Stendhal – Le Rouge et le noir – Livre II – Chapitre 17 – analyse 03

Temps de lec­ture : 5 minutes

M. de La Mole était sorti. Plus mort que vif, Julien allait l’attendre dans la biblio­thèque. Que devint-il en y trou­vant Mlle de La Mole ?
En le voyant paraître elle prit un air de méchan­ce­té auquel il lui fut impos­sible de se méprendre.
Emporté par son mal­heur, égaré par la sur­prise, Julien eut la fai­blesse de lui dire, du ton le plus tendre et qui venait de l’âme : Ainsi, vous ne m’aimez plus ?
– J’ai hor­reur de m’être livrée au pre­mier venu, dit Mathilde, en pleu­rant de rage contre elle-même.
– Au pre­mier venu ! s’écria Julien, et il s’élança sur une vieille épée du moyen âge, qui était conser­vée dans la biblio­thèque comme une curio­si­té.
Sa dou­leur, qu’il croyait extrême au moment où il avait adres­sé la parole à Mlle de La Mole, venait d’être cen­tu­plée par les larmes de honte qu’il lui voyait répandre. Il eût été le plus heu­reux des hommes de pou­voir la tuer.
Au moment où il venait de tirer l’épée, avec quelque peine, de son four­reau antique, Mathilde, heu­reuse d’une sen­sa­tion si nou­velle, s’avança fiè­re­ment vers lui ; ses larmes s’étaient taries.
L’idée du mar­quis de La Mole, son bien­fai­teur, se pré­sen­ta vive­ment à Julien. Je tue­rais sa fille ! se dit-il, quelle hor­reur ! Il fit un mou­ve­ment pour jeter l’épée. Certainement, pensa-t-il, elle va écla­ter de rire à la vue de ce mou­ve­ment de mélo­drame : il dut à cette idée le retour de tout son sang-froid. Il regar­da la lame de la vieille épée curieu­se­ment et comme s’il y eût cher­ché quelque tache de rouille, puis il la remit dans le four­reau, et avec la plus grande tran­quilli­té la repla­ça au clou de bronze doré qui la sou­te­nait.
Tout ce mou­ve­ment, fort lent sur la fin, dura bien une minute ; Mlle de La Mole le regar­dait éton­née. J’ai donc été sur le point d’être tuée par mon amant ! se disait-elle.

A peine sorti de son sémi­naire, Julien est enga­gé comme secré­taire à Paris chez le mar­quis de La Mole. Il noue rapi­de­ment une rela­tion amou­reuse avec sa fille Mathilde, qui décide brus­que­ment d’interrompre leur his­toire. Désespéré, Julien envi­sage de quit­ter Paris. Il doit annon­cer au mar­quis son départ. Dans ce pas­sage, Julien pense l’attendre dans la biblio­thèque, où il découvre for­tui­te­ment Mathilde.

Comment Stendhal mêle-t-il drame et iro­nie dans ce pas­sage ?
OU
Comment Stendhal ridiculise-t-il la rela­tion entre les deux amants dans cet extrait ?

3 mou­ve­ments dans ce texte :
Lignes 1 à 8 : un aveu ter­rible (la mon­tée de la ten­sion dra­ma­tique)
Lignes 9 à 15 : le duel (apo­gée de la ten­sion)
Lignes 16 à la fin : le retour à la rai­son (chute de la ten­sion dramatique)

1er mou­ve­ment : lignes 1 à 8 – Un aveu ter­rible
Ce pas­sage cor­res­pond à la mon­tée de la ten­sion dramatique.

1er para­graphe : « plus mort que vif » : image qui témoigne de la fra­gi­li­té émo­tion­nelle de J (avant même qu’il ren­contre Mathilde). La biblio­thèque : lieu sym­bo­lique = tra­duit l’union intel­lec­tuelle entre Mathilde et Julien.

L.2 : ques­tion rhé­to­rique qui attise la curio­si­té du lec­teur (= art de la nar­ra­tion sten­dha­lienne, l’auteur sait ména­ger le suspens).

Des phrases courtes dans ce début : 1 début ryth­mé (sor­tie de M. de la Mole / entrée de Julien : aspect très théâtral)

2ème para­graphe : le lexique du regard et de l’apparence est impor­tant : « le voyant paraître », « un air de méchan­ce­té », « impos­sible de se méprendre ». Il évoque l’échange de regards entre les deux amants (scène muette). On découvre aussi le masque de méchan­ce­té porté par Mathilde qui désta­bi­lise Julien.

3ème para­graphe : un por­trait éton­nant de Julien, qui laisse trans­pa­raître sa « fai­blesse » et qui est domi­né par ses sen­ti­ments (laisse tom­ber son masque d’hypocrite) = en contraste avec celui de Mathilde. Les deux par­ti­cipes pas­sés employés comme adjec­tifs au début du para­graphe (« Emporté par son mal­heur, égaré par la sur­prise ») montre sa posi­tion d’être domi­né, passif.

La ques­tion interro-négative rhé­to­rique de Julien (expri­mée sans tiret ni guille­met, inté­grée direc­te­ment à la nar­ra­tion) tra­duit tout son déses­poir . Il implore une marque d’amour de la part de Mathilde. Stendhal insiste sur le lyrisme de la scène : les sen­ti­ments des 2 per­son­nages sont exa­cer­bés. Le début de la phrase est presque poé­tique avec ce paral­lé­lisme de construc­tion (« Emporté par […], égaré par […] »).

