Fils de charpentier, cultivé et désireux de s’émanciper d’un père brutal, Julien a été engagé comme précepteur des enfants de M. de Rênal, le maire de Verrières. Entre le jeune homme et Mme de Rênal, de dix ans son aînée, va naître rapidement une attirance. Julien s’impose alors comme un défi de faire de cette femme, d’une condition sociale supérieure à la sienne, sa maîtresse. Après avoir commencé par lui prendre la main, il progresse dans sa tentative de conquête jusqu’à lui donner rendez-vous de nuit dans sa chambre. Nous allons procéder à l’analyse de cette première nuit d’amour ; dans tout roman de formation, une première nuit d’amour est toujours une scène, c’est une étape capitale dans l’initiation du héros inexpérimenté et dans son évolution vers la maturité.
Le narrateur nous raconte cette scène selon une alternance de points de vue : dans une première partie (l. 22 à 30), la scène est évoquée à travers le point de vue de Julien ; dans une seconde partie (l. 31 – 39), elle est retranscrite à travers le point de vue de Mme de Rênal. Chacun de ces deux mouvements est ponctué par des interventions du narrateur qui commente la scène en nous faisant prendre du recul par rapport au point du vue du personnage, l. 17 – 21, l. 28 – 30, et l. 36 – 38. Enfin, dans un dernier paragraphe, le narrateur analyse lui-même les pensées de Julien (l. 40 – 46).
Comment Stendhal tourne-t-il son personnage en dérision à travers une version décalée et inattendue de la traditionnelle scène de la première nuit d’amour ?
Les 17 premières lignes qui précèdent le passage que nous allons expliquer.
On s’attendrait à ce que la scène soit sous le signe du désir, de l’impatience, de l’élan amoureux. Mais Julien, qui s’est pourtant lui-même fixé le défi de posséder Mme de R, semble rattrapé par une forme de lâcheté : le narrateur nous le montre « tremblant », la « main tremblante ». Il voudrait qu’un obstacle extérieur vienne l’empêcher de passer à l’acte et se cherche des prétextes pour abandonner son projet. C’est pourquoi tout ce dont Julien devrait se réjouir comme d’une opportunité pour son entreprise lui apparaît comme un signal négatif. Il devrait se réjouir de constater que M. de Rênal est endormi, en train de ronfler dans sa chambre : or « il en fut désolé ». (S’il avait constaté au contraire de la lumière et de l’activité dans la chambre du mari, cela l’aurait obligé à faire demi-tour et à renoncer à son projet). Le fait que Mme de R, de son côté, ne soit pas encore endormie est préférable dans la perspective de s’introduire dans sa chambre. Mais pour Julie, à cet instant, c’est « un nouveau malheur ». Bref, Julien vit ce moment comme une corvée, une épreuve douloureuse, et non comme la perspective d’un plaisir intense : « Jamais il ne s’était imposé une contrainte plus pénible », « Souffrant plus mille fois que s’il eût marché à la mort ». Notez les hyperboles.
Ainsi le narrateur tourne en dérision son personnage, il se moque gentiment de lui en nous le montrant sous un aspect bien peu héroïque alors que Julien passe son temps à « se la raconter », pour parler familièrement, et à se convaincre qu’il a l’étoffe d’un héros. Stendhal choisit donc de commencer cette scène clé de la nuit d’amour comme une scène de comédie, en recréant le triangle amoureux qu’on retrouve dans bien des pièces comiques, et notamment le vaudeville, genre théâtral très à la mode à l’époque de Stendhal, fondé sur les ressorts comiques de l’adultère et du trio de la femme, du mari et de l’amant. Ainsi, Stendhal cherche à mettre à distance toute forme d’émotion et de lyrisme : ce n’est pas une scène romantique. Le héros prête à sourire par son inexpérience et sa maladresse. L’inexpérience de Julien se traduit aussi par le caractère excessif, presque puéril, de sa réaction face au premier mouvement de rejet et de reproche que lui oppose Mme de R : « Il ne répondit à ses reproches qu’en se jetant à ses pieds, en embrassant ses genoux. Comme elle lui parlait avec une extrême dureté, il fondit en larmes ». Il se laisse déstabiliser comme un enfant grondé par sa mère.
