Stendhal – Le Rouge et le noir – Livre I – Chapitre 15 – analyse – 04

Temps de lec­ture : 14 minutes

Fils de char­pen­tier, culti­vé et dési­reux de s’émanciper d’un père bru­tal, Julien a été enga­gé comme pré­cep­teur des enfants de M. de Rênal, le maire de Verrières. Entre le jeune homme et Mme de Rênal, de dix ans son aînée, va naître rapi­de­ment une atti­rance. Julien s’impose alors comme un défi de faire de cette femme, d’une condi­tion sociale supé­rieure à la sienne, sa maî­tresse. Après avoir com­men­cé par lui prendre la main, il pro­gresse dans sa ten­ta­tive de conquête jusqu’à lui don­ner rendez-vous de nuit dans sa chambre. Nous allons pro­cé­der à l’analyse de cette pre­mière nuit d’amour ; dans tout roman de for­ma­tion, une pre­mière nuit d’amour est tou­jours une scène, c’est une étape capi­tale dans l’initiation du héros inex­pé­ri­men­té et dans son évo­lu­tion vers la maturité.

Le nar­ra­teur nous raconte cette scène selon une alter­nance de points de vue : dans une pre­mière par­tie (l. 22 à 30), la scène est évo­quée à tra­vers le point de vue de Julien ; dans une seconde par­tie (l. 31 – 39), elle est retrans­crite à tra­vers le point de vue de Mme de Rênal. Chacun de ces deux mou­ve­ments est ponc­tué par des inter­ven­tions du nar­ra­teur qui com­mente la scène en nous fai­sant prendre du recul par rap­port au point du vue du per­son­nage, l. 17 – 21, l. 28 – 30, et l. 36 – 38. Enfin, dans un der­nier para­graphe, le nar­ra­teur ana­lyse lui-même les pen­sées de Julien (l. 40 – 46).

Comment Stendhal tourne-t-il son per­son­nage en déri­sion à tra­vers une ver­sion déca­lée et inat­ten­due de la tra­di­tion­nelle scène de la pre­mière nuit d’amour ?

Les 17 pre­mières lignes qui pré­cèdent le pas­sage que nous allons expli­quer.
On s’attendrait à ce que la scène soit sous le signe du désir, de l’impatience, de l’élan amou­reux. Mais Julien, qui s’est pour­tant lui-même fixé le défi de pos­sé­der Mme de R, semble rat­tra­pé par une forme de lâche­té : le nar­ra­teur nous le montre « trem­blant », la « main trem­blante ». Il vou­drait qu’un obs­tacle exté­rieur vienne l’empêcher de pas­ser à l’acte et se cherche des pré­textes pour aban­don­ner son pro­jet. C’est pour­quoi tout ce dont Julien devrait se réjouir comme d’une oppor­tu­ni­té pour son entre­prise lui appa­raît comme un signal néga­tif. Il devrait se réjouir de consta­ter que M. de Rênal est endor­mi, en train de ron­fler dans sa chambre : or « il en fut déso­lé ». (S’il avait consta­té au contraire de la lumière et de l’activité dans la chambre du mari, cela l’aurait obli­gé à faire demi-tour et à renon­cer à son pro­jet). Le fait que Mme de R, de son côté, ne soit pas encore endor­mie est pré­fé­rable dans la pers­pec­tive de s’introduire dans sa chambre. Mais pour Julie, à cet ins­tant, c’est « un nou­veau mal­heur ». Bref, Julien vit ce moment comme une cor­vée, une épreuve dou­lou­reuse, et non comme la pers­pec­tive d’un plai­sir intense : « Jamais il ne s’était impo­sé une contrainte plus pénible », « Souffrant plus mille fois que s’il eût mar­ché à la mort ». Notez les hyperboles.


