Le point de vue du narrateur
Le narrateur du Rouge et Noir : un homme de son temps
Quand on ouvre Le Rouge et le Noir à la recherche du premier personnage à parler politique, on se rend compte que le premier à le faire est le narrateur. En cela, il est parfaitement de son temps, homme de 1830. Le narrateur évoque alors monsieur de Rénal, maire de Verrières, et les manœuvres politiques qui lui ont permis grâce à ses liens au ministère de faire construire le mur de soutènement et de créer le très beau « Cours de la fidélité » qui permet la promenade à côté de Verrières. Le narrateur salue l’entreprise de ce commentaire : « Quoiqu’il soit ultra et moi libéral, je l’en loue ». Voilà qui est on ne peut plus clair. Le narrateur se situe sur l’échiquier politique comme ses personnages et pose un point de vue depuis lequel s’écrit le roman : le point de vue d’un homme libéral, de gauche, décrivant un univers dominé par les forces de droite, les ultra-royalistes.
Narrateur et auteur affichent hautement la couleur et préviennent le lecteur. Le miroir est un miroir orienté, donc pas neutre.
L’affichage politique : un dispositif récurrent
Le même dispositif se retrouve dans tous les romans stendhaliens. C’est en général ce qu’on oublie quand on aborde le roman réaliste. Les romans stendhaliens s’ouvrent sur cette prise de position politique du narrateur, comme si l’appartenance politique était devenue un des éléments fondateurs de l’ethos du romancier moderne. Stendhal se soumet à cette injonction intériorisée par le romancier de devoir montrer sa carte.
Armance, Avant-propos, 1827
« L’auteur n’est pas entré depuis 1814 au premier étage du palais des tuileries. Il a tant d’orgueil qu’il ne connaît pas même le nom des personnes qui se font sans doute remarquer dans un certain monde. »
L’affichage politique est moins explicite que dans le Rouge, mais du même ordre.
Depuis 1814, date de la chute de Napoléon, c’est Louis XVIII qui occupe le premier étage du Palais des Tuileries – lieu du pouvoir. Refuser d’entrer, c’est une manière de refuser la monarchie restaurées et tous les nobles ultra qu’elle ramène sur le devant de la scène politique. Le point de vue politique allusif mais lisible pour tout lecteur de 1827
Lucien Leuwen
Dans Lucien Leuwen, on trouve une prise de position du même ordre. On est sous la Monarchie de Juillet. La position de Stendhal vis-à-vis du régime en place est différente ; il est fonctionnaire de la Monarchie de Juillet, au poste de consul à Civitavecchia en Italie. La vision politique est de ce fait plus nuancée.
« Pour peu qu’un roman s’avise de peindre les habitudes de la société actuelle, avant d’avoir de la sympathie pour les personnages, le lecteur se dit : « De quel parti est cet homme là ? » Voici la réponse. L’auteur est simplement partisan modéré de la Charte de 1830. C’est pourquoi il a osé copier jusque dans le détail des conversations républicaines et des conversations légitimistes. »
On a là la totalité de l’échiquier politique ; et se dire « partisan modéré de la Charte de 1830 », c’est ce qu’on peut appeler – pour ainsi dire – le juste milieu, avec plus à gauche les républicains, plus à droite les légitimistes.
« … sans prêter à ces partis opposés plus d’absurdité qu’ils n’en ont réellement, sans faire des caricatures, d’où il résultera peut-être que chaque parti croira l’auteur un partisan forcené du parti contraire. A vrai dire, puisqu’on est forcé de faire un aveu si sérieux, crainte de pis, l’auteur serait au désespoir de vivre sous le gouvernement de New York. Voilà pourquoi il n’est pas totalement républicain. Il aime mieux faire la cour à Monsieur Guizot que faire la cour à son bottier. Au XIXe siècle la démocratie amène nécessairement dans la littérature le règne des gens médiocres, raisonnables, bornés et plats littérairement parlant. En fait de parti extrême, ce sont toujours ceux qu’on a vu en dernier lieu qui semblent les plus ridicules. Au reste, quel triste temps que celui où l’éditeur d’un roman frivole demande instamment à l’auteur une préface du genre de celle-ci. »
Se situer sur l’échiquier politique est devenu une injonction du moment. Impossible d’y échapper.