Premier mouvement : la scène vue à travers le regard de Julien.
« Quelques heures après, quand Julien sortit de la chambre de Mme de R, on eût pu dire, en style de roman, qu’il n’avait plus rien à désirer ». Cette phrase est une ellipse ménagée par le narrateur : elle passe sous silence une partie des événements et se contente de sous-entendre ce qui devrait pourtant faire tout l’intérêt de cette scène. Si vous n’êtes pas sûrs de bien comprendre le sens de cette phrase elliptique, soyez logique : si Julien n’a plus rien à désirer, c’est qu’il a obtenu ce qu’il désirait. Or que désirait-il ? Posséder physiquement Mme de R. Oui oui, vous avez bien compris, ils ont donc fait l’amour. Comment Julien a‑t-il réussi à faire céder Mme de Rênal ? Comment se sont déroulés leurs ébats amoureux ? Le lecteur n’en saura rien, car ce n’est pas cet aspect qui intéresse le narrateur.
Ce qui intéresse le narrateur, c’est l’état d’esprit des personnages avant et après ce qui est pour Julien un dépucelage, et pour Mme de R une transgression, un adultère, et sans doute une découverte de l’intensité amoureuse, elle qui fut toujours l’épouse modèle, fidèle et vertueuse, d’un homme épousé par devoir et sans amour. Il s’agit donc, pour Julien comme pour Mme de R, d’une expérience décisive et capitale, qui va changer le cours de leur vie et, théoriquement, modifier en profondeur leur psychologie. Qu’en est-il exactement ? Cette expérience va-t-elle faire évoluer Julien ? Le faire changer en profondeur ? Le faire grandir ? C’est là que le narrateur va nous surprendre, en nous montrant que précisément, non. Pourquoi ? Parce que Julien n’est pas lucide sur lui-même et sur ce qui s’est réellement passé. Il se voit comme un conquérant qui suit point par point la stratégie militaire qu’il a élaborée, et pense qu’il maîtrise parfaitement la situation, comme le suggère le mot de « victoire » qui appartient au champ lexical de l’action militaire. Or, le narrateur nous dit le contraire : si Julien a réussi à posséder Mme de R, ce n’est pas grâce à son talent de stratège si à son habileté de séducteur, que le narrateur juge ironiquement en employant l’oxymore « adresse si maladroite ». Par cette figure, il souligne ainsi l’inexpérience du personnage en matière de séduction et de conquêtes féminines. Si Julien a réussi, c’est presque « sans le faire exprès », par les effets imprévisibles des sentiments et des élans amoureux, qui ne dépendent d’aucun calcul ni préméditation : « il devait à l’amour qu’il avait inspiré [et non à ses capacités de persuasion et de séduction calculées] et à l’impression imprévue qu’avait produite sur lui des charmes séduisants [c’est-à-dire le désir et les pulsion qu’a provoqué chez lui la beauté de Mme de R] une victoire à laquelle ne l’eût pas conduit toute son adresse si maladroite ».
En bref, Julien essaie de se faire croire qu’il a mené à bien un projet de séduction savamment calculé et prémédité, alors qu’il n’a fait que se laisser transporter par le désir et la passion. Mais cela, Julien ne s’en rend pas compte. Seul le narrateur, et le lecteur averti, ne sont pas dupes. En plaçant le lecteur dans la tête de Julien, le narrateur lui donne à comprendre pourquoi et comment Julien s’aveugle sur son compte. Le point de vue interne est construit par des verbes de pensée ou des expressions qui nous introduisent dans la conscience du personnage et nous permettent de saisir ses motivations profondes : « il prétendit encore », « il fit des efforts d’attention », « l’idée du devoir ne cessa jamais d’être présente à ses yeux », « il craignait un remords affreux ». Et que découvrons-nous sur l’intériorité du personnage ? Profondément narcissique, il est obsédé par l’idée de jouer un rôle, « le rôle d’un homme accoutumé à subjuguer les femmes ». Chez lui, l’orgueil domine, il veut être à tout prix fidèle à une certaine image qu’il se fait de lui-même, « ce modèle idéal qu’il se proposait de suivre. » Il ne cesse donc de se regarder pour vérifier que ses actions sont conformes à ce rôle qu’il s’est fixé, au lieu de se laisser aller à ses émotions spontanées et de goûter au bonheur amoureux. Ce bonheur lié au laisser-aller amoureux est valorisé à travers des expressions hyperboliques comme « les moments les plus doux », « les transports qu’il faisait naître », « la vivacité ».