Ainsi le nar­ra­teur tourne en déri­sion son per­son­nage, il se moque gen­ti­ment de lui en nous le mon­trant sous un aspect bien peu héroïque alors que Julien passe son temps à « se la racon­ter », pour par­ler fami­liè­re­ment, et à se convaincre qu’il a l’étoffe d’un héros. Stendhal choi­sit donc de com­men­cer cette scène clé de la nuit d’amour comme une scène de comé­die, en recréant le tri­angle amou­reux qu’on retrouve dans bien des pièces comiques, et notam­ment le vau­de­ville, genre théâ­tral très à la mode à l’époque de Stendhal, fondé sur les res­sorts comiques de l’adultère et du trio de la femme, du mari et de l’amant. Ainsi, Stendhal cherche à mettre à dis­tance toute forme d’émotion et de lyrisme : ce n’est pas une scène roman­tique. Le héros prête à sou­rire par son inex­pé­rience et sa mal­adresse. L’inexpérience de Julien se tra­duit aussi par le carac­tère exces­sif, presque pué­ril, de sa réac­tion face au pre­mier mou­ve­ment de rejet et de reproche que lui oppose Mme de R : « Il ne répon­dit à ses reproches qu’en se jetant à ses pieds, en embras­sant ses genoux. Comme elle lui par­lait avec une extrême dure­té, il fon­dit en larmes ». Il se laisse désta­bi­li­ser comme un enfant gron­dé par sa mère.

Premier mou­ve­ment : la scène vue à tra­vers le regard de Julien.

« Quelques heures après, quand Julien sor­tit de la chambre de Mme de R, on eût pu dire, en style de roman, qu’il n’avait plus rien à dési­rer ». Cette phrase est une ellipse ména­gée par le nar­ra­teur : elle passe sous silence une par­tie des évé­ne­ments et se contente de sous-entendre ce qui devrait pour­tant faire tout l’intérêt de cette scène. Si vous n’êtes pas sûrs de bien com­prendre le sens de cette phrase ellip­tique, soyez logique : si Julien n’a plus rien à dési­rer, c’est qu’il a obte­nu ce qu’il dési­rait. Or que désirait-il ? Posséder phy­si­que­ment Mme de R. Oui oui, vous avez bien com­pris, ils ont donc fait l’amour. Comment Julien a‑t-il réus­si à faire céder Mme de Rênal ? Comment se sont dérou­lés leurs ébats amou­reux ? Le lec­teur n’en saura rien, car ce n’est pas cet aspect qui inté­resse le narrateur.

Ce qui inté­resse le nar­ra­teur, c’est l’état d’esprit des per­son­nages avant et après ce qui est pour Julien un dépu­ce­lage, et pour Mme de R une trans­gres­sion, un adul­tère, et sans doute une décou­verte de l’intensité amou­reuse, elle qui fut tou­jours l’épouse modèle, fidèle et ver­tueuse, d’un homme épou­sé par devoir et sans amour. Il s’agit donc, pour Julien comme pour Mme de R, d’une expé­rience déci­sive et capi­tale, qui va chan­ger le cours de leur vie et, théo­ri­que­ment, modi­fier en pro­fon­deur leur psy­cho­lo­gie. Qu’en est-il exac­te­ment ? Cette expé­rience va-t-elle faire évo­luer Julien ? Le faire chan­ger en pro­fon­deur ? Le faire gran­dir ? C’est là que le nar­ra­teur va nous sur­prendre, en nous mon­trant que pré­ci­sé­ment, non. Pourquoi ? Parce que Julien n’est pas lucide sur lui-même et sur ce qui s’est réel­le­ment passé. Il se voit comme un conqué­rant qui suit point par point la stra­té­gie mili­taire qu’il a éla­bo­rée, et pense qu’il maî­trise par­fai­te­ment la situa­tion, comme le sug­gère le mot de « vic­toire » qui appar­tient au champ lexi­cal de l’action mili­taire. Or, le nar­ra­teur nous dit le contraire : si Julien a réus­si à pos­sé­der Mme de R, ce n’est pas grâce à son talent de stra­tège si à son habi­le­té de séduc­teur, que le nar­ra­teur juge iro­ni­que­ment en employant l’oxymore « adresse si mal­adroite ». Par cette figure, il sou­ligne ainsi l’inexpérience du per­son­nage en matière de séduc­tion et de conquêtes fémi­nines. Si Julien a réus­si, c’est presque « sans le faire exprès », par les effets impré­vi­sibles des sen­ti­ments et des élans amou­reux, qui ne dépendent d’aucun cal­cul ni pré­mé­di­ta­tion : « il devait à l’amour qu’il avait ins­pi­ré [et non à ses capa­ci­tés de per­sua­sion et de séduc­tion cal­cu­lées] et à l’impression impré­vue qu’avait pro­duite sur lui des charmes sédui­sants [c’est-à-dire le désir et les pul­sion qu’a pro­vo­qué chez lui la beau­té de Mme de R] une vic­toire à laquelle ne l’eût pas conduit toute son adresse si maladroite ».

