Stendhal – Le Rouge et le noir – la dimension politique

Temps de lec­ture : 8 minutes

Le point de vue du narrateur

Le nar­ra­teur du Rouge et Noir : un homme de son temps
Quand on ouvre Le Rouge et le Noir à la recherche du pre­mier per­son­nage à par­ler poli­tique, on se rend compte que le pre­mier à le faire est le nar­ra­teur. En cela, il est par­fai­te­ment de son temps, homme de 1830. Le nar­ra­teur évoque alors mon­sieur de Rénal, maire de Verrières, et les manœuvres poli­tiques qui lui ont per­mis grâce à ses liens au minis­tère de faire construire le mur de sou­tè­ne­ment et de créer le très beau « Cours de la fidé­li­té » qui per­met la pro­me­nade à côté de Verrières. Le nar­ra­teur salue l’entreprise de ce com­men­taire : « Quoiqu’il soit ultra et moi libé­ral, je l’en loue ». Voilà qui est on ne peut plus clair. Le nar­ra­teur se situe sur l’échiquier poli­tique comme ses per­son­nages et pose un point de vue depuis lequel s’écrit le roman : le point de vue d’un homme libé­ral, de gauche, décri­vant un uni­vers domi­né par les forces de droite, les ultra-royalistes.
Narrateur et auteur affichent hau­te­ment la cou­leur et pré­viennent le lec­teur. Le miroir est un miroir orien­té, donc pas neutre.

L’affichage poli­tique : un dis­po­si­tif récur­rent
Le même dis­po­si­tif se retrouve dans tous les romans sten­dha­liens. C’est en géné­ral ce qu’on oublie quand on aborde le roman réa­liste. Les romans sten­dha­liens s’ouvrent sur cette prise de posi­tion poli­tique du nar­ra­teur, comme si l’appartenance poli­tique était deve­nue un des élé­ments fon­da­teurs de l’ethos du roman­cier moderne. Stendhal se sou­met à cette injonc­tion inté­rio­ri­sée par le roman­cier de devoir mon­trer sa carte.

Armance, Avant-propos, 1827
« L’auteur n’est pas entré depuis 1814 au pre­mier étage du palais des tui­le­ries. Il a tant d’orgueil qu’il ne connaît pas même le nom des per­sonnes qui se font sans doute remar­quer dans un cer­tain monde. »

L’affichage poli­tique est moins expli­cite que dans le Rouge, mais du même ordre.
Depuis 1814, date de la chute de Napoléon, c’est Louis XVIII qui occupe le pre­mier étage du Palais des Tuileries – lieu du pou­voir. Refuser d’entrer, c’est une manière de refu­ser la monar­chie res­tau­rées et tous les nobles ultra qu’elle ramène sur le devant de la scène poli­tique. Le point de vue poli­tique allu­sif mais lisible pour tout lec­teur de 1827

Lucien Leuwen
Dans Lucien Leuwen, on trouve une prise de posi­tion du même ordre. On est sous la Monarchie de Juillet. La posi­tion de Stendhal vis-à-vis du régime en place est dif­fé­rente ; il est fonc­tion­naire de la Monarchie de Juillet, au poste de consul à Civitavecchia en Italie. La vision poli­tique est de ce fait plus nuan­cée.
« Pour peu qu’un roman s’avise de peindre les habi­tudes de la socié­té actuelle, avant d’avoir de la sym­pa­thie pour les per­son­nages, le lec­teur se dit : « De quel parti est cet homme là ? » Voici la réponse. L’auteur est sim­ple­ment par­ti­san modé­ré de la Charte de 1830. C’est pour­quoi il a osé copier jusque dans le détail des conver­sa­tions répu­bli­caines et des conver­sa­tions légitimistes. »

On a là la tota­li­té de l’échiquier poli­tique ; et se dire « par­ti­san modé­ré de la Charte de 1830 », c’est ce qu’on peut appe­ler – pour ainsi dire – le juste milieu, avec plus à gauche les répu­bli­cains, plus à droite les légitimistes.

