Sous la diversité culturelle y a t‑il une unité du genre humain ? (II)

Temps de lec­ture : 8 minutes

B. Le point de vue de l’ethnologie et la ques­tion de l’intolérance

Le point de vue des eth­no­logues est sur ce point assez ins­truc­tif. Témoin le contraste des posi­tions prises par Claude Lévi-Strauss dans son œuvre.
Selon lui, il faut tout de même mar­quer une dif­fé­rence entre le racisme et l’intolérance cultu­relle. C’est la posi­tion que prend Claude Lévi-Strauss. « Le racisme est une doc­trine qui pré­tend voir dans les carac­tères intel­lec­tuels et moraux attri­bués à un ensemble d’in­di­vi­dus, de quelque façon qu’on le défi­nisse, l’ef­fet néces­saire d’un com­mun patri­moine géné­tique ». Le racisme est une doc­trine, pas exac­te­ment une atti­tude. Les thèses de Mein Kampf d’Adolf Hitler sou­tiennent ouver­te­ment une doc­trine raciste. La doc­trine nazie fait pré­va­loir l’idée de la supé­rio­ri­té d’une race par rap­port à une autre et l’idée que la race aryenne aurait une digni­té de culture supé­rieure. Le pro­gramme d’Hitler a été lit­té­ra­le­ment mis à exé­cu­tion, il com­po­sait une idéo­lo­gie poli­tique qui impli­quait que le « sang alle­mand » soit puri­fié des « élé­ments juifs », d’où la série de mesures prises par le régime nazi, depuis le fait d’écarter les juifs de res­pon­sa­bi­li­tés, du tra­vail, puis de leur faire por­ter l’étoile jaune, jusqu’à la « solu­tion finale » du géno­cide. Le XIXème siècle a connu plu­sieurs formes de théo­ries racistes. La réfu­ta­tion qu’en apporte Levi-Stauss est nette et sans ambi­guï­té : il n’y a aucune cor­res­pon­dance entre les quelques races que l’on par­vient dif­fi­ci­le­ment à dis­tin­guer d’une point de vue bio­lo­gique et les cen­taines de cultures pré­sentes sur terre. Il n’y a aucun rap­port entre l’évolution bio­lo­gique et l’héritage cultu­rel. Une culture n’a rien d’inné, elle est acquise par l’éducation de l’être humain en socié­té, elle n’est pas un legs de l’hérédité. Il n’existe pas de supé­rio­ri­té en matière de culture, mais seule­ment une diver­si­té rela­tive. Le concept de supé­rio­ri­té cultu­relle est issu d’un pré­ju­gé fon­da­men­tal qui est l’ethnocentrisme, la ten­dance à ne conce­voir de modèle de l’humain que dans sa propre culture. Celui qui voit dans l’autre un « bar­bare », ne fait que réi­fier la dif­fé­rence cultu­relle en se pre­nant lui-même pour un « civi­li­sé », point de vue que l’on peut immé­dia­te­ment retour­ner. Chaque culture peut se don­ner la pré­ten­tion d’être l’unique modèle pos­sible de « civi­li­sa­tion » et dénier à d’autres cultures cette digni­té, pour les déva­ler au rang de « bar­bares ».
Il n’y a pas de fon­de­ment scien­ti­fique du racisme. En réa­li­té, le racisme est une forme dur­cie d’ethnocentrisme. Il est lui-même cultu­rel et rien d’autre. « Loin qu’il faille se deman­der si la culture est ou non fonc­tion de la race, nous décou­vrons que la race – ou ce que l’on entend géné­ra­le­ment par ce terme – est une fonc­tion parmi d’autres de la culture ». Qu’en est-il alors de l’attitude d’intolérance cultu­relle, par rap­port au racisme ? Selon Lévi-Strauss, « On ne sau­rait ran­ger sous la même rubrique, ou impu­ter auto­ma­ti­que­ment au même pré­ju­gé l’at­ti­tude d’in­di­vi­dus ou de groupes que leur fidé­li­té à cer­taines valeurs rend par­tiel­le­ment ou tota­le­ment insen­sibles à d’autres valeurs. Il n’est nul­le­ment cou­pable de pla­cer une manière de vivre et de pen­ser au-dessus de toutes les autres, et d’é­prou­ver peu d’at­ti­rance envers tels ou tels dont le genre de vie, res­pec­table en lui-même, s’é­loigne par trop de celui auquel on est tra­di­tion­nel­le­ment atta­ché. Cette incom­mu­ni­ca­bi­li­té rela­tive n’au­to­rise certes pas à oppri­mer ou détruire les valeurs qu’on rejette ou leurs repré­sen­tants, mais, main­te­nue dans