquedillon (ch. 48) et, pour ter­mi­ner, dénoue­ment per­son­nel misé­rable dans lequel, loin de se repen­tir, il ne rêve que de ven­geance (ch.49).
- Ce tyran s’affranchit non seule­ment de toutes les qua­li­tés morales et humaines pré­co­ni­sées par les huma­nistes, mais aussi de la foi chré­tienne : « La chose est tant hors les metes de rai­son, tant abhor­rente de sens com­mun, que apeine peut elle estre par humain enten­de­ment conceue et,jusques à ce, demou­re­ra non croiable entre les estran­giers, que l’effect asseu­ré et tes­moi­gné leur donne à entendre que rien n’est ny sainct, ny sacré à ceulx qui se sont eman­ci­pez de Dieu et rai­son pour suyvre leurs affec­tions per­verses. » (242).
- À ce manque d’humanité qui lui fait trans­gres­ser toutes les règles, il faut ajou­ter son impé­ria­lisme. En effet, P. s’est entou­ré d’un conseil de flat­teurs, qui abondent dans le sens de ses caprices et le vantent comme un nou­vel Alexandre. A ces pré­ten­tions pré­da­trices que dévoile Toucquedillon, GG répond : « Le temps n’est plus d’ainsi conques­ter les royauemes avecques dom­maige de son pro­chain frere chris­tian ; ceste imi­ta­tion des anciens Hercules, Alexandres, Hannibalz, Scipions, Cesars et aultres telz est contraire à la pro­fes­sion de l’évangile, par lequel nous est com­man­dé, guar­der, saul­ver, regir et admi­nis­trer chas­cun ses pays et terres, non hos­ti­le­ment enva­hir les aultres. » (322)
- Picrochole cumule donc tous les défauts du mau­vais prince : inca­pable d’esprit d’examen lorsqu’éclate le conflit, empor­té par ses pas­sions (colère, cupi­di­té, van­tar­dise et orgueil, aban­don à la fureur), cou­pable, enfin, d’opiniâtreté et de sot­tise extrême alors qu’il aurait l’occasion de sor­tir du conflit la tête haute (grâce à la lar­gesse de Grandgousier) et de mettre fin à celui-ci avant qu’il ne soit trop tard. Il est donc tour à tour effrayant, puis ridi­cule lorsqu’il se trouve en situa­tion d’infériorité : il s’agit bien de l’envers d’un huma­niste, dont le carac­tère let­tré, la culture antique, offri­raient à l’inverse des exemples de sagesse et de mesure en matière de poli­tique (è GG puis Gargantua).

Les cha­pitres 33 et 47 nous éclairent par­ti­cu­liè­re­ment sur l’attitude de Picrochole et la cri­tique qu’elle véhi­cule. Ils opposent en effet la méga­lo­ma­nie du prince encou­ra­gée par ses mau­vais conseillers aux résul­tats de l’errance picrocholine.

Le cha­pitre 33 met en scène, sous la forme d’un dia­logue, le méca­nisme bel­li­ciste par lequel les conseillers, par ambi­tion per­son­nelle, flattent les mau­vais pen­chants du prince pour l’entraîner à la conquête de nou­veaux ter­ri­toires. L’intérêt du cha­pitre est de gros­sir le trait jusqu’à la cari­ca­ture en fai­sant res­sor­tir les déca­lages (le conqué­rant de la Roche- Clermault devient le maître du monde !!), le dis­cours au condi­tion­nel tient lieu de réa­li­té, au point même que le des­ti­na­taire du dis­cours n’en retrouve plus la cohé­rence et voit balayées ses der­nières objec­tions sen­sées. C’est que cette méga­lo­ma­nie fuit toute logique, toute marque de bon sens, celle que tâche en vain de repré­sen­ter Echéphron (p. 259). L’important, c’est de recon­naître ici le ridi­cule qui carac­té­rise ce conqué­rant en chambre, mais aussi, par le registre comique du texte, les inten­tions plus sérieuses de Rabelais qui démonte le méca­nisme redou­table d’une pas­sion incon­trô­lée, prête à s’associer à tous les autres vices par simple sug­ges­tion. On voit, éga­le­ment, les affli­geantes errances du dia­logue per­vers qui ali­mente la folie picrocholine.