Mais Julien passe à côté parce que sa tête est pleine d’un « orgueil bizarre », lié au « rôle », au « devoir » et au « modèle idéal » qu’il s’impose. Le mot « devoir » est souligné par l’emploi de l’italique, ce qui montre que ce terme est à attribuer à Julien (et non au narrateur) et qu’il prend un sens très particulier pour Julien. Le devoir, pour lui, n’est pas un devoir moral, une obligation extérieure : c’est un impératif personnel, un objectif qu’il se fixe. Il se met d’ailleurs une pression énorme pour s’obliger à réaliser son projet de conquête, et cette pression s’exprime à travers des hyperboles qui prêtent à sourire tant elles montrent une tendance à l’exagération : « Il craignait un remords affreux et un ridicule éternel ». Pour Julien, ne pas se conformer à son rôle de héros séducteur serait une faute morale engendrant la culpabilité et la honte. Comment, sous l’effet d’une telle pression, parvenir à goûter à la volupté amoureuse ? Le narrateur se moque discrètement de lui : « il fait des efforts d’attention incroyables pour gâter ce qu’il avait d’aimable ». Ce qu’il faut comprendre ici, c’est qu’au naturel, quand il oublie de se regarder le nombril, Julien est réellement attirant, séduisant, capable d’inspirer l’amour (c’est le sens du mot « aimable »). Mais comme la plupart du temps il est dans une attitude étudiée, calculée, c’est lui-même qui s’empêche de jouir de son pouvoir de séduction. Le narrateur souligne ainsi à quel point Julien s’obstine dans l’erreur.
Le narrateur résume et illustre cet aspect majeur de la psychologie de Julien dans une phrase introduite par une formule de bilan conclusif : « En un mot ». Il synthétise la contradiction majeure de Julien : « ce qui faisait de Julien un être supérieur [c’est-à-dire sa volonté, sa détermination et son intelligence] fut précisément ce qui l’empêcha de goûter le bonheur ». Ce paradoxe, c’est que Julien, contrairement aux jeunes gens de son âge, n’engage dans cette nuit d’amour que sa volonté et son intelligence, mais pas réellement ses sentiments, et c’est pour cela qu’il passe à côté de l’intensité de ce moment. Et pour rendre encore plus clair ce qu’il explique, le narrateur passe par une métaphore qui nous représente Julien comme « une jeune fille de seize ans, qui a des couleurs charmantes et qui, pour aller au bal, a la folie de mettre du rouge ». A travers cette image qui féminise Julien, le narrateur veut nous montrer son fond de naïveté et de délicatesse, loin de l’idéal viril et héroïque qu’il s’est construit. Il fait aussi ressortir le défaut principal de Julien : la jeune fille qui préfère se maquiller plutôt que de laisser s’exprimer sa beauté naturelle, c’est Julien qui est incapable d’être spontané, qui veut à tout prix se travestir et étouffer son naturel et sa sensibilité.
Deuxième mouvement : la scène montrée du point de vue de Mme de Rênal.