ces limites, elle n’a rien de révol­tant. Elle peut même repré­sen­ter le prix à payer pour que les sys­tèmes de valeurs de chaque famille spi­ri­tuelle ou de chaque com­mu­nau­té se conservent, et trouvent dans leur propre fonds les res­sources néces­saires à leur renou­vel­le­ment. Si comme je l’ai écrit ailleurs, il existe entre les socié­tés humaines un cer­tain opti­mum de diver­si­té au-delà duquel elles ne sau­raient aller, mais en des­sous duquel elles ne peuvent non plus des­cendre sans dan­ger, on doit recon­naître que cette diver­si­té résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s’op­po­ser à celles qui l’en­vi­ronnent, de se dis­tin­guer d’elles, en un mot d’être soi ».
Texte assez étrange, car il jus­ti­fie en un sens l’intolérance. Lévi-Stauss, repro­duit, au niveau col­lec­tif, un rai­son­ne­ment que l’ego tient aisé­ment au niveau indi­vi­duel, et qui est pré­ci­sé­ment ce que l’on appelle l’égocentrisme. « Moi », veut se per­pé­tuer dans sa dif­fé­rence avec les autres, et « moi » croit qu’il doit pour cela sau­ve­gar­der sa dif­fé­rence et lut­ter pour sa recon­nais­sance indi­vi­duelle. « Moi » n’existe pas sans le ter­ri­toire de ses appar­te­nances qu’il reven­dique pour sien. « Moi » se sent confir­mé dans son sen­ti­ment d’identité, par la volon­té de puis­sance qui lui per­mettre de sou­mettre un autre moi et d’affirmer sa supré­ma­tie à son égard, d’où la racine même de la rela­tion conflic­tuelle des ego. « Moi » a néces­sai­re­ment conscience que l’autre par défi­ni­tion n’est pas comme « moi », qu’il est dif­fé­rent et il est d’autant plus dif­fé­rence que « moi » affirme sa sin­gu­la­ri­té irré­duc­tible. La seule façon que pos­sède l’ego d’être « soi », c’est cette atti­tude imbé­cile qui consiste dans ses dési­rs de s’opposer à d’autre ego. Dans Race et his­toire Lévi-Strauss recon­nais­sait d’ailleurs cette rela­tion entre l’ethnocentrisme et son fon­de­ment psy­cho­lo­gique.
Lévi-Strauss traite l’entité appe­lée « culture », comme l’analogue de l’entité que nous appe­lons l’ego. L’étrangeté de cette posi­tion c’est qu’elle per­met­trait, d’un côté de réprou­ver les conduites de l’égocentrisme indi­vi­duel, et même à la limite de se révol­ter contre lui, mais de jus­ti­fier le souci de la dif­fé­rence cultu­relle en mon­trant que la tolé­rance a des limites et qu’il n’est pas révol­tant que les hommes d’une culture placent leur manière de vivre bien au-dessus de celles des autres cultures !
Admettons que le main­tien d’une tra­di­tion sup­pose effec­ti­ve­ment l’élément de la puri­fi­ca­tion qui veut que toute culture cherche à sau­ve­gar­der la gran­deur de ses tra­di­tions et ne puisse pas incor­po­rer tout et n’importe quoi d’une autre culture. Personne ne peut rai­son­na­ble­ment sou­hai­ter pour l’avenir, ne voir à la sur­face de la terre que des indi­vi­dus tous sem­blables, écou­tant la même musique, por­tant les même jeans, buvant le même coca, man­geant les mêmes ham­bur­ger frittes et par­lant une seule langue, l’anglais. La richesse de la diver­si­té cultu­relle mérite d’être conser­vé, car elle contient des secrets que la culture occi­den­tale a com­plè­te­ment per­dus. Seulement, l’élément de la puri­fi­ca­tion n’a de sens que lié à celui de l’intégration et de la crois­sance. Une culture ne peut se main­te­nir, se déve­lop­per, connaître un pro­grès, que si elle par­vient à inté­grer les élé­ments de la révo­lu­tion qui a lieu dans l’actuel, sans se renier entiè­re­ment. Il n’y a tout de même pas de contra­dic­tion abso­lue à conser­ver le soin de la terre et le savoir tra­di­tion­nel et à incor­po­rer dans le tra­vail du pay­san l’usage d’un trac­teur cli­ma­ti­sé. Ce n’est pas parce qu’internet est pré­sent au foyer que pour autant, l’indien va oublier sa dévo­tion à Lakshmi ou à Ganesh, et la tra­di­tion védique. On peut aimer sa langue natale et entre­te­nir des tra­di­tions, sans devoir renon­cer à acqui­si­tions tech­no­lo­giques.