« … sans prê­ter à ces par­tis oppo­sés plus d’absurdité qu’ils n’en ont réel­le­ment, sans faire des cari­ca­tures, d’où il résul­te­ra peut-être que chaque parti croi­ra l’auteur un par­ti­san for­ce­né du parti contraire. A vrai dire, puisqu’on est forcé de faire un aveu si sérieux, crainte de pis, l’auteur serait au déses­poir de vivre sous le gou­ver­ne­ment de New York. Voilà pour­quoi il n’est pas tota­le­ment répu­bli­cain. Il aime mieux faire la cour à Monsieur Guizot que faire la cour à son bot­tier. Au XIXe siècle la démo­cra­tie amène néces­sai­re­ment dans la lit­té­ra­ture le règne des gens médiocres, rai­son­nables, bor­nés et plats lit­té­rai­re­ment par­lant. En fait de parti extrême, ce sont tou­jours ceux qu’on a vu en der­nier lieu qui semblent les plus ridi­cules. Au reste, quel triste temps que celui où l’éditeur d’un roman fri­vole demande ins­tam­ment à l’auteur une pré­face du genre de celle-ci. »

Se situer sur l’échiquier poli­tique est deve­nu une injonc­tion du moment. Impossible d’y échap­per.
Il est éga­le­ment à noter que Stendhal se dit par­ti­san modé­ré de la Charte de 1830 et non pas par­ti­san de la Monarchie de Juillet, et encore moins de Louis-Philippe. Il se dit par­ti­san, non pas d’un régime, mais d’une consti­tu­tion, de quelque chose qui garan­tit une forme de liber­té civile minimale.

La Chartreuse de Parme
Dans La Chartreuse de Parme, grand roman ita­lien, l’affichage poli­tique est encore un peu plus retors. Dans l’Avertissement Stendhal pro­cède en effet par déné­ga­tion.
« C’est dans l’hiver 1830, et à trois cents lieues de Paris, que cette nou­velle fut écrite. Ainsi, aucune allu­sion aux choses de 1839. »

C’est pour l’auteur une manière de dire : « Ne cher­chez pas le contexte poli­tique de 1839, il n’est pas dans mon roman. » Mais, après cette phrase qui a en quelque sorte fonc­tion de para­ton­nerre, Stendhal, dans le pas­sage qui suit, se pré­sente comme un ancien sol­dat de la grande armée napoléonienne.

« Bien des années avant 1830, dans le temps où nos armées par­cou­raient l’Europe, le hasard me donna un billet de loge­ment pour la mai­son d’un cha­noine. C’était à Padoue, char­mante ville d’Italie. Le séjour s’étant pro­lon­gé nous devînmes amis. »

Par la bande il pré­cise avoir fait une par­tie de son par­cours avec Napoléon.
Et le pre­mier cha­pitre s’ouvre ainsi :
« Milan 1796.
Le 15 mai 1796, le géné­ral Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de pas­ser le pont de Lodi et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un suc­ces­seur. Les miracles de bra­voure et de génie dont l’Italie fut témoin en quelques mois réveillèrent un peuple endormi. »

L’incipit célèbre l’entrée de Bonaparte dans Milan à la tête de la jeune répu­blique et ins­crit Bonaparte dans une lignée glo­rieuse, après César et Alexandre. La prise de posi­tion du nar­ra­teur est moins directe mais très lisible.

Le roman sten­dha­lien est tou­jours expres­sé­ment situé, poli­ti­que­ment situé. C’est ce qu’on oublie quand on glisse trop vite à l’étiquette de roman réaliste.

Une forme de rela­ti­visme
Cette manière de situer poli­ti­que­ment le point de vue ren­contre une convic­tion de Stendhal, simple et plei­ne­ment roman­tique, rela­ti­viste :
« Chacun pense, s’exprime, depuis un point de vue, c’est-à-dire aussi depuis ses inté­rêts dont il est dif­fi­cile de faire abstraction. »

Tout dis­cours est autre­ment dit situé. Nous pou­vons convo­quer à ce pro­pos le témoi­gnage de Mérimée à la mort de Stendhal.

