Stendhal – Le Rouge et le noir – Livre 2 – Chapitre 10 – analyse

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Le Rouge et le Noir, paru en novembre 1830, à la dif­fé­rence de La Chartreuse de Parme qui s’ouvre sur la fameuse entrée de Bonaparte à Milan en 1796, n’évoque aucune grande scène de l’histoire poli­tique récente. Pourtant, le roman ne se com­prend pas sans la connais­sance exacte et détaillée de la situa­tion poli­tique et de la struc­ture sociale de la France dans les années qui pré­cèdent immé­dia­te­ment la Monarchie de Juillet. Ce lien étroit, frap­pa à ce point l’éditeur que ce der­nier ajou­ta en sous-titre : « Chronique de 1830 », au lieu de « Chronique du XIXe siècle » qu’aurait sou­hai­té Stendhal. Si le roman n’a pas eu de suc­cès à sa sor­tie, c’est peut-être parce qu’il donne une image sévère et ingrate de cette époque. Il évoque une his­toire d’amour tra­gique qui place les contem­po­rains face à leurs contra­dic­tions et a décon­cer­té les cri­tiques littéraires.

En toile de fond : les années 1825 – 1830

Cette « chro­nique de 1830 » évoque le cli­mat des der­nières années de la Restauration, qui s’étend de la chute de l’Empire en 1815 à la révo­lu­tion de 1830. Julien Sorel a dix-huit ans en 1825 lorsque s’ouvre le roman, vingt-trois lorsqu’il est exé­cu­té en 1830 pour ten­ta­tive d’assassinat sur son ancienne maî­tresse, Mme de Rênal. L’action se situe sous le régime de Charles X, der­nier frère de Louis XVI, monté sur le trône en 1824 à la mort de Louis XVIII. Très atta­ché aux valeurs d’Ancien Régime et catho­lique dévot, Charles X a renoué avec la tra­di­tion du sacre, a appuyé la loi du mil­liard des émi­grés qui indem­nise les nobles spo­liés durant la Révolution et a fini par auto­ri­ser son gou­ver­ne­ment, avec à sa tête Jules de Polignac, le fils de la
favo­rite de Marie-Antoinette, à sus­pendre la liber­té de la presse. C’est contre tous ces sou­ve­nirs de l’absolutisme réac­tua­li­sés et contre les ordon­nances liber­ti­cides que les dépu­tés libé­raux s’insurgent dans les prin­ci­paux jour­naux d’opposition qui paraissent mal­gré l’interdiction. Les Trois Glorieuses, les 27, 28 et 29 juillet 1830, abou­tissent à l’instauration de la Monarchie de Juillet, régime plus libé­ral.
En effet, très rapi­de­ment, c’est l’émeute popu­laire ; des bar­ri­cades s’élèvent un peu par­tout dans Paris ; l’armée se voit vite dépas­sée par suite de mul­tiples défec­tions. Les dépu­tés libé­raux, le ban­quier Jacques Laffitte et le jour­na­liste Adolphe Thiers, s’empressent de convaincre Louis-Philippe, duc d’Orléans, fils du régi­cide Philippe-Égalité et cou­sin du roi, d’accepter la cou­ronne. Les dépu­tés répu­bli­cains sont dans l’incapacité d’opposer une solu­tion viable. Même le vieux géné­ral La Fayette se ral­lie en don­nant sym­bo­li­que­ment l’accolade au prince sur le bal­con de l’Hôtel de ville pavoi­sé de dra­peaux tri­co­lores. Par crainte de l’aventure répu­bli­caine et de la menace popu­laire, la majo­ri­té des dépu­tés se ral­lie à un régime monar­chique modé­ré. Désigné « lieutenant-général du royaume », Louis-Philippe est recon­nu roi des Français le 9 août, alors que Charles X est parti en exil. La mai­son d’Orléans, branche cadette de la Maison de Bourbon, monte ainsi sur le trône. Un « roi bour­geois » pré­side désor­mais aux des­ti­nées du pays.
Le per­son­nage de Julien est né du rap­pro­che­ment de deux affaires cri­mi­nelles rela­tées par la Gazette des tri­bu­naux. Antoine Berthet et Adrien Lafargue, issus des classes popu­laires, ont tous deux atten­té à la vie de leur maî­tresse. En 1828, l’ancien sémi­na­riste Antoine Berthet a été condam­né à mort par les assises de l’Isère et exé­cu­té pour ten­ta­tive de meurtre sur Mme Michoud, chez qui il avait été pré­cep­teur, lors d’un office reli­gieux. En 1829, l’ouvrier ébé­niste Adrien Lafargue a eu plus de chance. S’il a tué Thérèse Loncan car elle vou­lait le quit­ter, les assises des Hautes-Pyrénées ne l’ont condam­né qu’à cinq ans de pri­son, en rai­son de cir­cons­tances atténuantes.