Cette pen­sée évan­gé­lique et huma­niste était déjà annon­cée dans le cha­pitre 29 par Grandgousier dans la lettre qu’il adresse à son fils : “Dont j’ay congneu que Dieu eter­nel l’a lais­sé au gou­ver­nail de son franc arbitre et propre sens, qui ne peult etre estre que mes­chant sy par grace divine n’est conti­nuel­le­ment guidé, et pour le conte­nir en office et reduire à congnos­sance me l’a icy envoyé à molestes enseignes.” (p. 236). Il est éga­le­ment per­mis de recon­naître dans ce pas­sage un sens allé­go­rique : la figure de Picrochole ne serait autre que l’expression cari­ca­tu­rale, outran­cière et iro­nique de Charles-Quint, dont l’ambition conqué­rante vise la terre tout entière à la même époque : autre démons­tra­tion du mes­sage codé qui figure dans Gargantua.

On oppo­se­ra bien sûr point par point ce pas­sage au résul­tat de telles ambi­tions dans le cha­pitre 47 : au carac­tère fic­tif des vic­toires de Picrochole, s’oppose la réa­li­té des légions de Grandgousier, levées de manière popu­laire et comme spon­ta­née, le carac­tère d’horlogerie de cette force, bien éloi­gnée de l’emportement des pillards pro­cé­dant par bandes (p. 328). Le dénoue­ment san­glant au palais (Hastiveau et Touquedillon) offre un contraste sai­sis­sant face à l’enthousiasme ver­bal et méga­lo­mane qui l’a pré­cé­dé. Les deux cha­pitres se répondent, et s’inscrivent dans une construc­tion géné­rale du roman en inclusion.

2) Gargantua et Grandousier, princes humanistes

Le jeune Gargantua est repré­sen­ta­tif d’un idéal huma­niste qu’il retrouve et pro­longe à par­tir de l’exemple four­ni par son père. Ces valeurs sont repré­sen­ta­tives d’un idéal de la Renaissance ; elles fondent une réflexion politique.

GG est à la tête d’une monar­chie héré­di­taire et Gargantua est appe­lé à lui suc­cé­der en toute légi­ti­mi­té. Cette héré­di­té du pou­voir n’est pas contes­tée : faute de trou­ver Picrochole, G. fait ins­truire son fils pour qu’il puisse lui suc­cé­der. GG et G. déploient d’ailleurs tous les efforts diplo­ma­tiques pour évi­ter le conflit,tentent toutes les voies pos­sibles de paci­fi­ca­tion, en vain. GG se conduit en prince phi­lo­sophe, rôle qu’il des­tine ensuite à son fils, épou­sant l’idéal du prince chré­tien dans la concep­tion des huma­nistes. Sa bien­veillance lui donne une cer­taine clair­voyance : il com­prend que son fils, pour lui suc­cé­der, doit être ins­truit. Il le confie fina­le­ment à Ponocrates, qui en fait un savant, un esprit réflé­chi, un huma­niste, afin qu’il devienne lui aussi un prince accom­pli, un de ces rois phi­lo­sophes que Platon appelle à la tête de sa répu­blique idéale (GG fait d’ailleurs réfé­rence à Platon p. 322).

Quelles sont les idées prin­ci­pales carac­té­ri­sant cet idéal ?