Le narrateur change ensuite de point de vue, nous faisant ainsi revivre des actions déjà racontées plus haut : l’entrée de Julien dans la chambre de Mme de Rênal qui le reçoit d’abord très mal avant de se laisser fléchir par ses larmes (c’est-à-dire par le seul élan sincère qu’il aura pendant cette soirée). Une nouvelle ellipse passe sous silence, encore une fois, le cœur de cette scène, à savoir le moment où Mme de R s’est donnée à Julien : « Même quand elle n’eut plus rien à lui refuser ». Si elle n’a plus rien à refuser, c’est qu’elle a déjà tout donné… Mme de R, au contraire de Julien, vit ce moment de manière exaltée et passionnée. Alors que Julien est dans l’affectation (= comportement étudié, qui manque de naturel), Mme de Rênal est dans la pure affectivité (= l’émotion). L’auteur a recours à des expressions hyperboliques pour traduire ses sentiments et ses attitudes : on note les adverbes intensifs « mortellement » et « vivement », le superlatif « les plus cruelles alarmes » ou, plus loin, « les plus vives caresses ». On remarque que, dans la tournure grammaticale des phrases, Mme de R n’est pas le sujet des verbes, mais l’objet : « la troublaient », « qui l’agitaient malgré elle », « qui la déchiraient ». Cela signifie qu’elle ne maîtrise plus rien et se laisse emporter par la violence de son désir et de sa passion.
Contrairement à Julien, Mme de R n’obéit à aucun calcul, aucune attitude préméditée : « aucun projet ne paraissait dans toute cette conduite ». Façon de dire que ses réactions sont non seulement complètement spontanées, mais semblent aussi totalement incohérentes : « elle repoussait Julien loin d’elle, […] et ensuite se jetait dans ses bras ». Comme Julien, Mme de R est tourmentée par la pensée du devoir. Mais ce devoir est d’une toute autre nature : il est moral et religieux. Mme de R apparaît comme ces grandes héroïnes tragiques confrontées à un dilemme entre la passion (qui s’exprime par le verbe « troubler », par les « caresses », par les termes de « sensibilité brûlante » ou de « transports »), et la morale chrétienne, exprimée à travers le champ lexical de la religion : « damnée sans rémission », « se cacher à la vue de l’enfer », « les remords qui la déchiraient ». La violence de ce dilemme se traduit par la métaphore des « combats ». Même si elle est animée par des sentiments contradictoires, Mme de R est sincère dans les deux cas, sa passion comme sa foi : l’amour et la vertu sont deux valeurs profondes qui s’affrontent en elle
Pour nous expliquer encore à quel point Julien est passé à côté de l’intensité amoureuse de cette scène, le narrateur ajoute à nouveau un commentaire, qu’il introduit par la même formule conclusive « En un mot ». Cette deuxième intervention va dans la même sens que la première. Elle est centrée sur le même mot, celui de « bonheur » : « rien n’eût manqué au bonheur de notre héros […] s’il eût su en jouir » (// « goûter le bonheur qui se plaçait sous ses pas »). Les verbes jouir et goûter sont synonymes : ils appartiennent au champ lexical de la sensibilité et de la sensation heureuse, à la faculté de profiter de l’instant présent, au plaisir de vivre. Julien est trop dans le calcul, dans l’obsession de son rôle et de son image : il oublie d’être heureux, il ne pense qu’à paraître fort. Notez l’ironie du narrateur lorsqu’il désigne Julien comme « notre héros ». Julien, encore une fois, se prend pour un héros, mais ne l’est pas vraiment ; néanmoins, l’emploi du possessif « notre » montre toutefois une forme d’affection et d’indulgence du narrateur à l’égard de son personnage.
Troisième mouvement : les pensées de Julien analysées par le narrateur.
« Mon Dieu ! être heureux, être aimé, n’est-ce que ça ? Telle fut la première pensée de Julien en rentrant dans sa chambre ». Cette pensée, exprimée au discours direct, est doublement révélatrice : d’une part, l’esprit de Julien n’est nullement tourné vers Mme de R. Julien ne pense qu’à lui. D’autre part, cette pensée exprime une déception par le recours à une interjection « Mon Dieu », une question rhétorique doublée d’une négation restrictive (« n’est-ce que ça ? »). Le narrateur va tenter de nous expliquer cette désillusion, en procédant à une généralisation : « Il était dans cet état d’étonnement et de trouble inquiet où tombe l’âme qui vient d’obtenir ce qu’elle a longtemps désiré ». La généralisation passe par l’emploi du terme « l’âme » et par le passage de l’imparfait, temps de la narration, au présent de vérité générale (« vient d’obtenir »). Il rattache l’expérience particulière de son personnage à un mécanisme psychologique universel : celui du désir qui, une fois assouvi, laisse une impression de vide (notez que le verbe « désirer » fait l’objet d’un polyptote, il est employé trois fois de suite : cette répétition montre bien que le désir est bien le sujet de cette réflexion générale).
