Œuvre d’art : objet physique qui peut avoir une valeur esthétique ou conceptuelle (cf. peinture, sculpture, roman, œuvre musicale, etc.). Toute création de ce type appartient donc à ce qu’on nomme les Beaux-Arts (par opposition aux arts mécaniques qui visent l’utile et l’efficace). De plus, l’œuvre peut résulter d’un désir de communiquer une joie ou de faire partager un plaisir.
Mais l’œuvre peut être aussi éphémère (arts de rues, interprétation théâtrale ou musicale, ready made), c’est-à-dire être soit une action de l’artiste devant un public, soit un objet auquel l’artiste lui-même confère le statut d’œuvre d’art (cf. Duchamp).
Doit-elle : il convient ici de distinguer nécessité (une œuvre d’art est-elle nécessairement plaisante ?) et obligation (est-ce un devoir d’ordre esthétique, voire moral pour une œuvre d’être source de plaisir ?).
Plaire : (selon le Robert)
Etre une source de plaisir, être au goût de
Plaire à quelqu’un : être d’une fréquentation agréable, lui procurer une satisfaction psychologique, une émotion particulière
Eveiller l’amour, le désir de quelqu’un
Etre agréable, convenir
Pourquoi la question se pose-t-elle ?
Nous admettons communément que le but de l’art est la création d’œuvres belles. De plus, face à une œuvre d’art, nous disons facilement : « Ça me plaît » ou « Ça ne me plaît pas », faisant de notre plaisir le critère du beau. Or comment, en effet, la beauté pourrait-elle ne pas provoquer en nous une émotion, source de plaisir, donc être plaisante ? De plus, de quel plaisir s’agit-il ? Celui que donne la satisfaction d’un besoin, ou un plaisir d’un autre ordre ? Celui-ci n’est-il pas qualifié d’esthétique ? En quoi donc peut-il être différent d’un plaisir ordinaire ? Mais le but de l’art est-il bien de provoquer du plaisir ? Car si c’était le cas toutes les œuvres d’art ne devraient-elles pas être à notre goût, pour le moins nous être agréables ? Mais outre que ce but, universel, n’est jamais atteint, on peut se demander s’il convient d’assigner à l’art un but, quel qu’il soit. Si, comme la définit Kant, l’œuvre d’art constitue une « finalité sans fin », ne se suffit-elle pas à elle-même, loin d’obéir à une finalité extérieure ? En ce sens, l’œuvre d’art ne peut-elle pas être provocante, productrice de malaise en nous ? Ne peut-elle pas aussi représenter bellement la laideur ? Comment devrait-elle alors nécessairement plaire ? Sa valeur esthétique ne tient-elle pas aux différentes émotions, parfois contradictoires, qu’elle produit en nous ? Ne transcende-t-elle pas le bien et le mal, voire le beau et le laid, pour n’être que ce qu’elle est et se donner comme telle ?
A. Qui dit œuvre d’art dit plaisir
Pour Aristote, le but de l’art est le plaisir, dans la mesure où l’homme se plaît à regarder des images qui imitent (mimésis) la réalité. Or l’imitation selon lui est positive : elle est le propre de l’homme, et elle est un moyen d’apprentissage. Dès lors l’imitation artistique peut nous fournir un plaisir double : elle correspond à une de nos tendances naturelles, et, grâce à ses représentations, elle rend supportable ce qui, dans le réel, ne l’est pas.
“L’art poétique dans son ensemble paraît devoir sa naissance à deux causes, toutes deux naturelles. Dès l’enfance, les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la fois une tendance à imiter (et l’homme se différencie des autres animaux parce qu’il est particulièrement enclin à imiter et qu’il a recours à l’imitation dans ses premiers apprentissages), et une tendance à éprouver du plaisir aux imitations. Nous en avons une preuve dans l’expérience pratique : nous avons plaisir à contempler les images les plus précises des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemple les formes d’animaux parfaitement ignobles ou de cadavres ; la raison en est qu’apprendre est un plaisir non seulement pour les philosophes, mais également pour les autres hommes (mais ce qu’il y a de commun entre eux sur ce point se limite à peu de chose); en effet si l’on aime à voir des images, c’est qu’en les regardant on apprend à connaître et on conclut ce qu’est chaque chose comme lorsqu’on dit : celui-là, c’est lui. Car si on n’a pas vu auparavant, ce n’est pas l’imitation qui procurera le plaisir, mais il viendra du fini dans l’exécution, de la couleur, ou d’une autre cause de ce genre. Puisque nous avons une tendance naturelle à l’imitation, à la mélodie et au rythme (car il est évident que les mètres font partie des rythmes), ceux qui au départ avaient les meilleurs dispositions naturelles à cet égard firent peu à peu des progrès et donnèrent naissance à la poésie à partir de leurs improvisations. Puis la poésie se divisa selon le caractère de chacun : les auteurs graves imitaient des actions de qualité accomplies par des hommes de qualités, les auteurs plus légers celles d’hommes bas, en composant d’abord des blâmes, comme les autres composaient des hymnes et des éloges.“
Aristote, Poétique, chap. 4, 1448 b 4 – 27.