« Cependant il se piquait de n’agir jamais que confor­mé­ment à la rai­son. Il faut en tout se gui­der par la lo-gique, disait-il en met­tant un inter­valle entre la pre­mière syl­labe et le reste du mot. Mais il souf­frait impa­tiem­ment que la logique des autres ne fût pas la sienne. D’ailleurs il ne dis­cu­tait guère. Ceux qui ne le connais­saient pas attri­buaient à un excès d’orgueil ce qui n’était peut-être que res­pect pour les convic­tions des autres. Vous êtes un chat, je suis un rat, disait-il sou­vent pour ter­mi­ner les discussions. »

On retrouve ce rela­ti­visme des points de vue plus clair encore dans l’Avant-propos d’Armance dans ce pas­sage que l’on peut dési­gner sous le nom d’apologue des tourterelles.

« Si l’on deman­dait des nou­velles du Jardin des Tuileries aux tour­te­relles qui sou­pirent au fait des grands arbres elles diraient : « C’est une immense plaine de ver­dure où l’on jouit de la plus vive clar­té ». Évidemment, elles sont au-dessus des arbres. Nous, pro­me­neurs qui sommes sous les arbres, nous répon­drions : « C’est une pro­me­nade déli­cieuse et sombre où l’on est à l’abri de la cha­leur et sur­tout du grand jour déso­lant en été ». C’est ainsi que la même chose cha­cun la juge d’après sa posi­tion. C’est dans des termes aussi oppo­sés que parlent de l’état actuel de la socié­té des per­sonnes éga­le­ment res­pec­tables qui veulent suivre des routes dif­fé­rentes pour conduire au bon­heur. Mais cha­cun prête des ridi­cules au parti contraire. »

Le Rouge, roman libé­ral
Si l’on tire ce fil, cela implique une vision de la socié­té et du lec­to­rat du roman for­cé­ment divi­sée en par­tis oppo­sés. Le lec­teur n’est pas épar­gné par une prise de posi­tion poli­tique. La poli­ti­sa­tion implique une frag­men­ta­tion du public, en cela non homo­gène, et oblige le roman­cier à se situer.
Pour répondre à cette ques­tion de la pré­face de Lucien Leuwen : « Mais de quel parti est cet homme-là ? », dans Le Rouge, le parti est clair, le libé­ra­lisme. Et ce libé­ra­lisme y est sen­sible par bien des aspects.

Les grandes séquences poli­tiques du roman
On peut iden­ti­fier, dans Le Rouge et le Noir une demi dou­zaine de pas­sages longs ou cha­pitres qui consti­tuent les séquences poli­tiques du roman et montrent la poli­tique comme un jeu d’intérêts, conflit de par­tis, manœuvres peu ragou­tantes. Jamais la poli­tique n’est évo­quée comme idéal, comme une forme d’idéal por­tant l’individu. Chez Stendhal, la poli­tique n’est pré­sente que sous la forme de manœuvres et friponneries.