Mais il y a par contre un fossé dan­ge­reux à fran­chir entre le soin dévoué à conser­ver la tra­di­tion et l’attitude hau­taine de supé­rio­ri­té cultu­relle, l’opposition bru­tale à une autre culture. C’est là que nous avons ne pas com­prendre pour­quoi Lévi-Strauss peut écrire : « rien ne com­pro­met davan­tage, n’af­fai­blit de l’in­té­rieur, et n’af­fa­dit la lutte contre le racisme que cette façon de mettre le terme, si j’ose dire, à toutes les sauces, en confon­dant une théo­rie fausse, mais expli­cite, avec des incli­na­tions et des atti­tudes com­munes dont il serait illu­soire d’i­ma­gi­ner que l’hu­ma­ni­té puisse un jour s’af­fran­chir ni même qu’il faille le lui sou­hai­ter ».
Or, sur ce cha­pitre, on ne peut pas tran­si­ger, il est indis­pen­sable que l’humanité s’affranchisse des atti­tudes d’intolérance cultu­relle et il est non-seulement sou­hai­table qu’elle le fasse, mais c’est même une ques­tion de sur­vie de l’humanité dans l’avenir.
L’erreur de l’ethnologue, c’est de réi­fier le concept même de « culture » en le sépa­rant de la seule exis­tence qui soit réelle, celle de l’individu qui y croit, qui s’y iden­ti­fie et qui la défend bec et ongles. C’est la même défor­ma­tion que l’on ren­contre chez le socio­logue qui finit par s’imaginer que la « socié­té » existe, indé­pen­dam­ment des indi­vi­dus. Comme le dit Michel Henry, ce n’est pas la « socié­té » qui va répa­rer mes pro­blèmes de fuite d’eau, c’est un indi­vi­du vivant. La « culture », la « socié­té », cela n’existe pas en soi, seuls existent des êtres humains conscients qui se repré­sentent leur exis­tence dans une culture et dans une socié­té. Les ten­dances qui érigent des sépa­ra­tions cultu­relles ne pro­viennent que d’une conscience sépa­ra­tive qui est celle de l’individu. Cela n’a rien à voir avec un ata­visme géné­tique, ce n’est que l’effet d’un condi­tion­ne­ment cultu­rel. Et pour­tant, Lévi-Strauss y croit : « parce que ces incli­na­tions et ces atti­tudes sont, en quelque sorte, consub­stan­tielles à notre espèce, nous n’a­vons pas le droit de nous dis­si­mu­ler qu’elles jouent un rôle dans l’his­toire : tou­jours inévi­tables, sou­vent fécondes, et en même temps grosses de dan­gers quand elles s’exa­cerbent ». Ce qui nous ramène jus­te­ment à une pré­ten­due « héré­di­té », der­rière les atti­tudes into­lé­rantes, donc en le disant ainsi, on revient direc­te­ment au racisme.
Ce n’est pas parce que le condi­tion­ne­ment cultu­rel a mis mas­si­ve­ment jusqu’ici l’accent jusqu’ici sur la sépa­ra­tion, qu’il faut s’aligner sur sa repré­sen­ta­tion, ni que cela cor­res­ponde en quoi que ce soit avec la réa­li­té. Il fau­drait d’abord que la sépa­ra­tion existe de fait. Or la sépa­ra­tion est un concept issu de la pen­sée dua­li­sante. Rien de plus. Il serait donc inté­res­sant d’examiner en terme de connais­sance de l’ego le pro­pos que tient par exemple Michel Izard dans la pré­face de la nou­velle édi­tion de Race et his­toire publiée par l’UNESCO en 2001 :« Nous butons sur une apo­rie : les cultures existent et se renou­vellent en col­la­bo­rant les unes avec les autres, mais elles ont besoin, pour exis­ter et se renou­ve­ler, de dis­po­ser en quelque manière d’une base de repli iden­ti­taire à par­tir de laquelle elles affirment une sin­gu­la­ri­té qui paraît s’op­po­ser à l’ou­ver­ture vers l’ex­té­rieur […] A tra­vers les aléas de l’his­toire, toute culture est confron­tée à une exi­gence de sau­ve­garde de ce que, consciem­ment ou non, elle juge inhé­rent à sa rai­son d’être ». Il fau­drait sérieu­se­ment mécon­naître la nature du fonc­tion­ne­ment de l’ego, pour ne pas voir ce que signi­fie ici : « repli iden­ti­taire » et « sin­gu­la­ri­té » ; pour ne pas se rendre compte que ces caté­go­ries n’ont pas d’autre ori­gine que celle des stra­té­gies de l’ego. Qui est à lui seul la « rai­son d’être » ! La rai­son d’être de la sépa­ra­tion, la rai­son d’être des conflits cultu­rels, la rai­son d’être de l’aversion pour l’autre, la rai­son d’être de l’incapacité de voir jus­te­ment l’autre en soi-même dans une conscience infi­ni­ment plus large.