Dans ce texte, Aristote répond au problème de la finalité de l’art : au fond, pourquoi les œuvres d’art nous plaisent-elles, nous procurent-elles du plaisir ? Constitueraient-elles la satisfaction d’un besoin qui nous serait propre ? Selon Aristote, l’imitation, en effet, est un besoin proprement humain, naturel et universel, et c’est une tendance qui se manifeste dès l’enfance. Car ce qui nous plairait, ce ne serait pas le modèle, mais son imitation et c’est pourquoi même ce qui est laid dans la réalité peut, dans son imitation, nous procurer du plaisir. Cf. Kant : « L’art ne se veut pas la représentation d’une chose belle, mais la belle représentation d’une chose ». La raison en est que l’imitation nous permet d’apprendre, selon Aristote. Quand nous reconnaissons l’image d’une réalité, nous apprenons à la connaître et cela nous procure du plaisir. Mais Aristote ajoute, néanmoins, que nous pouvons apprécier une image sans connaître l’original auquel elle correspond. Alors, ce n’est plus l’imitation qui nous plaît, mais l’esthétique de l’image elle-même que nous contemplons avec plaisir. Mais l’art n’imite pas que des réalités extérieures, il exprime aussi des sentiments intérieurs, et c’est pourquoi une œuvre abstraite peut nous ravir par l’agencement de ses couleurs expressives, par sa cohérence interne, par le style qu’elle développe, bref par son esthétique.
N’est-ce pas de cet ordre, esthétique, qu’est le plaisir que procure l’œuvre d’art ?
B Le plaisir esthétique comme plaisir propre à l’art
Quelle est la spécificité du plaisir esthétique ? Serait-ce un plaisir incomparable et unique ? Dans sa classification des plaisirs, Epicure ne le situe pas parmi les plaisirs naturels et nécessaires (ceux qui résultent de la satisfaction de besoins primaires comme la faim ou la soif), mais parmi les plaisirs naturels non nécessaires, car c’est un plaisir gratuit. Le plaisir constitue un épanouissement de l’être, dont il stimule la croissance aussi bien physique que mentale. Comme son nom l’indique (aïsthêsis = sensation), le plaisir esthétique est de l’ordre de la sensibilité, plusieurs sens pouvant jouer ici (vue pour la peinture, l’ouïe pour la musique, le toucher pour la sculpture, etc.).Le plaisir fait donc vibrer nos sens. Mais il n’est pas que sensible et c’est ce qui le constitue en propre : il est aussi d’ordre intellectuel, par exemple dans la recherche de sens et de compréhension de l’œuvre d’art. Cf. Kant : le plaisir esthétique est aussi un plaisir de réflexion, qui implique le libre jeu de notre entendement et de notre imagination. De plus, c’est un plaisir qui a besoin d’être partagé (cf. tout jugement de goût prétend, en droit, à l’universalité), car c’est un plaisir qui se renforce d’être échangé. C’est enfin un plaisir désintéressé, gratuit. Mais évoquer un plaisir, même à composante intellectuelle, n’est-ce pas réduire le jugement de goût au « Ça me plaît » ou « Ça ne me plaît pas », comme le suggère l’expression selon laquelle tous les goûts seraient dans la nature ? Or les grandes œuvres sont celles qui suscitent constamment du plaisir, quelles que soient les époques ou les lieux. Mais réduire l’art au seul plaisir, n’est pas inscrire le jugement de goût dans la subjectivité sensible, comme le fait Hume par exemple ?