En bref, Julien essaie de se faire croire qu’il a mené à bien un pro­jet de séduc­tion savam­ment cal­cu­lé et pré­mé­di­té, alors qu’il n’a fait que se lais­ser trans­por­ter par le désir et la pas­sion. Mais cela, Julien ne s’en rend pas compte. Seul le nar­ra­teur, et le lec­teur aver­ti, ne sont pas dupes. En pla­çant le lec­teur dans la tête de Julien, le nar­ra­teur lui donne à com­prendre pour­quoi et com­ment Julien s’aveugle sur son compte. Le point de vue interne est construit par des verbes de pen­sée ou des expres­sions qui nous intro­duisent dans la conscience du per­son­nage et nous per­mettent de sai­sir ses moti­va­tions pro­fondes : « il pré­ten­dit encore », « il fit des efforts d’attention », « l’idée du devoir ne cessa jamais d’être pré­sente à ses yeux », « il crai­gnait un remords affreux ». Et que découvrons-nous sur l’intériorité du per­son­nage ? Profondément nar­cis­sique, il est obsé­dé par l’idée de jouer un rôle, « le rôle d’un homme accou­tu­mé à sub­ju­guer les femmes ». Chez lui, l’orgueil domine, il veut être à tout prix fidèle à une cer­taine image qu’il se fait de lui-même, « ce modèle idéal qu’il se pro­po­sait de suivre. » Il ne cesse donc de se regar­der pour véri­fier que ses actions sont conformes à ce rôle qu’il s’est fixé, au lieu de se lais­ser aller à ses émo­tions spon­ta­nées et de goû­ter au bon­heur amou­reux. Ce bon­heur lié au laisser-aller amou­reux est valo­ri­sé à tra­vers des expres­sions hyper­bo­liques comme « les moments les plus doux », « les trans­ports qu’il fai­sait naître », « la vivacité ».

Mais Julien passe à côté parce que sa tête est pleine d’un « orgueil bizarre », lié au « rôle », au « devoir » et au « modèle idéal » qu’il s’impose. Le mot « devoir » est sou­li­gné par l’emploi de l’italique, ce qui montre que ce terme est à attri­buer à Julien (et non au nar­ra­teur) et qu’il prend un sens très par­ti­cu­lier pour Julien. Le devoir, pour lui, n’est pas un devoir moral, une obli­ga­tion exté­rieure : c’est un impé­ra­tif per­son­nel, un objec­tif qu’il se fixe. Il se met d’ailleurs une pres­sion énorme pour s’obliger à réa­li­ser son pro­jet de conquête, et cette pres­sion s’exprime à tra­vers des hyper­boles qui prêtent à sou­rire tant elles montrent une ten­dance à l’exagération : « Il crai­gnait un remords affreux et un ridi­cule éter­nel ». Pour Julien, ne pas se confor­mer à son rôle de héros séduc­teur serait une faute morale engen­drant la culpa­bi­li­té et la honte. Comment, sous l’effet d’une telle pres­sion, par­ve­nir à goû­ter à la volup­té amou­reuse ? Le nar­ra­teur se moque dis­crè­te­ment de lui : « il fait des efforts d’attention incroyables pour gâter ce qu’il avait d’aimable ». Ce qu’il faut com­prendre ici, c’est qu’au natu­rel, quand il oublie de se regar­der le nom­bril, Julien est réel­le­ment atti­rant, sédui­sant, capable d’inspirer l’amour (c’est le sens du mot « aimable »). Mais comme la plu­part du temps il est dans une atti­tude étu­diée, cal­cu­lée, c’est lui-même qui s’empêche de jouir de son pou­voir de séduc­tion. Le nar­ra­teur sou­ligne ainsi à quel point Julien s’obstine dans l’erreur.

