La critique des Lumières

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En France plus qu’ailleurs – peut-être en rai­son de son rôle sup­po­sé dans la Révolution – ce que l’on appelle l’héritage des phi­lo­sophes des Lumières joue un rôle majeur dans le débat public. Qu’il s’agisse des débats sur la laï­ci­té, sur l’identité natio­nale ou sur la construc­tion euro­péenne, cet héri­tage est aujourd’hui invo­qué par tout le monde. Pour s’en récla­mer, comme les mani­fes­tants du 11 jan­vier 2015 qui firent grim­per en flèche les ventes du Traité sur la tolé­rance de Voltaire, ou comme les par­ti­sans de l’Union Européenne qui voient dans le Parlement euro­péen l’outil qui per­met­tra la résur­rec­tion de l’esprit de Diderot et de Goethe. Ou pour l’attaquer, qu’il s’agisse des tenants des études post-coloniales, qui voient dans les Lumières le soft power du capi­ta­lisme et de l’impérialisme, des isla­mistes pour qui elles sont un “acide des­truc­teur de la foi”, ou des anti-modernes contem­po­rains comme Michel Houellebecq qui, dans un entre­tien récent, consi­dère la Renaissance et les Lumières comme autant de “catas­trophes civilisationnelles.”
Devenues une sorte de mot de passe pour dési­gner les sources idéo­lo­giques de la moder­ni­té occi­den­tale, Les Lumières sont donc et plus que jamais au cœur du débat.

Aussi, com­ment faut-il voir les phi­lo­sophes des Lumières ? Comme un noyau d’intellectuels qui a pré­pa­ré la Révolution ou plu­tôt comme un groupe d’é­cri­vains qui a été témoin de la crise de la modernité ?
Le pro­blème des inter­pré­ta­tions des Lumières — sur­tout en France à cause de la Révolution fran­çaise qui a lar­ge­ment construit les Lumières comme héri­tage — c’est qu’on a trop ten­dance à les envi­sa­ger comme une sorte de pro­gramme théo­rique dont la moder­ni­té serait sor­tie. Or je pense que c’est le geste inverse : la moder­ni­té, c’est-à-dire les trans­for­ma­tions sociales, poli­tiques, cultu­relles du XVIIIe siècle ont des rai­sons d’être très diverses, elles ne sont pas sor­ties de la tête des phi­lo­sophes. En revanche, ces der­niers ont été extrê­me­ment atten­tifs à en décrire les ambi­va­lences et les contra­dic­tions. Et c’est ce qui explique qu’il y ait une telle diver­si­té théo­rique parmi eux. A chaque fois que les his­to­riens de la phi­lo­so­phie ont essayé de construire les Lumières sur le plan doc­tri­nal, ils ont échoué. Rousseau, Voltaire, Diderot ont des posi­tions très dif­fé­rentes. On ne peut com­prendre cette diver­si­té que si on com­prend qu’au fond « Les Lumières » désigne l’espace de débat qui sur­git avec la moder­ni­té — au sens com­mer­cial, poli­tique, social — pour en com­prendre à la fois les poten­tia­li­tés mais aussi les dangers.

La ten­ta­tion d’une par­tie de l’historiographie récente n’est-elle pas de voir des Lumières partout ?
En effet, cer­tains his­to­riens des idées ont tenté de répondre à la cri­tique faite aux Lumières d’être trop euro­cen­tristes en disant qu’il y avait des Lumières par­tout. Le pro­blème c’est que si on fait cela, on abou­tit à une défi­ni­tion très floue et sim­pliste des Lumières : réduites à une espèce de pro­gres­sisme, de bonne conscience voire de réfor­misme moder­ni­sa­teur. C’est au contraire en mon­trant qu’elles ont été une réac­tion à des trans­for­ma­tions poli­tiques, sociales, reli­gieuses qui ont eu lieu en Europe qu’on peut aussi com­prendre la manière dont elles ont été appro­priées ou au contraire reje­tées dans d’autres socié­tés – ou en Europe même. Il y a une puis­sance d’interpellation des Lumières que l’on ne peut com­prendre que si l’on com­prend leur enracinement.

Un des para­doxes contem­po­rains consiste à ces­ser de consi­dé­rer les Lumières comme un sys­tème de valeurs uni­ver­sel, sans racine. Comment rap­pe­ler leur spé­ci­fi­ci­té euro­péenne peut-il per­mettre de cri­ti­quer l’européocentrisme ?
Plutôt que d’être dans cet affron­te­ment binaire entre les défen­seurs d’un uni­ver­sa­lisme des Lumières et les déco­lo­niaux farouches qui rejet­te­raient l’universalisme, ce qui est inté­res­sant c’est de rap­pe­ler que les pen­seurs du XVIIIe siècle ont été conscients des dif­fi­cul­tés et des limites de l’universalisme euro­péen, qu’ils ont cher­ché sans y par­ve­nir, à en trou­ver des solu­tions. Ils ont pro­duit eux-mêmes une auto­cri­tique de leur euro­cen­trisme. Une cri­tique qui va en par­tie se refer­mer au début 19e siècle et que l’on a un peu oubliée, en rai­son de la puis­sance du dis­cours civi­li­sa­teur. Rouvrir ce moment de débat interne de la pen­sée euro­péenne du XVIIIe siècle me paraît aujourd’hui très utile pour que cet héri­tage des Lumières soit plus hos­pi­ta­lier, plus ouvert. Même l’historien indien Dipesh Chakrabarty est le pre­mier à recon­naître qu’on ne peut pas pen­ser en dehors de l’héritage des Lumières ; l’objectif n’est pas ne faut pas le reje­ter mais d’essayer de pen­ser com­ment aujourd’hui on peut le rendre com­pa­tible avec un monde mul­ti­po­laire, fait de tra­di­tions très diverses. L’enjeu est pas­ser d’un uni­ver­sa­lisme de sur­plomb à « un uni­ver­sa­lisme laté­ral » pour reprendre le mot de Maurice Merleau-Ponty, qui passe par la prise en compte de la diver­si­té des cultures, des socié­tés, des expé­riences humaines, ou encore un « uni­ver­sa­lisme de la tra­duc­tion » selon la belle expres­sion du phi­lo­sophe séné­ga­lais Souleymane Bachir Diagne.

Antoine Lilti

Et si vous chan­giez d’air ?

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