- GG affirme les rela­tions pri­vi­lé­giées qui doivent régner entre le Prince et ses sujets (P.235 apos­trophe de GG réagis­sant à la nou­velle des exac­tions guer­rières de P : « mes bonnes gens, mes amys et mes feaulx ser­vi­teurs » puis « mes pauvres sub­jectz »). GG est débon­naire et bien­veillant, c’est un père pour ses sujets, dont il a soin de pré­ser­ver la vie : nour­ri par eux, il a le devoir de les pro­té­ger et de les défendre Même s’il répugne à la guerre, au contraire de P., il exprime le devoir de pro­tec­tion comme un devoir pater­nel envers son peuple ( « secou­rir et gua­ran­tir mes pauvres sub­jetz ») ; il est contraint d’entreprendre une guerre défen­sive pour « guar­der [ses] feaulx sub­jectz et terres here­di­taires » (236) : la notion de vas­sal du MA est donc rem­pla­cée par la notion de sujet et R. se livre, à tra­vers ce per­son­nage, à une réflexion huma­niste sur la res­pon­sa­bi­li­té du prince.
S’il est contraint de mener une guerre défen­sive, il entend bien la faire en répan­dant le moins de sang pos­sible, il sou­haite même l’épargner à ses sujets. Loin de récla­mer à des vas­saux, comme le fait P., le ser­vice mili­taire qu’ils lui doivent et auquel ils ne semblent se résoudre qu’à contre­coeur, puisqu’il faut les mena­cer pour l’obtenir, GG, lui, dis­pose d’une armée de métier et refuse à ses alliés les secours qu’ils pro­posent tant que cela n’est pas indis­pen­sable.
Il mène la même réflexion (et lexique est aussi le même : « mes féaux sujets ») dans sa lettre à G., où il lui trans­met son devoir de pro­tec­tion en fai­sant réfé­rence au « droit natu­rel » et où il lui rap­pelle que ses études huma­nistes vont prendre sens en se pro­lon­geant et en se réa­li­sant dans l’action.
- Il prône les bien­faits de la paix, et du règle­ment des conflits par la diplo­ma­tie, ce qui sup­pose l’écoute, le res­pect et l’amour d’autrui : cette dimen­sion est par­ti­cu­liè­re­ment accen­tuée dans le dis­cours de Gargantua, la géné­ro­si­té du vain­queur allant jusqu’à faire des dons au vain­cu plu­tôt que de l’humilier, sus­ci­tant ainsi l’élan de son coeur et sa recon­nais­sance. Ici se recon­naît l’esprit de l’Evangile, à l’opposé du rex catho­li­cus Charles Quint (p. 340). C’est dans cet esprit qu’on octroie la liber­té aux pri­son­niers de guerre. (“Je vous absous et délivre, et vous rend francs et libères comme par avant”, p. 344). Compatissant pour les souf­frances des bles­sés, il crée pour eux un hôpi­tal, le grand noso­come ; il récom­pense lar­ge­ment ses troupes, et traite les vain­cus avec une grande huma­ni­té.
- Le refus de la conquête : GG recherche une alliance paci­fique avec les autres états (p ; 233 « P …mon amy ancien, de tout temps, de toute race et alliance » » ou début de la harangue d’Ulrich Gallet p.241). Ce refus de la conquête, affir­mé par Grandgousier (p. 322), est confir­mé par Gargantua puisqu’il confie le trône de Picrochole désor­mais vacant au fils de ce der­nier. Les béné­fices de la guerre seront donc, non pas maté­riels et inté­res­sés, mais d’ordre huma­niste : on peut sup­po­ser que le futur roi, bien formé par Ponocrates, gou­ver­ne­ra sage­ment. (p. 346)
- La fer­me­té vis à vis des fau­teurs de troubles (Picrochole et ses conseillers) : les valeurs chré­tiennes n’excluent pas la luci­di­té (p. 346). Les méchants seront punis ; lais­sé à sa folie soli­taire, Picrochole som­bre­ra dans la misère men­tale et phy­sique. Tel est son châ­ti­ment, qu’il doit avant tout à lui-même.
- La parole est au coeur de cette mis­sion civi­li­sa­trice : celle du père et du fils, de manière crois­sante, et de plus en plus offi­cielle, à l’opposé des pro­pos de Picrochole, réduits à la seule invec­tive : il finit d’ailleurs dans le mutisme le plus com­plet à la fin du roman. A l’opposé, est mise en avant une parole qui se revêt de pres­tige du côté des vain­queurs : elle est orga­ni­sée, construite, et atten­tive à la place du des­ti­na­taire (cha­pitre 50).
- Enfin, la valeur de piété se voit sans cesse réaf­fir­mée :Dieu doit gui­der le roi et son fils, GGprie et s’inspire de la lec­ture de l’Evangile : c’est un roi chré­tien. Tout son office est de bien admi­nis­trer les terres qu’il a reçues de ses pères et il ne cherche pas à les aug­men­ter. P. au contraire est consi­dé­ré comme délais­sé de Dieu (cf harangue d’Ulrich Gallet : et réponse au roi « cest homme est du tout hors du sens et délais­sé de dieu » p. 246 ), peut-être abusé par des illu­sions diaboliques.