Le nar­ra­teur résume et illustre cet aspect majeur de la psy­cho­lo­gie de Julien dans une phrase intro­duite par une for­mule de bilan conclu­sif : « En un mot ». Il syn­thé­tise la contra­dic­tion majeure de Julien : « ce qui fai­sait de Julien un être supé­rieur [c’est-à-dire sa volon­té, sa déter­mi­na­tion et son intel­li­gence] fut pré­ci­sé­ment ce qui l’empêcha de goû­ter le bon­heur ». Ce para­doxe, c’est que Julien, contrai­re­ment aux jeunes gens de son âge, n’engage dans cette nuit d’amour que sa volon­té et son intel­li­gence, mais pas réel­le­ment ses sen­ti­ments, et c’est pour cela qu’il passe à côté de l’intensité de ce moment. Et pour rendre encore plus clair ce qu’il explique, le nar­ra­teur passe par une méta­phore qui nous repré­sente Julien comme « une jeune fille de seize ans, qui a des cou­leurs char­mantes et qui, pour aller au bal, a la folie de mettre du rouge ». A tra­vers cette image qui fémi­nise Julien, le nar­ra­teur veut nous mon­trer son fond de naï­ve­té et de déli­ca­tesse, loin de l’idéal viril et héroïque qu’il s’est construit. Il fait aussi res­sor­tir le défaut prin­ci­pal de Julien : la jeune fille qui pré­fère se maquiller plu­tôt que de lais­ser s’exprimer sa beau­té natu­relle, c’est Julien qui est inca­pable d’être spon­ta­né, qui veut à tout prix se tra­ves­tir et étouf­fer son natu­rel et sa sensibilité.

Deuxième mou­ve­ment : la scène mon­trée du point de vue de Mme de Rênal.

Le nar­ra­teur change ensuite de point de vue, nous fai­sant ainsi revivre des actions déjà racon­tées plus haut : l’entrée de Julien dans la chambre de Mme de Rênal qui le reçoit d’abord très mal avant de se lais­ser flé­chir par ses larmes (c’est-à-dire par le seul élan sin­cère qu’il aura pen­dant cette soi­rée). Une nou­velle ellipse passe sous silence, encore une fois, le cœur de cette scène, à savoir le moment où Mme de R s’est don­née à Julien : « Même quand elle n’eut plus rien à lui refu­ser ». Si elle n’a plus rien à refu­ser, c’est qu’elle a déjà tout donné… Mme de R, au contraire de Julien, vit ce moment de manière exal­tée et pas­sion­née. Alors que Julien est dans l’affectation (= com­por­te­ment étu­dié, qui manque de natu­rel), Mme de Rênal est dans la pure affec­ti­vi­té (= l’émotion). L’auteur a recours à des expres­sions hyper­bo­liques pour tra­duire ses sen­ti­ments et ses atti­tudes : on note les adverbes inten­sifs « mor­tel­le­ment » et « vive­ment », le super­la­tif « les plus cruelles alarmes » ou, plus loin, « les plus vives caresses ». On remarque que, dans la tour­nure gram­ma­ti­cale des phrases, Mme de R n’est pas le sujet des verbes, mais l’objet : « la trou­blaient », « qui l’agitaient mal­gré elle », « qui la déchi­raient ». Cela signi­fie qu’elle ne maî­trise plus rien et se laisse empor­ter par la vio­lence de son désir et de sa passion.

Contrairement à Julien, Mme de R n’obéit à aucun cal­cul, aucune atti­tude pré­mé­di­tée : « aucun pro­jet ne parais­sait dans toute cette conduite ». Façon de dire que ses réac­tions sont non seule­ment com­plè­te­ment spon­ta­nées, mais semblent aussi tota­le­ment inco­hé­rentes : « elle repous­sait Julien loin d’elle, […] et ensuite se jetait dans ses bras ». Comme Julien, Mme de R est tour­men­tée par la pen­sée du devoir. Mais ce devoir est d’une toute autre nature : il est moral et reli­gieux. Mme de R appa­raît comme ces grandes héroïnes tra­giques confron­tées à un dilemme entre la pas­sion (qui s’exprime par le verbe « trou­bler », par les « caresses », par les termes de « sen­si­bi­li­té brû­lante » ou de « trans­ports »), et la morale chré­tienne, expri­mée à tra­vers le champ lexi­cal de la reli­gion : « dam­née sans rémis­sion », « se cacher à la vue de l’enfer », « les remords qui la déchi­raient ». La vio­lence de ce dilemme se tra­duit par la méta­phore des « com­bats ». Même si elle est ani­mée par des sen­ti­ments contra­dic­toires, Mme de R est sin­cère dans les deux cas, sa pas­sion comme sa foi : l’amour et la vertu sont deux valeurs pro­fondes qui s’affrontent en elle