Cette fois, Julien n’est pas comparé à une jeune fille mais à un « soldat qui revient de la parade ». Le point commun, c’est l’idée de représentation, celle du bal pour la jeune fille, celle de la parade militaire pour le soldat. Julien n’existe que dans le souci de sa propre image, il est constamment en représentation : « Julien fut attentivement occupé à repasser tous les détails de sa conduite ». Il s’observe, il s’étudie, c’est le propre du narcissisme, toujours en représentation. Cette idée de représentation, de spectacle qu’on se donne à soi-même et à autrui, est à relier avec le mot de « rôle » ou l’idée de devoir, qui réapparaissent dans les pensées de Julien au discours direct : « N’ai-je manqué à rien de ce que je me dois à moimême ? Ai-je bien joué mon rôle ? ». Accaparé par son orgueil, Julien ne s’offre jamais la liberté de ressentir les choses sincèrement et simplement. C’est précisément parce que Julien a vécu cette scène d’amour avec l’esprit et non avec le cœur, parce qu’il a cherché à s’analyser au lieu de simplement ressentir les choses, qu’il est déçu et n’a pas su saisir l’intensité de cette expérience nouvelle.
C’est pourquoi, à la fin du texte, Julien en est exactement au même point qu’au début, enfermé dans « le rôle d’un homme accoutumé à subjuguer les femmes », « d’un homme accoutumé à être brillant avec les femmes ». Autrement dit, entre le moment où il entre dans la chambre de Mme de R, et le moment où il en ressort dépucelé, Julien n’a pas évolué, il est toujours enfermé dans son illusion d’être un grand séducteur à la manière de Dom Juan ou un grand conquérant à la manière de Napoléon, aussi à l’aise sur les champs de bataille face à l’ennemi que dans les alcôves avec les femmes.
Conclusion :
Le narrateur nous montre les retentissements de l’événement dans la conscience de ses deux personnages. En se plaçant tantôt du côté de Julien, tantôt du côté de Mme de R, le narrateur révèle tout ce qui sépare les personnages dans cette rencontre. Le décalage entre Julien, qui se laisse aveugler par son orgueil et ignore tout de l’amour et de ses sensations, et d’autre part le narrateur beaucoup plus lucide, permet au lecteur de prendre une distance amusée avec le personnage. Julien ne s’est pas renié, certes, il a accompli son défi, c’est vrai, mais il n’a pas encore compris comment passer de l’illusion narcissique de l’orgueil, à la vérité du partage amoureux. Julien a franchi cette étape initiatique avec succès, il est donc devenu un homme. Mais le regard du narrateur souligne qu’il commet encore beaucoup d’erreurs et qu’il a encore beaucoup de chemin à parcourir avant d’accéder à la vraie connaissance de soi et à la vraie sagesse. Contrairement aux romanciers romantiques, Stendhal n’idéalise pas son personnage, il souligne avec humour ses faiblesses et ses erreurs, mais sans jamais se montrer cruel avec lui. Il n’oublie jamais de nous rappeler que Julien est encore jeune et qu’il a de réelles qualités, qui pourront s’exprimer lorsqu’il aura appris de ses erreurs.