Séquence 1 – Un roi à Verrières 1.18
L’épisode peint le pas­sage d’un roi à Verrières, res­tant ano­nyme, qui vient s’agenouiller devant un saint. Il sou­ligne en cela l’alliance du trône et de l’autel, socle fon­da­teur du régime de la Restauration.
L’anecdote est aussi, et plus lar­ge­ment, à pen­ser de façon contex­tuelle dans l’entreprise de re-christianisation de la France à laquelle s’emploie la Restauration en mul­ti­pliant notam­ment toutes les mis­sions jésuites.
Séquence 2 – Les plai­sirs de la cam­pagne 2.1
Dans ce qui consti­tue le texte d’ouverture de la seconde par­tie du roman, la poli­tique fait l’objet d’un dia­logue entre Falcoz et saint-Giraud. L’idée géné­rale en est que la ques­tion poli­tique gan­grène tous les rap­ports sociaux.
L’épisode est moins inté­gré d’un point de vue roma­nesque à la fic­tion que l’épisode du roi à Verrières, et sur­tout que le 3ème qui consti­tue la grande séquence poli­tique du Rouge.
Séquence 3 – Le bal du duc de Retz, par­tie 2
L’épisode est inté­gra­le­ment poli­tique. Se pose la ques­tion de Danton : a‑t-il bien fait d’être le révo­lu­tion­naire violent et radi­cal qu’il a été ? Cela explique la pré­sence au bal du comte Altamira, émi­gré ita­lien qui a essayé de conduire une révo­lu­tion libé­rale mais qui a échoué.
C’est le moment où Julien et Mathilde s’interrogent sur la ques­tion de la vio­lence en poli­tique. Est-elle légi­time ?
Séquence 4 – La note secrète
L’épisode s’étend sur trois cha­pitres qui décrivent lon­gue­ment une conspi­ra­tion mêlant la fine fleur de l’aristocratie du moment et les repré­sen­tants les plus impor­tants du cler­gé – le trône et l’ autel ; le com­plot vise à écra­ser la jeu­nesse libé­rale et à rendre au cler­gé sa toute puis­sance en lui redon­nant ce qui lui a été confis­qué pen­dant la Révolution, les biens natio­naux, dans l’idée de reve­nir à une monar­chie abso­lue, et non plus une monar­chie consti­tu­tion­nelle.
Séquence 5 – Le pro­cès de Julien
L’épisode donne à voir une bour­geoi­sie deve­nue toute puis­sante, aux côtés voire en lieu et place de l’aristocratie. Dans le pro­cès de Julien, celui qui va jusqu’à faire pen­cher le ver­dict, c’est Valnod, qui repré­sente les inté­rêts d’argent, et non pas l’Abbé de Friler qui a tout fait pour dis­cul­per Julien.

Quelle image de la Restauration ?
Toutes les séquences vont dans le même sens et donnent une image néga­tive, noire, noir­cie même de la Restauration.
On y constate une jus­tice injuste (pro­cès). Plus lar­ge­ment l’injustice règle tous les rap­ports sociaux. Nous en avons un exemple avec la des­ti­tu­tion de l’abbé Chélan, homme intègre qui déplaît aux trois hommes qui font la loi à Verrières, soit Monsieur de Rénal, Valnod et l’abbé Maslon, jésuite char­gé de sur­veiller Chélan et quelques curés de envi­rons.
On voit à Verrières tous les tra­fi­co­tages muni­ci­paux et élec­to­raux ; nous en vou­lons pour preuve l’épisode de l’adjudication. L’affaire est dif­fi­cile à démê­ler et à expli­quer, pour les élèves comme pour nous-mêmes. Ce qu’on y com­prend et qui est à rete­nir, c’est qu’on mani­gance. Peu importe le méca­nisme. Il y a mani­gance, fri­pon­ne­rie ; c’est là l’essentiel à rete­nir. Interviennent à pleines mains les auto­ri­tés muni­ci­pales et ecclé­sias­tiques, Friler, Maslon…
Ajoutons à cela le pas­sage d’Un roi à Verrières – où il s’agit de fana­ti­ser les foules et de ren­for­cer ainsi le pou­voir de l’Église -, le com­plot de la note secrète, où ultras et haut-représentants du cler­gé entendent ren­for­cer leurs pou­voirs. Si on fait le compte, le miroir sten­dha­lien va tou­jours dans le même sens ; il est assu­ré­ment défor­mant.
Et si l’on revient au dia­logue entre l’auteur et son édi­teur, plu­sieurs fois cité déjà :
« Et, mon­sieur, un roman est un miroir qui se pro­mène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tan­tôt la fange des bour­biers de la route. »,
à obser­ver le roman du Rouge et Noir, la fange est bien là, dans la pein­ture de la Restauration. Et l’azur ? Il n’apparaît nulle part. Il y a bien de la part de Stendhal parti pris.

L’exemple du sémi­naire
On pour­rait inclure l’épisode du sémi­naire dans les séquences poli­tiques. Il est en effet indi­rec­te­ment poli­tique et c’est un épi­sode où le libé­ra­lisme du roman­cier se fait sen­tir à plein.

Source : lettres.ac-versailles 

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