Pour nous expli­quer encore à quel point Julien est passé à côté de l’intensité amou­reuse de cette scène, le nar­ra­teur ajoute à nou­veau un com­men­taire, qu’il intro­duit par la même for­mule conclu­sive « En un mot ». Cette deuxième inter­ven­tion va dans la même sens que la pre­mière. Elle est cen­trée sur le même mot, celui de « bon­heur » : « rien n’eût man­qué au bon­heur de notre héros […] s’il eût su en jouir » (// « goû­ter le bon­heur qui se pla­çait sous ses pas »). Les verbes jouir et goû­ter sont syno­nymes : ils appar­tiennent au champ lexi­cal de la sen­si­bi­li­té et de la sen­sa­tion heu­reuse, à la facul­té de pro­fi­ter de l’instant pré­sent, au plai­sir de vivre. Julien est trop dans le cal­cul, dans l’obsession de son rôle et de son image : il oublie d’être heu­reux, il ne pense qu’à paraître fort. Notez l’ironie du nar­ra­teur lorsqu’il désigne Julien comme « notre héros ». Julien, encore une fois, se prend pour un héros, mais ne l’est pas vrai­ment ; néan­moins, l’emploi du pos­ses­sif « notre » montre tou­te­fois une forme d’affection et d’indulgence du nar­ra­teur à l’égard de son personnage.

Troisième mou­ve­ment : les pen­sées de Julien ana­ly­sées par le narrateur.

« Mon Dieu ! être heu­reux, être aimé, n’est-ce que ça ? Telle fut la pre­mière pen­sée de Julien en ren­trant dans sa chambre ». Cette pen­sée, expri­mée au dis­cours direct, est dou­ble­ment révé­la­trice : d’une part, l’esprit de Julien n’est nul­le­ment tour­né vers Mme de R. Julien ne pense qu’à lui. D’autre part, cette pen­sée exprime une décep­tion par le recours à une inter­jec­tion « Mon Dieu », une ques­tion rhé­to­rique dou­blée d’une néga­tion res­tric­tive (« n’est-ce que ça ? »). Le nar­ra­teur va ten­ter de nous expli­quer cette dés­illu­sion, en pro­cé­dant à une géné­ra­li­sa­tion : « Il était dans cet état d’étonnement et de trouble inquiet où tombe l’âme qui vient d’obtenir ce qu’elle a long­temps dési­ré ». La géné­ra­li­sa­tion passe par l’emploi du terme « l’âme » et par le pas­sage de l’imparfait, temps de la nar­ra­tion, au pré­sent de véri­té géné­rale (« vient d’obtenir »). Il rat­tache l’expérience par­ti­cu­lière de son per­son­nage à un méca­nisme psy­cho­lo­gique uni­ver­sel : celui du désir qui, une fois assou­vi, laisse une impres­sion de vide (notez que le verbe « dési­rer » fait l’objet d’un polyp­tote, il est employé trois fois de suite : cette répé­ti­tion montre bien que le désir est bien le sujet de cette réflexion générale).

