M. de La Mole était sorti. Plus mort que vif, Julien allait l’attendre dans la bibliothèque. Que devint-il en y trouvant Mlle de La Mole ?
En le voyant paraître elle prit un air de méchanceté auquel il lui fut impossible de se méprendre.
Emporté par son malheur, égaré par la surprise, Julien eut la faiblesse de lui dire, du ton le plus tendre et qui venait de l’âme : Ainsi, vous ne m’aimez plus ?
– J’ai horreur de m’être livrée au premier venu, dit Mathilde, en pleurant de rage contre elle-même.
– Au premier venu ! s’écria Julien, et il s’élança sur une vieille épée du moyen âge, qui était conservée dans la bibliothèque comme une curiosité.
Sa douleur, qu’il croyait extrême au moment où il avait adressé la parole à Mlle de La Mole, venait d’être centuplée par les larmes de honte qu’il lui voyait répandre. Il eût été le plus heureux des hommes de pouvoir la tuer.
Au moment où il venait de tirer l’épée, avec quelque peine, de son fourreau antique, Mathilde, heureuse d’une sensation si nouvelle, s’avança fièrement vers lui ; ses larmes s’étaient taries.
L’idée du marquis de La Mole, son bienfaiteur, se présenta vivement à Julien. Je tuerais sa fille ! se dit-il, quelle horreur ! Il fit un mouvement pour jeter l’épée. Certainement, pensa-t-il, elle va éclater de rire à la vue de ce mouvement de mélodrame : il dut à cette idée le retour de tout son sang-froid. Il regarda la lame de la vieille épée curieusement et comme s’il y eût cherché quelque tache de rouille, puis il la remit dans le fourreau, et avec la plus grande tranquillité la replaça au clou de bronze doré qui la soutenait.
Tout ce mouvement, fort lent sur la fin, dura bien une minute ; Mlle de La Mole le regardait étonnée. J’ai donc été sur le point d’être tuée par mon amant ! se disait-elle.
A peine sorti de son séminaire, Julien est engagé comme secrétaire à Paris chez le marquis de La Mole. Il noue rapidement une relation amoureuse avec sa fille Mathilde, qui décide brusquement d’interrompre leur histoire. Désespéré, Julien envisage de quitter Paris. Il doit annoncer au marquis son départ. Dans ce passage, Julien pense l’attendre dans la bibliothèque, où il découvre fortuitement Mathilde.
Comment Stendhal mêle-t-il drame et ironie dans ce passage ?
OU
Comment Stendhal ridiculise-t-il la relation entre les deux amants dans cet extrait ?
3 mouvements dans ce texte :
Lignes 1 à 8 : un aveu terrible (la montée de la tension dramatique)
Lignes 9 à 15 : le duel (apogée de la tension)
Lignes 16 à la fin : le retour à la raison (chute de la tension dramatique)
1er mouvement : lignes 1 à 8 – Un aveu terrible
Ce passage correspond à la montée de la tension dramatique.
1er paragraphe : « plus mort que vif » : image qui témoigne de la fragilité émotionnelle de J (avant même qu’il rencontre Mathilde). La bibliothèque : lieu symbolique = traduit l’union intellectuelle entre Mathilde et Julien.
L.2 : question rhétorique qui attise la curiosité du lecteur (= art de la narration stendhalienne, l’auteur sait ménager le suspens).
Des phrases courtes dans ce début : 1 début rythmé (sortie de M. de la Mole / entrée de Julien : aspect très théâtral)
2ème paragraphe : le lexique du regard et de l’apparence est important : « le voyant paraître », « un air de méchanceté », « impossible de se méprendre ». Il évoque l’échange de regards entre les deux amants (scène muette). On découvre aussi le masque de méchanceté porté par Mathilde qui déstabilise Julien.
3ème paragraphe : un portrait étonnant de Julien, qui laisse transparaître sa « faiblesse » et qui est dominé par ses sentiments (laisse tomber son masque d’hypocrite) = en contraste avec celui de Mathilde. Les deux participes passés employés comme adjectifs au début du paragraphe (« Emporté par son malheur, égaré par la surprise ») montre sa position d’être dominé, passif.
La question interro-négative rhétorique de Julien (exprimée sans tiret ni guillemet, intégrée directement à la narration) traduit tout son désespoir . Il implore une marque d’amour de la part de Mathilde. Stendhal insiste sur le lyrisme de la scène : les sentiments des 2 personnages sont exacerbés. Le début de la phrase est presque poétique avec ce parallélisme de construction (« Emporté par […], égaré par […] »).