La réus­site impos­sible d’un rotu­rier : ni le rouge ni le noir

À tra­vers l’histoire de Julien Sorel, un jeune homme ambi­tieux qui échoue, Stendhal veut mon­trer que la voie de la réus­site sociale est fer­mée à ceux qui sont de nais­sance obs­cure. Sous la Restauration, il n’y a plus d’espoir de pro­mo­tion sociale sur les champs de bataille, car la chute de Napoléon semble avoir signé le glas des grandes entre­prises mili­taires. Puisque Julien Sorel ne peut réus­sir par les armes (d’où le mot « rouge » du titre qui évoque le sang versé), il tente de réus­sir par le « noir » (c’est-à-dire par l’Église, en réfé­rence à la sou­tane por­tée par le cler­gé). Son ambi­tion est déme­su­rée au regard de la fixi­té de la socié­té de son époque. Lors de sa pre­mière ren­contre avec Mme de Rênal, il est ému de « s’entendre appe­ler de nou­veau Monsieur, bien sérieu­se­ment, et par une dame si bien vêtue […] ; dans tous les châ­teaux en
Espagne de sa jeu­nesse, il s’était dit qu’aucune dame comme il faut ne dai­gne­rait lui par­ler que quand il aurait un bel uni­forme. » (I, 6). Mais ni le rouge, ni le noir ne lui per­mettent de réus­sir, car il ne peut échap­per à la fata­li­té de sa condi­tion, mal­gré un phy­sique avan­ta­geux qui le sert auprès des femmes et une intel­li­gence supé­rieure.
Pourquoi son ascen­sion est-elle si dif­fi­cile ? Il ne sera jamais le Lucien de Rubempré de Balzac, dont la mère est noble, car il n’appartient pas, même de loin, au monde qu’il veut péné­trer. Les milieux dans les­quels il évo­lue sont trop figés. La pre­mière par­tie du roman décrit la vie pro­vin­ciale étroite et mes­quine, la seconde l’aristocratie pari­sienne, repliée dans le res­pect des valeurs tra­di­tion­nelles. Mais il n’y trou­ve­ra pas sa place, car ces milieux sont trop étri­qués pour quelqu’un qui admire les grands hommes qui se sont impo­sés dans l’histoire par leur éner­gie. C’est ainsi qu’au bal de Retz, la conver­sa­tion l’entraîne à par­ler avec le comte Altamira, un ita­lien condam­né à mort dans son pays pour avoir orga­ni­sé un com­plot et à défendre Danton, « un homme », non un « bou­cher ». Julien a pour héros des per­son­nages qui ont choi­si de
défendre le tiers état en 1789. Ils ont pour nom Rousseau, Danton, Robespierre et sur­tout Napoléon.
Réussir signi­fie pour lui péné­trer le milieu pari­sien aris­to­cra­tique qui le fas­cine, en uti­li­sant Mathilde de La Mole. La jeune femme appa­raît comme un sublime rac­cour­ci de la noblesse. La beau­té, la dis­tinc­tion, la race, la viva­ci­té, la faci­li­té d’élocution, la grâce du main­tien, l’absence de gêne, la liber­té des manières sont héri­tées de sa lignée. Cette « pou­pée pari­sienne » ou cette « grande dame », selon l’humeur de Julien, est un magni­fique spé­ci­men d’aristocrate. Mais la morgue de cette classe le révulse. Il est meur­tri. Alors qu’elle connaît les bonnes manières, elle a « man­qué d’usage » en l’interrogeant sur « des choses intimes ». Il se heurte à cette « vani­té sèche et hau­taine » qui carac­té­rise ce milieu. Il souffre de n’être qu’un domes­tique, prêt « à médire de ses maîtres », comme le sug­gère l’académicien ren­con­tré lors du bal, qui tout intel­lec­tuel et culti­vé qu’il soit, ne peut riva­li­ser avec le noble, nos­tal­gique à la fois de l’Ancien Régime évo­quée par les « lettres de cachet » et de l’époque napo­léo­nienne comme l’indique son geste à la Talma, qui fut un grand tra­gé­dien et un ami de l’empereur. Il ne peut que médire de ceux qui l’emploient, signe que les temps ont bien chan­gé et que les rap­ports entre les ser­vi­teurs et leurs maîtres sont désor­mais des rap­ports de classe, loin de la fami­lia­ri­té qui pré­si­dait aux temps anciens.
Julien Sorel se trompe pour­tant en pen­sant qu’il est un plé­béien. En réa­li­té, l’éducation qu’il a reçue en fait un petit bour­geois qui connaît à la fois les Géorgiques de Virgile et les vers de l’académicien des Lumières Jacques Delille. Sa sin­gu­la­ri­té et sa culture ne cessent de s’exprimer. Ainsi il se ran­ge­rait volon­tiers du côté des défen­seurs du roman­tisme d’Hernani de Victor Hugo dont la pre­mière, le 25 février 1830, déclen­cha une véri­table bataille entre les clas­siques et la nou­velle géné­ra­tion qui triom­pha. Mais l’époque, qui voit la nais­sance de l’économie capi­ta­liste, n’a plus besoin de conqué­rants soli­taires et Julien est trop indi­vi­dua­liste
pour com­prendre qu’il ne peut réus­sir sans appui.