A l’opposé de leur adver­saire P., GG et G. pré­sentent donc toutes les carac­té­ris­tiques du prince huma­niste tel que les huma­nistes (Budé, De l’institution du prince chré­tien, 1519/ L’Institution du prince chré­tien, Erasme, 1515), le peignent dans leurs ouvrages sur l’éducation du prince : humains, paci­fiques, avi­sés, ins­truits et chrétiens.

Les réflexions poli­tiques de Grandgousier s’affirment tout par­ti­cu­liè­re­ment au cha­pitre 46 (“Comment Grandgousier trai­ta humai­ne­ment Toucquedillon pri­son­nier”) et dans la harangue de Gargantua (cha­pitre 50 : “La concion que fit Gargantua es vain­cus”). Dans les pas­sages pré­cé­dents, on constate que les exploits et anec­dotes rele­vant du gigan­tisme dans la tra­di­tion des Chroniques (assaut du châ­teau du bois de Vède, péle­rins man­gés en salade, noyade des gens de Picrochole, etc.) sont por­tés à l’excès, dans une forme de paro­die. Il s’agit donc moins de convaincre et d’impressionner le lec­teur, que de le faire entrer dans un jeu nar­ra­tif où l’essentiel gigan­tal se trou­ve­rait ailleurs : dans un abyme de sagesse et de réflexion poli­tique. Non seule­ment, Gargantua fait preuve de dis­cer­ne­ment au sein de la bataille, mais il est capable éga­le­ment de rai­son­ne­ment au milieu du com­bat et d’une maî­trise suf­fi­sante pour trou­ver un juste dénoue­ment pour vain­queurs et vain­cus à la fin du conflit : comme l’affirme Jacques Casari (article dans Analyses et réflexions sur Gargantua, ouvrage col­lec­tif, Ellipses, 2003) “la for­ma­tion huma­niste de Ponocrates a donc pro­duit un prince res­pon­sable. Vertus, modé­ra­tion, réflexion, huma­nisme, res­pon­sa­bi­li­té, tout cela s’exprime avec encore plus de force dans les der­nières pages consa­crées à la guerre.”

Outre les réflexions de Grandgousier (cha­pitre 46) et la harangue de Gargantua (cha­pitre 50), la harangue d’Ulrich Gallet, repré­sen­ta­tive de la mesure et de la sagesse dans le domaine poli­tique, joue éga­le­ment un rôle impor­tant dans la concep­tion du pou­voir déve­lop­pée par Rabelais (il faut éga­le­ment remar­quer qu’il s’agit là d’un modèle de dis­cours, auquel on peut oppo­ser celui de Janotus de Bragmardo au cha­pitre 19).
La harangue d’Ulrich Gallet est un modèle de construc­tion rhé­to­rique. Son pro­pos est fidèle aux cinq étapes d’un tel dis­cours, mar­quées par des tran­si­tions et des liens logiques.
1 – Exorde dans lequel il s’appuie sur une situa­tion humaine uni­ver­selle (la dou­leur cau­sée par le sen­ti­ment de tra­hi­son) ; cette ouver­ture dra­ma­tise la situa­tion, la place sous des cou­leurs tra­giques. (§ 1)
2- Narration : le récit des dom­mages subis (l’invasion de Picrochole), qu’aggrave le pacte d’alliance entre les deux royaumes (§ 2 et 3)
3- Réfutation des mau­vais argu­ments poten­tiels du des­ti­na­taire (une inva­sion qui serait indif­fé­rente au Souverain juge ? > Rien n’échappe à la jus­tice de Dieu – la marque du des­tin qui aurait frap­pé le royaume de Picrochole ? > Il n’avait pas le droit d’entraîner ainsi ses voi­sins dans sa chute – Le tort causé aux sujets ou domaines de Picrochole ? > Il fal­lait d’abord mener une enquête pour s’en assu­rer (§ 4 à 6)
4- Confirmation : Mise en avant de deux argu­ments, le carac­tère inac­cep­table du pillage et la capa­ci­té de riposte de Grandgousier. (§ 6)
5- Péroraison : Injonction sans appel : il faut libé­rer les terres occu­pées, ver­ser une somme pour les dom­mages occa­sion­nés et lais­ser en otage un cer­tain nombre de dignitaires.