4ème paragraphe : réponse de Mathilde à la question naïve de Julien au discours direct est d’une gde violence. Le terme « horreur » revêt un sens très fort (= répugnance »). S’être « livrée » ainsi « au premier venu » la répugne. L’expression « premier venu » rabaisse Julien à son rang de subalterne, de tout-venant (lui qui n’aspire qu’à s’élever socialement). Remarque violente qui va provoquer la colère de Julien.
2ème mouvement : lignes 9 à 15 – Le duel
= correspond à l’acmé, au climax de la tension dramatique (point le plus haut).
Réaction impulsive de Julien qui réagit par la voix (reprise de l’expression « Au premier venu ! » retranscrite en italique avec un point d’exclamation) et par ses actes (« il s’élança »). Cela traduit la colère de Julien (« s’écria »). Le fait qu’il s’élance sur une « vieille épée du Moyen Age » » confère à la scène un côté très théâtral et ridicule, dans lequel on devine toute l’ironie de Stendhal. –> fait sourire le lecteur. En réagissant à la parole de Mathilde, l’auteur insiste sur l’orgueil de Julien, qui souffre plus d’avoir été insulté que du manque d’amour.
Les hyperboles (« Sa douleur, qu’il croyait extrême », « centuplée par les larmes de honte », « il eût été le plus heureux des hommes de pouvoir la tuer ») et les antithèses (« douleur »/ « heureux », « honte » / « fièrement ») laissent entendre la moquerie de l’auteur sur l’orgueil démesuré de ses héros.
La tonalité comique de la scène culmine dans l’action de Julien qui tire l’épée « avec quelque peine » : cet effort physique contraste avec la noblesse supposée du geste. Le revirement dans l’attitude de Mathilde dont les larmes cessent puisqu’elle est « heureuse d’une sensation si nouvelle » (la situation la sort de l’ennui de son milieu et éveille son intérêt). L’orgueil de Mathilde la pousse au geste ridicule de s’avancer « fièrement » vers Julien armé. La scène est grotesque.
3ème mouvement : lignes 16 à la fin – Le retour à la raison
Fin de la tension dramatique : Julien reprend ses esprits, Mathilde n’est plus en danger (fin du suspens).
C’est « l’idée », c’est-à-dire l’image de son « bienfaiteur » qui suspend l’action de Julien : il imagine « l’horreur » pour le Marquis (il prouve ici sa loyauté à son égard) et le ridicule auquel il peut prêter. Place au discours intérieur de Julien : « se dit-il », « pensa-t-il » : Julien réfléchit à ses actes et craint d’être ridicule (« elle va éclater de rire ») en exagérant son attitude et renonce donc à « jeter l’épée ». Il cherche à se donner une contenance (« le retour de son sang-froid ») pour ne pas sombrer dans un « mélodrame1 » exagéré. Champ lexical de la vue important ici (« à la vue », « regarda », « regardait ») : il s’agit de sauver les apparences.
Longue phrase au cours de laquelle le romancier détaille les actions de Julien (« il regarda », « il la remit », « la replaça ») au passé simple. Les compléments circonstanciels de manière (« curieusement », comme s’il eût cherché quelque tache … », « avec la plus grande tranquillité ») prêtent à sourire à effet comique dans cette sorte de ralenti grotesque.
A la fin du passage, on assiste à un inversement des rôles : alors que Julien semble retrouver le contrôle de lui-même, Mathilde semble à nouveau subjuguée (séduite) par un amant héroïque : c’est ce que prouve son étonnement traduit au discours direct « Mlle de La Mole le regardait étonnée. J’ai donc été sur le point d’être tuée par mon amant ! se disait-elle ». Mathilde est « étonnée » comme Julien était surpris au début de la scène.
1- un mélodrame est un genre de théâtre où tout est exagéré (les situations, les caractères, les sentiments, …)
CONCLUSION
Une scène comique qui illustre bien l’impulsivité et l’orgueil des deux personnages. L’auteur porte un regard satirique sur ses deux héros et exacerbe leurs actes comme leurs paroles (ou pensées).
On peut envisager cette scène en apparence anodine comme une préfiguration (une annonce) d’un passage à venir plus tragique : la tentative réelle de meurtre sur Mme de Rênal au chapitre XXXV du livre second.
Source : A.N.I