Il est également à noter que Stendhal se dit partisan modéré de la Charte de 1830 et non pas partisan de la Monarchie de Juillet, et encore moins de Louis-Philippe. Il se dit partisan, non pas d’un régime, mais d’une constitution, de quelque chose qui garantit une forme de liberté civile minimale.
La Chartreuse de Parme
Dans La Chartreuse de Parme, grand roman italien, l’affichage politique est encore un peu plus retors. Dans l’Avertissement Stendhal procède en effet par dénégation.
« C’est dans l’hiver 1830, et à trois cents lieues de Paris, que cette nouvelle fut écrite. Ainsi, aucune allusion aux choses de 1839. »
C’est pour l’auteur une manière de dire : « Ne cherchez pas le contexte politique de 1839, il n’est pas dans mon roman. » Mais, après cette phrase qui a en quelque sorte fonction de paratonnerre, Stendhal, dans le passage qui suit, se présente comme un ancien soldat de la grande armée napoléonienne.
« Bien des années avant 1830, dans le temps où nos armées parcouraient l’Europe, le hasard me donna un billet de logement pour la maison d’un chanoine. C’était à Padoue, charmante ville d’Italie. Le séjour s’étant prolongé nous devînmes amis. »
Par la bande il précise avoir fait une partie de son parcours avec Napoléon.
Et le premier chapitre s’ouvre ainsi :
« Milan 1796.
Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur. Les miracles de bravoure et de génie dont l’Italie fut témoin en quelques mois réveillèrent un peuple endormi. »
L’incipit célèbre l’entrée de Bonaparte dans Milan à la tête de la jeune république et inscrit Bonaparte dans une lignée glorieuse, après César et Alexandre. La prise de position du narrateur est moins directe mais très lisible.
Le roman stendhalien est toujours expressément situé, politiquement situé. C’est ce qu’on oublie quand on glisse trop vite à l’étiquette de roman réaliste.
Une forme de relativisme
Cette manière de situer politiquement le point de vue rencontre une conviction de Stendhal, simple et pleinement romantique, relativiste :
« Chacun pense, s’exprime, depuis un point de vue, c’est-à-dire aussi depuis ses intérêts dont il est difficile de faire abstraction. »
Tout discours est autrement dit situé. Nous pouvons convoquer à ce propos le témoignage de Mérimée à la mort de Stendhal.
« Cependant il se piquait de n’agir jamais que conformément à la raison. Il faut en tout se guider par la lo-gique, disait-il en mettant un intervalle entre la première syllabe et le reste du mot. Mais il souffrait impatiemment que la logique des autres ne fût pas la sienne. D’ailleurs il ne discutait guère. Ceux qui ne le connaissaient pas attribuaient à un excès d’orgueil ce qui n’était peut-être que respect pour les convictions des autres. Vous êtes un chat, je suis un rat, disait-il souvent pour terminer les discussions. »
On retrouve ce relativisme des points de vue plus clair encore dans l’Avant-propos d’Armance dans ce passage que l’on peut désigner sous le nom d’apologue des tourterelles.
« Si l’on demandait des nouvelles du Jardin des Tuileries aux tourterelles qui soupirent au fait des grands arbres elles diraient : « C’est une immense plaine de verdure où l’on jouit de la plus vive clarté ». Évidemment, elles sont au-dessus des arbres. Nous, promeneurs qui sommes sous les arbres, nous répondrions : « C’est une promenade délicieuse et sombre où l’on est à l’abri de la chaleur et surtout du grand jour désolant en été ». C’est ainsi que la même chose chacun la juge d’après sa position. C’est dans des termes aussi opposés que parlent de l’état actuel de la société des personnes également respectables qui veulent suivre des routes différentes pour conduire au bonheur. Mais chacun prête des ridicules au parti contraire. »
Le Rouge, roman libéral
Si l’on tire ce fil, cela implique une vision de la société et du lectorat du roman forcément divisée en partis opposés. Le lecteur n’est pas épargné par une prise de position politique. La politisation implique une fragmentation du public, en cela non homogène, et oblige le romancier à se situer.
Pour répondre à cette question de la préface de Lucien Leuwen : « Mais de quel parti est cet homme-là ? », dans Le Rouge, le parti est clair, le libéralisme. Et ce libéralisme y est sensible par bien des aspects.
Les grandes séquences politiques du roman
On peut identifier, dans Le Rouge et le Noir une demi douzaine de passages longs ou chapitres qui constituent les séquences politiques du roman et montrent la politique comme un jeu d’intérêts, conflit de partis, manœuvres peu ragoutantes. Jamais la politique n’est évoquée comme idéal, comme une forme d’idéal portant l’individu. Chez Stendhal, la politique n’est présente que sous la forme de manœuvres et friponneries.