En outre, le dis­cours est émaillé de pro­cé­dés rhé­to­riques sup­po­sés convaincre et per­sua­der : pré­sence constante du des­ti­na­taire dans le dis­cours, inter­ro­ga­tions ora­toires (§ 4, 5), élé­ments de recon­nais­sance objec­tive (actuelles, his­to­riques), juge­ments de carac­tère moral ou phi­lo­so­phique, réfé­rence à un sys­tème de valeurs dans les­quelles l’auditeur peut se recon­naître, y com­pris reli­gieuses (ethos), appel à la recon­nais­sance du coeur (pathos), etc.

Le dis­cours d’Ulrich Gallet est donc conforme aux cha­pitres de Gargantua dans les­quels le nar­ra­teur quitte la fan­tai­sie du pro­pos pour un dis­cours de por­tée didac­tique. Indirectement, les paroles d’Ulrich Gallet annoncent celles de Grandgousier, prince phi­lo­sophe du cha­pitre 45 (p. 320).

3) Quel type de gouvernement ?

S’il y a bien, dans cette pré­sen­ta­tion du monarque idéal sou­cieux de pro­té­ger des sujets qui le nour­rissent, l’esquisse d’un gou­ver­ne­ment contrac­tuel, le contrat reste cepen­dant limi­té et n’introduit aucune éga­li­té entre le roi et ses sujets. Pour Rabelais, le prince reste bien d’une espèce à part, comme les aris­to­crates qu’on élève à Thélème pour en faire ses cour­ti­sans. Les princes sont d’ailleurs des géants dans ce récit. C’est a prince qu’il incombe la bonne orga­ni­sa­tion de la socié­té : le sys­tème est éli­tiste et patriar­cal et la notion de nation reste absente de la pen­sée de R. Le peuple, « tant badault et tant inepte de nature » (154), n’est qu’un enfant qu’il faut conduire et pro­té­ger, et la façon dont il est peint dans l’épisode des cloches de ND le rap­pelle bien. A Thélème n’entrent que des jeunes gens « bien nez » (374). Le roi reste le sei­gneur et le pro­prié­taire de ses terres et, semble-t-il, aussi de ses sujets. Toutefois, son auto­ri­té n’est pas de droit divin, mais de droit natu­rel, comme GG le rap­pelle dans sa lettre à G : « force me est te rap­pel­ler au sub­side des gens et biens qui te sont par droict natu­rel affiez. » (234). Le roi n’est donc pas sacré, son pou­voir est essen­tiel­le­ment tem­po­rel, et son ascen­dance, comme le rap­pelle Alcofribas dans le pre­mier cha­pitre, peut même n’être pas brillante : « Je pense que plu­sieurs sont aujourd­huy empe­reurs, Roys, ducz, princes et Papes en la terre, les­quelz sont des­cen­duz de quelques por­teurs de roga­tons et de cous­tretz. » (54). Ceci ne semble pas enta­cher la légi­ti­mi­té de la suc­ces­sion héré­di­taire.
En cela, Rabelais se dis­tingue de T. More dont le royaume d’Utopie n’a pas de roi, mais des princes élus dans les cinquante-quatre villes qui le forment. Les princes sont élus à vie, mais n’ont que des pou­voirs limi­tés. Le modèle est celui de la cité antique. Erasme lui-même pré­co­nise l’élection des princes, pour remé­dier aux crises dynas­tiques qui sont tou­jours source de guerres. Il remet ainsi en cause la monar­chie héréditaire.

L’innovation du sys­tème rabe­lai­sien n’est donc pas démo­cra­tique : le peuple n’est pas affran­chi à pro­pre­ment par­ler et, s’il cesse d’être trai­té en esclave au nom de la fra­ter­ni­té humaine, il reste entiè­re­ment dépen­dant de l’autorité du roi. En revanche, le roi, lui, se trouve placé sous l’autorité de Dieu, qu’il ne faut pas confondre avec celle de l’Eglise. Les rois de R. lisent l’Evangile, prient, mais ne consultent pas les prêtres (on ne sau­rait consi­dé­rer Frère Jean comme tel).

Source : mis­pe­laere Haut

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