Ce travail de maturation l’occupera pendant le roman tout entier. LA fréquentation de Mme de R, personnage d’une totale sincérité, le fera progressivement évoluer, sans qu’il s’en rende compte sur le moment. C’est en découvrant chez Mathilde le reflet de ses propres défauts qu’il en prendra vraiment conscience. Ainsi, lors de leur première nuit d’amour, Mathilde se comporte avec Julien comme ce dernier s’était conduit avec Mme de R, en se contraignant à un rôle au lieu de se laisser aller à ses sentiments : « Elle avait décidé que, s’il aosait arriver chez elle avec le secours de l’échelle du jardinier, ainsi qu’il lui était prescrit, elle serait toute à lui. […] Mathilde finit par être pour lui une maîtresse aimable. A la vérité, ces transports étaient un peu voulus. L’amour passionné était encore plutôt un modèle qu’on imitait qu’une réalité. Mlle de la Mole croyait remplir un devoir envers elle-même et envers son amant ». P. 391. Julien prend alors la mesure de ce qui distingue Mme de R et Mathilde : l’élan sincère d’un côté, le rôle orgueilleux de l’autre : « Quelle différence, grand Dieu ! avec son dernier séjour de vingt-quatre heures à Verrières ! »
Il faudra attendre la fin du roman pour que Julien comprenne que le secret du bonheur est dans un amour sincère et sans affectation, celui qu’il a partagé avec Mme de Rênal dans l’insouciance de Vergy. C’est l’expérience de la prison, quand tout est perdu pour lui et que sa mort est imminente, qu’il comprendra ses erreurs de jeunesse, et que ses ambitions de réussite et de revanche sociale l’ont fait passer à côté du bonheur :
- « Julien […] était fatigué d’héroïsme » chap. 39 p. 526 l. 34 – 35.
- « L’ambition était morte en son cœur. […] Il trouvait un bonheur singulier quand, laissé absolument seul et sans crainte d’être interrompu, il pouvait se livrer tout entier au souvenir des journées heureuses qu’il avait passées jadis à Verrières ou à Vergy. » p. 527 chap 39 l. 64 – 69
- « Il est singulier pourtant que je n’aie connu l’art de jouir de la vie que depuis que j’en vois le terme si près de moi. […] Sa pensée était à Vergy ». chap. 40 p. 531 l. 45 – 51.
- Dans les derniers jours en prison, aux côtés de Mme de R qui lui rend des visites régulières, il goûte vraiment à un bonheur au jour le jour : « il vivait d’amour et sans presque songer l’avenir ». (chap. 45 p. 560 l. 82.) Il confie à Mme de R : « Autrefois, quand j’aurais pu être si heureux pendant nos promenades dans les bois de Vergy, une ambition fougueuse entraînait mon âme dans les pays imaginaires. Au lieu de serrer contre mon cœur ce bras charmant qui était si près de mes lèvres, l’abenir m’enlevait à toi ; j’étais aux innombrables cobats que j’aurais à soutenir pour bâtir une fortune colossale. Non, je serais mort sans connaître le bonheur, si vous n’étiez venue me voir dans cette prison. » CHap. 45 p. 560 l. 86 – 93.
Elargissements :
- Parallèle à faire avec la première nuit d’amour avec Mathilde, où Julien reproduit les mêmes erreurs, et passe là encore complètement à côté de ce moment.
- Montrer que c’est seulement à la fin du roman que Julien comprendra que la clé du bonheur est dans la sincérité, et non dans le calcul ambitieux et dans le rôle social qu’il s’est donné.
Cette scène est étonnante parce que Julien a obtenu ce qu’il désirait, et pourtant il est décu.
Les interventions du narrateur vont permettre d’analyser ce qui prive Julien du bonheur que ce moment aurait dû lui apporter.
Contrairement aux romanciers romantiques, Stendhal n’idéalise pas son personnage, il garde par rapport à lui une distance teintée d’humour et d’ironie, mais sans jamais se montrer cruel avec lui. Certes Julien n’a rien de glorieux, et le narrateur le souligne, mais il n’oublie jamais
1 Le narrateur insiste souvent sur la sincérité de Mme de R, qui la distingue de Julien. Par exemple, au chapitre 11 p. 84 l. 57 : « Aucune hypocrisie ne venait altérer la pureté de cette âme naïve, égarée par une passion qu’elle n’avait jamais éprouvée ».