Cette fois, Julien n’est pas com­pa­ré à une jeune fille mais à un « sol­dat qui revient de la parade ». Le point com­mun, c’est l’idée de repré­sen­ta­tion, celle du bal pour la jeune fille, celle de la parade mili­taire pour le sol­dat. Julien n’existe que dans le souci de sa propre image, il est constam­ment en repré­sen­ta­tion : « Julien fut atten­ti­ve­ment occu­pé à repas­ser tous les détails de sa conduite ». Il s’observe, il s’étudie, c’est le propre du nar­cis­sisme, tou­jours en repré­sen­ta­tion. Cette idée de repré­sen­ta­tion, de spec­tacle qu’on se donne à soi-même et à autrui, est à relier avec le mot de « rôle » ou l’idée de devoir, qui réap­pa­raissent dans les pen­sées de Julien au dis­cours direct : « N’ai-je man­qué à rien de ce que je me dois à moi­même ? Ai-je bien joué mon rôle ? ». Accaparé par son orgueil, Julien ne s’offre jamais la liber­té de res­sen­tir les choses sin­cè­re­ment et sim­ple­ment. C’est pré­ci­sé­ment parce que Julien a vécu cette scène d’amour avec l’esprit et non avec le cœur, parce qu’il a cher­ché à s’analyser au lieu de sim­ple­ment res­sen­tir les choses, qu’il est déçu et n’a pas su sai­sir l’intensité de cette expé­rience nouvelle.

C’est pour­quoi, à la fin du texte, Julien en est exac­te­ment au même point qu’au début, enfer­mé dans « le rôle d’un homme accou­tu­mé à sub­ju­guer les femmes », « d’un homme accou­tu­mé à être brillant avec les femmes ». Autrement dit, entre le moment où il entre dans la chambre de Mme de R, et le moment où il en res­sort dépu­ce­lé, Julien n’a pas évo­lué, il est tou­jours enfer­mé dans son illu­sion d’être un grand séduc­teur à la manière de Dom Juan ou un grand conqué­rant à la manière de Napoléon, aussi à l’aise sur les champs de bataille face à l’ennemi que dans les alcôves avec les femmes.

Conclusion :

Le nar­ra­teur nous montre les reten­tis­se­ments de l’événement dans la conscience de ses deux per­son­nages. En se pla­çant tan­tôt du côté de Julien, tan­tôt du côté de Mme de R, le nar­ra­teur révèle tout ce qui sépare les per­son­nages dans cette ren­contre. Le déca­lage entre Julien, qui se laisse aveu­gler par son orgueil et ignore tout de l’amour et de ses sen­sa­tions, et d’autre part le nar­ra­teur beau­coup plus lucide, per­met au lec­teur de prendre une dis­tance amu­sée avec le per­son­nage. Julien ne s’est pas renié, certes, il a accom­pli son défi, c’est vrai, mais il n’a pas encore com­pris com­ment pas­ser de l’illusion nar­cis­sique de l’orgueil, à la véri­té du par­tage amou­reux. Julien a fran­chi cette étape ini­tia­tique avec suc­cès, il est donc deve­nu un homme. Mais le regard du nar­ra­teur sou­ligne qu’il com­met encore beau­coup d’erreurs et qu’il a encore beau­coup de che­min à par­cou­rir avant d’accéder à la vraie connais­sance de soi et à la vraie sagesse. Contrairement aux roman­ciers roman­tiques, Stendhal n’idéalise pas son per­son­nage, il sou­ligne avec humour ses fai­blesses et ses erreurs, mais sans jamais se mon­trer cruel avec lui. Il n’oublie jamais de nous rap­pe­ler que Julien est encore jeune et qu’il a de réelles qua­li­tés, qui pour­ront s’exprimer lorsqu’il aura appris de ses erreurs.

Ce tra­vail de matu­ra­tion l’occupera pen­dant le roman tout entier. LA fré­quen­ta­tion de Mme de R, per­son­nage d’une totale sin­cé­ri­té, le fera pro­gres­si­ve­ment évo­luer, sans qu’il s’en rende compte sur le moment. C’est en décou­vrant chez Mathilde le reflet de ses propres défauts qu’il en pren­dra vrai­ment conscience. Ainsi, lors de leur pre­mière nuit d’amour, Mathilde se com­porte avec Julien comme ce der­nier s’était conduit avec Mme de R, en se contrai­gnant à un rôle au lieu de se lais­ser aller à ses sen­ti­ments : « Elle avait déci­dé que, s’il aosait arri­ver chez elle avec le secours de l’échelle du jar­di­nier, ainsi qu’il lui était pres­crit, elle serait toute à lui. […] Mathilde finit par être pour lui une maî­tresse aimable. A la véri­té, ces trans­ports étaient un peu vou­lus. L’amour pas­sion­né était encore plu­tôt un modèle qu’on imi­tait qu’une réa­li­té. Mlle de la Mole croyait rem­plir un devoir envers elle-même et envers son amant ». P. 391. Julien prend alors la mesure de ce qui dis­tingue Mme de R et Mathilde : l’élan sin­cère d’un côté, le rôle orgueilleux de l’autre : « Quelle dif­fé­rence, grand Dieu ! avec son der­nier séjour de vingt-quatre heures à Verrières ! »