Prenons encore un autre pas­sage pour entrer encore plus dans le vif du sujet. Dans De près et de loin, écrit en col­la­bo­ra­tion avec Didier Eribon, on peut lire ceci :
« Didier Eribon : Y‑a-t-il des appa­rences phy­siques qui font naître chez vous de l’an­ti­pa­thie ?
Claude Lévi-Strauss : Vous vou­lez dire des types eth­niques ? Non, bien sûr. Tous incluent des sous-types qui, les uns, nous semblent attrayants, d’autres pas. Dans cer­taines com­mu­nau­tés indiennes du Brésil, je me sen­tais entou­ré de beaux êtres ; d’autres m’of­fraient le spec­tacle d’une huma­ni­té dégra­dée. […] En por­tant de tels juge­ments, nous appli­quons les canons de notre culture. Seuls valent en l’oc­cur­rence celle des inté­res­sés.
De même j’ap­par­tiens à une culture qui a un style de vie, un sys­tème de valeurs dis­tinc­tifs ; et donc, des cultures très dif­fé­rentes ne me séduisent pas auto­ma­ti­que­ment.
Didier Eribon : Vous ne les aimez pas ?
Claude Lévi-Strauss : Ce serait trop dire. Si je les étu­die en eth­no­logue, je le fais avec toute l’ob­jec­ti­vi­té et même l’empathie dont je suis capable. Il n’empêche que cer­taines cultures s’ac­cordent moins volon­tiers que d’autres à la mienne.
Didier Eribon : Raymond Aron cite une lettre que vous lui avez adres­sée en 1967, à pro­pos de la poli­tique israé­lienne : “Je ne puis évi­dem­ment pas res­sen­tir comme une bles­sure fraîche à mon flanc” écriviez-vous, “la des­truc­tion des Peaux-Rouges, et réagir à l’in­verse quand des Arabes pales­ti­niens sont en cause, même si (comme c’est le cas) les brefs contacts que j’ai eus avec le monde arabe m’ont ins­pi­ré une indé­ra­ci­nable anti­pa­thie.“
Claude Lévi-Strauss : La for­mule est exces­sive. J’écrivais au cou­rant de la plume, et je ne vou­lais pas qu’Aron se méprît sur mon atti­tude en me prê­tant des sen­ti­ments pro-Arabes. Il est tou­te­fois vrai qu’au cours de quelques mois pas­sés dans des pays isla­miques – le Pakistan et ce qui est aujourd’­hui deve­nu le Bangladesh – je n’ai pas, comme on dit “accro­ché”. Dans Tristes tro­piques, je me suis confes­sé à ce sujet ».
Nous n’avons pas du tout ici l’intention de conduire ici une polé­mique – il faut tout suite se por­ter au-delà des polé­miques du men­tal, aller droit à la racine même du pro­blème en nous-même – , mais ce qui est remar­quable ici, c’est la cohé­rence avec le pro­pos tenu pré­cé­dem­ment. Le point de vue de l’ethnologue met d’abord l’accent sur la diver­si­té. Il dis­tingue le com­por­te­ment théo­rique qui est à même de rela­ti­vi­ser la diver­si­té, et sur le plan pra­tique, l’attachement humain très net à une iden­ti­té cultu­relle. C’est seule­ment cet atta­che­ment qui peut expli­quer « l’indéracinable anti­pa­thie » à l’égard d’une autre culture trop dif­fé­rente. A cet atta­che­ment est indé­fec­ti­ble­ment lié la conscience de la dua­li­té et de la sépa­ra­tion. L’intellect théo­rique peut pro­duire et jus­ti­fier le concept men­tal de tolé­rance. Il peut ten­ter d’aller de la diver­si­té admise à une unité théo­rique. Mais il reste dif­fi­cile de faire des­cendre la tolé­rance sur le plan pra­tique où règne en maître l’ego avec son sens de la divi­sion et de la séparation.

A.N.I

Sous la diver­si­té cultu­relle y a t‑il une unité du genre humain ?

A. Identité cultu­relle et conflit
B. Le point de vue de l’eth­no­lo­gie et la ques­tion de l’in­to­lé­rance
C. La vision de l’unité dans la diversité

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