4ème para­graphe : réponse de Mathilde à la ques­tion naïve de Julien au dis­cours direct est d’une gde vio­lence. Le terme « hor­reur » revêt un sens très fort (= répu­gnance »). S’être « livrée » ainsi « au pre­mier venu » la répugne. L’expression « pre­mier venu » rabaisse Julien à son rang de subal­terne, de tout-venant (lui qui n’aspire qu’à s’élever socia­le­ment). Remarque vio­lente qui va pro­vo­quer la colère de Julien.

2ème mou­ve­ment : lignes 9 à 15 – Le duel

= cor­res­pond à l’acmé, au cli­max de la ten­sion dra­ma­tique (point le plus haut).

Réaction impul­sive de Julien qui réagit par la voix (reprise de l’expression « Au pre­mier venu ! » retrans­crite en ita­lique avec un point d’exclamation) et par ses actes (« il s’élança »). Cela tra­duit la colère de Julien (« s’écria »). Le fait qu’il s’élance sur une « vieille épée du Moyen Age » » confère à la scène un côté très théâ­tral et ridi­cule, dans lequel on devine toute l’ironie de Stendhal. –> fait sou­rire le lec­teur. En réagis­sant à la parole de Mathilde, l’auteur insiste sur l’orgueil de Julien, qui souffre plus d’avoir été insul­té que du manque d’amour.

Les hyper­boles (« Sa dou­leur, qu’il croyait extrême », « cen­tu­plée par les larmes de honte », « il eût été le plus heu­reux des hommes de pou­voir la tuer ») et les anti­thèses (« dou­leur »/ « heu­reux », « honte » / « fiè­re­ment ») laissent entendre la moque­rie de l’auteur sur l’orgueil déme­su­ré de ses héros.

La tona­li­té comique de la scène culmine dans l’action de Julien qui tire l’épée « avec quelque peine » : cet effort phy­sique contraste avec la noblesse sup­po­sée du geste. Le revi­re­ment dans l’attitude de Mathilde dont les larmes cessent puisqu’elle est « heu­reuse d’une sen­sa­tion si nou­velle » (la situa­tion la sort de l’ennui de son milieu et éveille son inté­rêt). L’orgueil de Mathilde la pousse au geste ridi­cule de s’avancer « fiè­re­ment » vers Julien armé. La scène est grotesque.

3ème mou­ve­ment : lignes 16 à la fin – Le retour à la raison

Fin de la ten­sion dra­ma­tique : Julien reprend ses esprits, Mathilde n’est plus en dan­ger (fin du suspens).

C’est « l’idée », c’est-à-dire l’image de son « bien­fai­teur » qui sus­pend l’action de Julien : il ima­gine « l’horreur » pour le Marquis (il prouve ici sa loyau­té à son égard) et le ridi­cule auquel il peut prê­ter. Place au dis­cours inté­rieur de Julien : « se dit-il », « pensa-t-il » : Julien réflé­chit à ses actes et craint d’être ridi­cule (« elle va écla­ter de rire ») en exa­gé­rant son atti­tude et renonce donc à « jeter l’épée ». Il cherche à se don­ner une conte­nance (« le retour de son sang-froid ») pour ne pas som­brer dans un « mélodrame1 » exa­gé­ré. Champ lexi­cal de la vue impor­tant ici (« à la vue », « regar­da », « regar­dait ») : il s’agit de sau­ver les apparences.

Longue phrase au cours de laquelle le roman­cier détaille les actions de Julien (« il regar­da », « il la remit », « la repla­ça ») au passé simple. Les com­plé­ments cir­cons­tan­ciels de manière (« curieu­se­ment », comme s’il eût cher­ché quelque tache … », « avec la plus grande tran­quilli­té ») prêtent à sou­rire à effet comique dans cette sorte de ralen­ti grotesque.

A la fin du pas­sage, on assiste à un inver­se­ment des rôles : alors que Julien semble retrou­ver le contrôle de lui-même, Mathilde semble à nou­veau sub­ju­guée (séduite) par un amant héroïque : c’est ce que prouve son éton­ne­ment tra­duit au dis­cours direct « Mlle de La Mole le regar­dait éton­née. J’ai donc été sur le point d’être tuée par mon amant ! se disait-elle ». Mathilde est « éton­née » comme Julien était sur­pris au début de la scène.

1- un mélo­drame est un genre de théâtre où tout est exa­gé­ré (les situa­tions, les carac­tères, les sentiments, …)

CONCLUSION

Une scène comique qui illustre bien l’impulsivité et l’orgueil des deux per­son­nages. L’auteur porte un regard sati­rique sur ses deux héros et exa­cerbe leurs actes comme leurs paroles (ou pen­sées).
On peut envi­sa­ger cette scène en appa­rence ano­dine comme une pré­fi­gu­ra­tion (une annonce) d’un pas­sage à venir plus tra­gique : la ten­ta­tive réelle de meurtre sur Mme de Rênal au cha­pitre XXXV du livre second.

Source : A.N.I

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