B. Le point de vue de l’ethnologie et la question de l’intolérance
Le point de vue des ethnologues est sur ce point assez instructif. Témoin le contraste des positions prises par Claude Lévi-Strauss dans son œuvre.
Selon lui, il faut tout de même marquer une différence entre le racisme et l’intolérance culturelle. C’est la position que prend Claude Lévi-Strauss. « Le racisme est une doctrine qui prétend voir dans les caractères intellectuels et moraux attribués à un ensemble d’individus, de quelque façon qu’on le définisse, l’effet nécessaire d’un commun patrimoine génétique ». Le racisme est une doctrine, pas exactement une attitude. Les thèses de Mein Kampf d’Adolf Hitler soutiennent ouvertement une doctrine raciste. La doctrine nazie fait prévaloir l’idée de la supériorité d’une race par rapport à une autre et l’idée que la race aryenne aurait une dignité de culture supérieure. Le programme d’Hitler a été littéralement mis à exécution, il composait une idéologie politique qui impliquait que le « sang allemand » soit purifié des « éléments juifs », d’où la série de mesures prises par le régime nazi, depuis le fait d’écarter les juifs de responsabilités, du travail, puis de leur faire porter l’étoile jaune, jusqu’à la « solution finale » du génocide. Le XIXème siècle a connu plusieurs formes de théories racistes. La réfutation qu’en apporte Levi-Stauss est nette et sans ambiguïté : il n’y a aucune correspondance entre les quelques races que l’on parvient difficilement à distinguer d’une point de vue biologique et les centaines de cultures présentes sur terre. Il n’y a aucun rapport entre l’évolution biologique et l’héritage culturel. Une culture n’a rien d’inné, elle est acquise par l’éducation de l’être humain en société, elle n’est pas un legs de l’hérédité. Il n’existe pas de supériorité en matière de culture, mais seulement une diversité relative. Le concept de supériorité culturelle est issu d’un préjugé fondamental qui est l’ethnocentrisme, la tendance à ne concevoir de modèle de l’humain que dans sa propre culture. Celui qui voit dans l’autre un « barbare », ne fait que réifier la différence culturelle en se prenant lui-même pour un « civilisé », point de vue que l’on peut immédiatement retourner. Chaque culture peut se donner la prétention d’être l’unique modèle possible de « civilisation » et dénier à d’autres cultures cette dignité, pour les dévaler au rang de « barbares ».
Il n’y a pas de fondement scientifique du racisme. En réalité, le racisme est une forme durcie d’ethnocentrisme. Il est lui-même culturel et rien d’autre. « Loin qu’il faille se demander si la culture est ou non fonction de la race, nous découvrons que la race – ou ce que l’on entend généralement par ce terme – est une fonction parmi d’autres de la culture ». Qu’en est-il alors de l’attitude d’intolérance culturelle, par rapport au racisme ? Selon Lévi-Strauss, « On ne saurait ranger sous la même rubrique, ou imputer automatiquement au même préjugé l’attitude d’individus ou de groupes que leur fidélité à certaines valeurs rend partiellement ou totalement insensibles à d’autres valeurs. Il n’est nullement coupable de placer une manière de vivre et de penser au-dessus de toutes les autres, et d’éprouver peu d’attirance envers tels ou tels dont le genre de vie, respectable en lui-même, s’éloigne par trop de celui auquel on est traditionnellement attaché. Cette incommunicabilité relative n’autorise certes pas à opprimer ou détruire les valeurs qu’on rejette ou leurs représentants, mais, maintenue dans ces limites, elle n’a rien de révoltant. Elle peut même représenter le prix à payer pour que les systèmes de valeurs de chaque famille spirituelle ou de chaque communauté se conservent, et trouvent dans leur propre fonds les ressources nécessaires à leur renouvellement. Si comme je l’ai écrit ailleurs, il existe entre les sociétés humaines un certain optimum de diversité au-delà duquel elles ne sauraient aller, mais en dessous duquel elles ne peuvent non plus descendre sans danger, on doit reconnaître que cette diversité résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s’opposer à celles qui l’environnent, de se distinguer d’elles, en un mot d’être soi ».
Texte assez étrange, car il justifie en un sens l’intolérance. Lévi-Stauss, reproduit, au niveau collectif, un raisonnement que l’ego tient aisément au niveau individuel, et qui est précisément ce que l’on appelle l’égocentrisme. « Moi », veut se perpétuer dans sa différence avec les autres, et « moi » croit qu’il doit pour cela sauvegarder sa différence et lutter pour sa reconnaissance individuelle. « Moi » n’existe pas sans le territoire de ses appartenances qu’il revendique pour sien. « Moi » se sent confirmé dans son sentiment d’identité, par la volonté de puissance qui lui permettre de soumettre un autre moi et d’affirmer sa suprématie à son égard, d’où la racine même de la relation conflictuelle des ego. « Moi » a nécessairement conscience que l’autre par définition n’est pas comme « moi », qu’il est différent et il est d’autant plus différence que « moi » affirme sa singularité irréductible. La seule façon que possède l’ego d’être « soi », c’est cette attitude imbécile qui consiste dans ses désirs de s’opposer à d’autre ego. Dans Race et histoire Lévi-Strauss reconnaissait d’ailleurs cette relation entre l’ethnocentrisme et son fondement psychologique.