« Notre sens de la beauté dépend énormément de ce principe ; quand un objet a une tendance à causer du plaisir à son possesseur, on le regarde toujours comme beau : comme tout objet qui a tendance à produire de la douleur, est désagréable et laid. Ainsi la convenance d’une maison, la fertilité d’un champ, la force d’un cheval, la capacité, la sécurité et la rapidité de navigation d’un vaisseau forment la principale beauté de ces différents objets. Ici l’objet, qu’on appelle beau, plaît seulement par sa tendance à produire un certain effet. Cet effet est le plaisir ou l’avantage d’autrui. Or le plaisir d’un étranger, pour qui nous n’avons aucune amitié, nous plaît seulement par sympathie. C’est donc à ce principe qu’est due la beauté que nous découvrons en toute chose utile. Combien considérable est ce genre particulier de beauté, la réflexion le fera aisément paraître. Tout objet qui tend à causer du plaisir à son possesseur, ou qui, en d’autres termes, est la cause propre du plaisir, plaît sûrement au spectateur par une subtile sympathie avec le possesseur. On estime belles la plupart des oeuvres de l’art en proportion de leur propriété à leur emploi par l’homme ; et même beaucoup des productions de la nature tirent leur beauté de cette source. Plaisant et beau, en la plupart des cas, c’est une qualité, non pas absolue, mais relative et elle ne nous plaît que par sa tendance à produire une fin agréable. » Hume Traité de la nature humaine
Pour Hume est beau ce qui est utile, ce qui rend le concept de beau relatif à celui qui en dispose. Hume, comme empiriste, établit un lien entre le beau et l’utile (ou fonctionnel), et il fonde sa conception du beau sur l’expérience sensible, c’est-à-dire sur les sens. Le plaisir, tel qu’il l’envisage, a trait à la jouissance comme satisfaction, mais aussi comme usage. Le beau est selon lui lié à la qualité première d’un objet (« la convenance d’une maison, la fertilité d’un champ, la force d’un cheval, la capacité, la sécurité et la rapidité de navigation d’un vaisseau »). Le beau champ est donc un champ fertile, qui produit. Mais si la beauté d’un objet se réduit au plaisir que nous en retirons, le sens du beau devient plus étroit. Le beau est alors « ce qui plaît » et c’est pourquoi les sens y ont une grande part. Mais Hume ne réduit pas le beau au seul plaisir, il y associe aussi le profitable, car gagner quelque chose, en général, est source de plaisir. Ce qui fait que la beauté n’est plus un sentiment désintéressé, gratuit. Mais alors comment un tel sentiment pourrait-il être partagé ? Ce qui permet en général de partager un sentiment, c’est le fait de sentir quelque chose avec quelqu’un et cela se nomme la sympathie. Le possesseur de l’objet le trouve beau et celui qui est à ses côtés peut, par sympathie, éprouver le même sentiment. Il ne trouvera l’objet beau qu’indirectement, en étant influencé par le sentiment de son possesseur. La beauté n’est pas une « Idée en soi » (Platon) ou dans l’objet, mais elle émane de la possession d’un objet utile, source de plaisir et de profit. Or en liant la beauté au plaisir associé à l’utile Hume ne rend-il pas difficilement explicable le sentiment esthétique ? Car comment, en ce cas, pourrait-on éprouver un tel sentiment en face d’œuvres de musées que, par définition, nous ne possédons pas, voire qui ne nous sont aucunement profitables ? De plus, seuls les marchands d’art ou les collectionneurs d’œuvres d’art pourraient-ils éprouver un tel sentiment ? « On estime belles la plupart des œuvres de l’art en proportion de leur propriété à leur emploi par l’homme ; et même beaucoup des productions de la nature tirent leur beauté de cette source » : une telle assertion n’est-elle pas éminemment contestable ? En effet, quelle utilité ont, en général, les œuvres d’art ? Ne se contente-t-on pas de les contempler, indépendamment du profit que nous pourrions en tirer ? De plus, à partir d’une telle conception du beau, comment expliquer la création artistique ? Le seul plaisir suffit-il pour justifier la beauté ? Le jugement de goût fondé sur l’utile est-il bien d’ordre esthétique ? L’utile serait-il toujours beau ? Ne connaissons-nous pas des objets fonctionnels qui sont pourtant fort laids, inesthétiques ? Que l’on passe de la possession d’un objet au sentiment du beau n’obéit donc à aucune logique. Or la jouissance esthétique est indépendante de la possession. N’y a‑t-il pas une foule de choses dont on peut apprécier la beauté et que, pourtant, on ne possédera jamais (paysage, coucher de soleil, ciel étoilé, etc.) ?
C Qui dit plaisir comme seul critère dit relativité du beau
Peut-on se contenter d’un tel relativisme du jugement de goût ? Puis-je dire que la musique de Mozart n’est pas belle sous prétexte qu’elle me déplaît ? Faire du seul plaisir le critère du goût, n’est-ce pas rendre par trop subjectif, voire individualiste le jugement de goût ? Un tel relativisme est-il satisfaisant ? N’y a‑t-il pas des œuvres qui sont reconnues unanimement comme des chefs d’œuvre et ce bien qu’elles puissent déplaire à certains ? Cette critique du relativisme en matière d’art, n’est-ce pas ce qu’entreprend Kant à partir de la distinction qu’il opère entre l’agréable (ce qui plaît individuellement) et le beau (ce qui dépasse le critère du seul plaisir individuel) ?