Séquence 1 – Un roi à Verrières 1.18
L’épisode peint le passage d’un roi à Verrières, restant anonyme, qui vient s’agenouiller devant un saint. Il souligne en cela l’alliance du trône et de l’autel, socle fondateur du régime de la Restauration.
L’anecdote est aussi, et plus largement, à penser de façon contextuelle dans l’entreprise de re-christianisation de la France à laquelle s’emploie la Restauration en multipliant notamment toutes les missions jésuites.
Séquence 2 – Les plaisirs de la campagne 2.1
Dans ce qui constitue le texte d’ouverture de la seconde partie du roman, la politique fait l’objet d’un dialogue entre Falcoz et saint-Giraud. L’idée générale en est que la question politique gangrène tous les rapports sociaux.
L’épisode est moins intégré d’un point de vue romanesque à la fiction que l’épisode du roi à Verrières, et surtout que le 3ème qui constitue la grande séquence politique du Rouge.
Séquence 3 – Le bal du duc de Retz, partie 2
L’épisode est intégralement politique. Se pose la question de Danton : a‑t-il bien fait d’être le révolutionnaire violent et radical qu’il a été ? Cela explique la présence au bal du comte Altamira, émigré italien qui a essayé de conduire une révolution libérale mais qui a échoué.
C’est le moment où Julien et Mathilde s’interrogent sur la question de la violence en politique. Est-elle légitime ?
Séquence 4 – La note secrète
L’épisode s’étend sur trois chapitres qui décrivent longuement une conspiration mêlant la fine fleur de l’aristocratie du moment et les représentants les plus importants du clergé – le trône et l’ autel ; le complot vise à écraser la jeunesse libérale et à rendre au clergé sa toute puissance en lui redonnant ce qui lui a été confisqué pendant la Révolution, les biens nationaux, dans l’idée de revenir à une monarchie absolue, et non plus une monarchie constitutionnelle.
Séquence 5 – Le procès de Julien
L’épisode donne à voir une bourgeoisie devenue toute puissante, aux côtés voire en lieu et place de l’aristocratie. Dans le procès de Julien, celui qui va jusqu’à faire pencher le verdict, c’est Valnod, qui représente les intérêts d’argent, et non pas l’Abbé de Friler qui a tout fait pour disculper Julien.
Quelle image de la Restauration ?
Toutes les séquences vont dans le même sens et donnent une image négative, noire, noircie même de la Restauration.
On y constate une justice injuste (procès). Plus largement l’injustice règle tous les rapports sociaux. Nous en avons un exemple avec la destitution de l’abbé Chélan, homme intègre qui déplaît aux trois hommes qui font la loi à Verrières, soit Monsieur de Rénal, Valnod et l’abbé Maslon, jésuite chargé de surveiller Chélan et quelques curés de environs.
On voit à Verrières tous les traficotages municipaux et électoraux ; nous en voulons pour preuve l’épisode de l’adjudication. L’affaire est difficile à démêler et à expliquer, pour les élèves comme pour nous-mêmes. Ce qu’on y comprend et qui est à retenir, c’est qu’on manigance. Peu importe le mécanisme. Il y a manigance, friponnerie ; c’est là l’essentiel à retenir. Interviennent à pleines mains les autorités municipales et ecclésiastiques, Friler, Maslon…
Ajoutons à cela le passage d’Un roi à Verrières – où il s’agit de fanatiser les foules et de renforcer ainsi le pouvoir de l’Église -, le complot de la note secrète, où ultras et haut-représentants du clergé entendent renforcer leurs pouvoirs. Si on fait le compte, le miroir stendhalien va toujours dans le même sens ; il est assurément déformant.
Et si l’on revient au dialogue entre l’auteur et son éditeur, plusieurs fois cité déjà :
« Et, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. »,
à observer le roman du Rouge et Noir, la fange est bien là, dans la peinture de la Restauration. Et l’azur ? Il n’apparaît nulle part. Il y a bien de la part de Stendhal parti pris.
L’exemple du séminaire
On pourrait inclure l’épisode du séminaire dans les séquences politiques. Il est en effet indirectement politique et c’est un épisode où le libéralisme du romancier se fait sentir à plein.
Source : lettres.ac-versailles