Lévi-Strauss traite l’entité appelée « culture », comme l’analogue de l’entité que nous appelons l’ego. L’étrangeté de cette position c’est qu’elle permettrait, d’un côté de réprouver les conduites de l’égocentrisme individuel, et même à la limite de se révolter contre lui, mais de justifier le souci de la différence culturelle en montrant que la tolérance a des limites et qu’il n’est pas révoltant que les hommes d’une culture placent leur manière de vivre bien au-dessus de celles des autres cultures !
Admettons que le maintien d’une tradition suppose effectivement l’élément de la purification qui veut que toute culture cherche à sauvegarder la grandeur de ses traditions et ne puisse pas incorporer tout et n’importe quoi d’une autre culture. Personne ne peut raisonnablement souhaiter pour l’avenir, ne voir à la surface de la terre que des individus tous semblables, écoutant la même musique, portant les même jeans, buvant le même coca, mangeant les mêmes hamburger frittes et parlant une seule langue, l’anglais. La richesse de la diversité culturelle mérite d’être conservé, car elle contient des secrets que la culture occidentale a complètement perdus. Seulement, l’élément de la purification n’a de sens que lié à celui de l’intégration et de la croissance. Une culture ne peut se maintenir, se développer, connaître un progrès, que si elle parvient à intégrer les éléments de la révolution qui a lieu dans l’actuel, sans se renier entièrement. Il n’y a tout de même pas de contradiction absolue à conserver le soin de la terre et le savoir traditionnel et à incorporer dans le travail du paysan l’usage d’un tracteur climatisé. Ce n’est pas parce qu’internet est présent au foyer que pour autant, l’indien va oublier sa dévotion à Lakshmi ou à Ganesh, et la tradition védique. On peut aimer sa langue natale et entretenir des traditions, sans devoir renoncer à acquisitions technologiques.
Mais il y a par contre un fossé dangereux à franchir entre le soin dévoué à conserver la tradition et l’attitude hautaine de supériorité culturelle, l’opposition brutale à une autre culture. C’est là que nous avons ne pas comprendre pourquoi Lévi-Strauss peut écrire : « rien ne compromet davantage, n’affaiblit de l’intérieur, et n’affadit la lutte contre le racisme que cette façon de mettre le terme, si j’ose dire, à toutes les sauces, en confondant une théorie fausse, mais explicite, avec des inclinations et des attitudes communes dont il serait illusoire d’imaginer que l’humanité puisse un jour s’affranchir ni même qu’il faille le lui souhaiter ».
Or, sur ce chapitre, on ne peut pas transiger, il est indispensable que l’humanité s’affranchisse des attitudes d’intolérance culturelle et il est non-seulement souhaitable qu’elle le fasse, mais c’est même une question de survie de l’humanité dans l’avenir.
L’erreur de l’ethnologue, c’est de réifier le concept même de « culture » en le séparant de la seule existence qui soit réelle, celle de l’individu qui y croit, qui s’y identifie et qui la défend bec et ongles. C’est la même déformation que l’on rencontre chez le sociologue qui finit par s’imaginer que la « société » existe, indépendamment des individus. Comme le dit Michel Henry, ce n’est pas la « société » qui va réparer mes problèmes de fuite d’eau, c’est un individu vivant. La « culture », la « société », cela n’existe pas en soi, seuls existent des êtres humains conscients qui se représentent leur existence dans une culture et dans une société. Les tendances qui érigent des séparations culturelles ne proviennent que d’une conscience séparative qui est celle de l’individu. Cela n’a rien à voir avec un atavisme génétique, ce n’est que l’effet d’un conditionnement culturel. Et pourtant, Lévi-Strauss y croit : « parce que ces inclinations et ces attitudes sont, en quelque sorte, consubstantielles à notre espèce, nous n’avons pas le droit de nous dissimuler qu’elles jouent un rôle dans l’histoire : toujours inévitables, souvent fécondes, et en même temps grosses de dangers quand elles s’exacerbent ». Ce qui nous ramène justement à une prétendue « hérédité », derrière les attitudes intolérantes, donc en le disant ainsi, on revient directement au racisme.