Il fau­dra attendre la fin du roman pour que Julien com­prenne que le secret du bon­heur est dans un amour sin­cère et sans affec­ta­tion, celui qu’il a par­ta­gé avec Mme de Rênal dans l’insouciance de Vergy. C’est l’expérience de la pri­son, quand tout est perdu pour lui et que sa mort est immi­nente, qu’il com­pren­dra ses erreurs de jeu­nesse, et que ses ambi­tions de réus­site et de revanche sociale l’ont fait pas­ser à côté du bon­heur :
- « Julien […] était fati­gué d’héroïsme » chap. 39 p. 526 l. 34 – 35.
- « L’ambition était morte en son cœur. […] Il trou­vait un bon­heur sin­gu­lier quand, lais­sé abso­lu­ment seul et sans crainte d’être inter­rom­pu, il pou­vait se livrer tout entier au sou­ve­nir des jour­nées heu­reuses qu’il avait pas­sées jadis à Verrières ou à Vergy. » p. 527 chap 39 l. 64 – 69
- « Il est sin­gu­lier pour­tant que je n’aie connu l’art de jouir de la vie que depuis que j’en vois le terme si près de moi. […] Sa pen­sée était à Vergy ». chap. 40 p. 531 l. 45 – 51.
- Dans les der­niers jours en pri­son, aux côtés de Mme de R qui lui rend des visites régu­lières, il goûte vrai­ment à un bon­heur au jour le jour : « il vivait d’amour et sans presque son­ger l’avenir ». (chap. 45 p. 560 l. 82.) Il confie à Mme de R : « Autrefois, quand j’aurais pu être si heu­reux pen­dant nos pro­me­nades dans les bois de Vergy, une ambi­tion fou­gueuse entraî­nait mon âme dans les pays ima­gi­naires. Au lieu de ser­rer contre mon cœur ce bras char­mant qui était si près de mes lèvres, l’abenir m’enlevait à toi ; j’étais aux innom­brables cobats que j’aurais à sou­te­nir pour bâtir une for­tune colos­sale. Non, je serais mort sans connaître le bon­heur, si vous n’étiez venue me voir dans cette pri­son. » CHap. 45 p. 560 l. 86 – 93.


Elargissements :
- Parallèle à faire avec la pre­mière nuit d’amour avec Mathilde, où Julien repro­duit les mêmes erreurs, et passe là encore com­plè­te­ment à côté de ce moment.
- Montrer que c’est seule­ment à la fin du roman que Julien com­pren­dra que la clé du bon­heur est dans la sin­cé­ri­té, et non dans le cal­cul ambi­tieux et dans le rôle social qu’il s’est donné.
Cette scène est éton­nante parce que Julien a obte­nu ce qu’il dési­rait, et pour­tant il est décu.
Les inter­ven­tions du nar­ra­teur vont per­mettre d’analyser ce qui prive Julien du bon­heur que ce moment aurait dû lui appor­ter.
Contrairement aux roman­ciers roman­tiques, Stendhal n’idéalise pas son per­son­nage, il garde par rap­port à lui une dis­tance tein­tée d’humour et d’ironie, mais sans jamais se mon­trer cruel avec lui. Certes Julien n’a rien de glo­rieux, et le nar­ra­teur le sou­ligne, mais il n’oublie jamais

1 Le nar­ra­teur insiste sou­vent sur la sin­cé­ri­té de Mme de R, qui la dis­tingue de Julien. Par exemple, au cha­pitre 11 p. 84 l. 57 : « Aucune hypo­cri­sie ne venait alté­rer la pure­té de cette âme naïve, éga­rée par une pas­sion qu’elle n’avait jamais éprouvée ».

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