La noblesse : une classe de mémoire

C’est donc seul qu’il part à l’assaut de Mathilde qui le fas­cine d’autant plus qu’il retrouve en elle plu­sieurs de ses propres aspi­ra­tions. Mathilde est fière d’être noble mais comme si cette qua­li­té s’était affa­die dans la France de 1830, elle vit en esprit au temps de la Renaissance, son époque favo­rite où la vio­lence des pas­sions poli­tiques et reli­gieuses se déchaî­nait. Au fond, comme Julien, mais pour d’autres rai­son, elle est seule au milieu de sa famille et craint que la socié­té ne lui per­mette pas d’avoir un grand des­tin. Quel des­tin, en effet, pour une femme en dehors du mariage ? Mathilde s’évade dans un passé mythique et bien­tôt osera bra­ver les conve­nances de son milieu en ayant une liai­son sans être mariée, au risque de tom­ber enceinte,
ce qui advien­dra et ne pour­ra être réso­lu que par son mariage avec son séduc­teur.
Le noir lui va à ravir. Elle porte le deuil d’un ancêtre Boniface de La Mole qui, avec Annibal de Coconas, fut déca­pi­té le 30 avril 1574 pour être entré dans la conju­ra­tion dit des Malcontents. Henri II et Catherine de Médicis ont eu une dizaine d’enfants, dont les rois François II, Charles IX, Henri III, le duc d’Alençon leur der­nier fils, et Marguerite qui a épou­sé Henri de Navarre, futur Henri IV, en 1572. Annibal de Coconas, gen­til­homme pié­mon­tais, est comme Boniface de la Mole, un intime du duc d’Alençon. Les deux hommes rejoignent un groupe de nobles catho­liques et pro­tes­tants mécon­tents de la poli­tique du gou­ver­ne­ment.
Sentant la mort pro­chaine de Charles IX, ils cherchent à neu­tra­li­ser Catherine de Médicis pour faire mon­ter sur le trône François d’Alençon à la place de son frère aîné Henri d’Anjou.
La tra­di­tion fami­liale conserve la mémoire de l’épisode de la tête tran­chée du sup­pli­cié enter­rée par la reine Marguerite de Navarre, per­son­nage que l’on retrou­ve­ra en 1844 sous le nom de « reine Margot » dans un célèbre roman de Victor Hugo. Mathilde est fas­ci­née par l’amour et la mort. Mais là ne s’arrête pas sa sin­gu­la­ri­té. Elle lit Aubigné, Brantôme et l’Etoile, auteurs, au XVIe siècle, de livres bien plus réa­listes et san­glants que ceux de son contem­po­rain Walter Scott, le plus fameux écri­vain roman­tique écos­sais. Agrippa d’Aubigné, com­pa­gnon d’Henri de Navarre, est l’auteur des Tragiques, qui raconte la per­sé­cu­tion des pro­tes­tants. Le cour­ti­san Brantôme est l’historiographe des dames galantes de la Renaissance. Enfin, Pierre l’Etoile a écrit un jour­nal sous les règnes de Henri III et son suc­ces­seur, publié par­tiel­le­ment au milieu du XVIIIe siècle, puis inté­gra­le­ment en 1825 dans la col­lec­tion de Mémoires rela­tifs à l’histoire de France par
deux éru­dits, Claude-Bernard Petitot et Louis Monmerqué.
« Voilà l’immense avan­tage qu’ils ont sur nous, se dit Julien, resté seul au jar­din. L’histoire de leurs aïeux les élève au-dessus des sen­ti­ments vul­gaires », ce qui est une belle défi­ni­tion de la noblesse, classe de mémoire par excel­lence. Le noble se dis­tingue du com­mun, par le sou­ve­nir de ses ori­gines, par la connais­sance de ses ancêtres et sa faci­li­té à renouer avec la chaîne des temps. La force du passé lui donne un dyna­misme conqué­rant. Plus cou­ra­geuse qu’un homme, calme et sans fai­blir, Mathilde repro­duit, quatre cents ans plus tard, le geste de la reine Margot, enter­rant elle-même la tête de son amant.

Source : edus­col Haut

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