Ce n’est pas parce que le conditionnement culturel a mis massivement jusqu’ici l’accent jusqu’ici sur la séparation, qu’il faut s’aligner sur sa représentation, ni que cela corresponde en quoi que ce soit avec la réalité. Il faudrait d’abord que la séparation existe de fait. Or la séparation est un concept issu de la pensée dualisante. Rien de plus. Il serait donc intéressant d’examiner en terme de connaissance de l’ego le propos que tient par exemple Michel Izard dans la préface de la nouvelle édition de Race et histoire publiée par l’UNESCO en 2001 :« Nous butons sur une aporie : les cultures existent et se renouvellent en collaborant les unes avec les autres, mais elles ont besoin, pour exister et se renouveler, de disposer en quelque manière d’une base de repli identitaire à partir de laquelle elles affirment une singularité qui paraît s’opposer à l’ouverture vers l’extérieur […] A travers les aléas de l’histoire, toute culture est confrontée à une exigence de sauvegarde de ce que, consciemment ou non, elle juge inhérent à sa raison d’être ». Il faudrait sérieusement méconnaître la nature du fonctionnement de l’ego, pour ne pas voir ce que signifie ici : « repli identitaire » et « singularité » ; pour ne pas se rendre compte que ces catégories n’ont pas d’autre origine que celle des stratégies de l’ego. Qui est à lui seul la « raison d’être » ! La raison d’être de la séparation, la raison d’être des conflits culturels, la raison d’être de l’aversion pour l’autre, la raison d’être de l’incapacité de voir justement l’autre en soi-même dans une conscience infiniment plus large.
Prenons encore un autre passage pour entrer encore plus dans le vif du sujet. Dans De près et de loin, écrit en collaboration avec Didier Eribon, on peut lire ceci :
« Didier Eribon : Y‑a-t-il des apparences physiques qui font naître chez vous de l’antipathie ?
Claude Lévi-Strauss : Vous voulez dire des types ethniques ? Non, bien sûr. Tous incluent des sous-types qui, les uns, nous semblent attrayants, d’autres pas. Dans certaines communautés indiennes du Brésil, je me sentais entouré de beaux êtres ; d’autres m’offraient le spectacle d’une humanité dégradée. […] En portant de tels jugements, nous appliquons les canons de notre culture. Seuls valent en l’occurrence celle des intéressés.
De même j’appartiens à une culture qui a un style de vie, un système de valeurs distinctifs ; et donc, des cultures très différentes ne me séduisent pas automatiquement.
Didier Eribon : Vous ne les aimez pas ?
Claude Lévi-Strauss : Ce serait trop dire. Si je les étudie en ethnologue, je le fais avec toute l’objectivité et même l’empathie dont je suis capable. Il n’empêche que certaines cultures s’accordent moins volontiers que d’autres à la mienne.
Didier Eribon : Raymond Aron cite une lettre que vous lui avez adressée en 1967, à propos de la politique israélienne : “Je ne puis évidemment pas ressentir comme une blessure fraîche à mon flanc” écriviez-vous, “la destruction des Peaux-Rouges, et réagir à l’inverse quand des Arabes palestiniens sont en cause, même si (comme c’est le cas) les brefs contacts que j’ai eus avec le monde arabe m’ont inspiré une indéracinable antipathie.“
Claude Lévi-Strauss : La formule est excessive. J’écrivais au courant de la plume, et je ne voulais pas qu’Aron se méprît sur mon attitude en me prêtant des sentiments pro-Arabes. Il est toutefois vrai qu’au cours de quelques mois passés dans des pays islamiques – le Pakistan et ce qui est aujourd’hui devenu le Bangladesh – je n’ai pas, comme on dit “accroché”. Dans Tristes tropiques, je me suis confessé à ce sujet ».
Nous n’avons pas du tout ici l’intention de conduire ici une polémique – il faut tout suite se porter au-delà des polémiques du mental, aller droit à la racine même du problème en nous-même – , mais ce qui est remarquable ici, c’est la cohérence avec le propos tenu précédemment. Le point de vue de l’ethnologue met d’abord l’accent sur la diversité. Il distingue le comportement théorique qui est à même de relativiser la diversité, et sur le plan pratique, l’attachement humain très net à une identité culturelle. C’est seulement cet attachement qui peut expliquer « l’indéracinable antipathie » à l’égard d’une autre culture trop différente. A cet attachement est indéfectiblement lié la conscience de la dualité et de la séparation. L’intellect théorique peut produire et justifier le concept mental de tolérance. Il peut tenter d’aller de la diversité admise à une unité théorique. Mais il reste difficile de faire descendre la tolérance sur le plan pratique où règne en maître l’ego avec son sens de la division et de la séparation.
A.N.I
Sous la diversité culturelle y a t‑il une unité du genre humain ?
A. Identité culturelle et conflit
B. Le point de vue de l’ethnologie et la question de l’intolérance
C. La vision de l’unité dans la diversité