« En ce qui concerne l’agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu’il fonde sur un sentiment personnel et privé, et en vertu duquel il dit d’un objet qu’il lui plaît, soit du même coup restreint à sa seule personne. C’est pourquoi, s’il dit : “Le vin des Canaries est agréable”, il admettra volontiers qu’un autre le reprenne et lui rappelle qu’il doit plutôt dire : “cela est agréable pour moi” ; et ce, non seulement pour ce qui est du goût de la langue, du palais et du gosier, mais aussi pour ce qui peut être agréable aux yeux ou à l’oreille de chacun. La couleur violette sera douce et aimable pour l’un, morte et sans vie pour l’autre. L’un aimera le son des instruments à vent, l’autre leur préférera celui des instruments à corde. Ce serait folie d’en disputer pour récuser comme inexact le jugement d’autrui qui diffère du nôtre, tout comme s’il s’opposait à lui de façon logique ; en ce qui concerne l’agréable, c’est donc le principe suivant qui est valable : A chacun son goût (pour ce qui est du goût des sens).
Il en va tout autrement du beau. Il serait (bien au contraire) ridicule que quelqu’un qui se pique d’avoir du goût songeât à s’en justifier en disant : cet objet (l’édifice que nous avons devant les yeux, le vêtement que porte tel ou tel, le concert que nous entendons, le poème qui se trouve soumis à notre appréciation) est beau pour moi. Car il n’y a pas lieu de l’appeler beau, si ce dernier ne fait que de lui plaire à lui. Il y a beaucoup de choses qui peuvent avoir de l’attrait et de l’agrément, mais, de cela, personne ne se soucie ; en revanche, s’il affirme que quelque chose est beau, c’est qu’il attend des autres qu’ils éprouvent la même satisfaction ; il ne juge pas pour lui seulement mais pour tout le monde, et il parle alors de la beauté comme si c’était une propriété des choses. C’est pourquoi il dit : cette chose est belle ; et ce, en comptant sur l’adhésion des autres à son jugement exprimant la satisfaction qui est la sienne, non pas parce qu’il aurait maintes fois constaté que leur jugement concordait avec le sien ; mais bien plutôt, il exige d’eux cette adhésion. Il les blâme s’ils jugent autrement, il leur dénie le goût tout en demandant qu’ils en aient ; et ainsi on ne peut pas dire : à chacun son goût. Cela reviendrait à dire qu’il n’y a point de goût, c’est-à-dire qu’il n’y a point de jugement esthétique qui puisse légitimement réclamer l’assentiment universel. » Kant, Critique de la faculté de juger
En effet, les différents moments de la définition du goût sont ainsi énoncés par Kant :
+ « Le beau est l’objet d’une satisfaction désintéressée »
+ « Est beau ce qui plaît universellement sans concept »
+ « La beauté est la forme de la finalité d’un objet en tant qu’elle est perçue dans cet objet sans représentation d’une fin »
+ « Est beau ce qui est reconnu sans concept comme l‘objet d’une satisfaction nécessaire »
Comme on peut l’appréhender à partir de ces différents moments, Kant n’exclut du beau (et donc de l’œuvre d’art) ni la satisfaction, ni le plaisir : est beau « ce qui plaît », ce qui fait l’objet d’une satisfaction intérieure. Mais intervient alors un adverbe qui sonne comme un oxymore : « universellement », qui se veut une critique du relativisme communément admis à propos du goût (« des goûts et des couleurs on ne discute pas »), ce qui fait du jugement de goût, à propos du beau, un jugement particulier, car il se veut ou se prétend universel (sans être fondé pour autant sur un concept , c’est-à-dire une définition universelle du beau) pouvant justifier une telle universalité. Dans le jugement de goût, selon Kant, s’accordent paradoxalement la subjectivité et l’universalité, car le plaisir lié au beau est le résultat d’un libre jeu harmonieux entre l’imagination et l’entendement de telle manière que tous, en droit, peuvent le ressentir à travers le sentiment esthétique. Car quiconque émet le jugement « c’est beau » suppose par là même que tout autre homme, puisque doué des mêmes organes naturels, des mêmes sens, pourra voire devra émettre le même jugement, mais sans pouvoir fonder une telle supposition sur une démonstration.
Mais, dans la question posée, l’expression « doit-elle » (à propos de l’œuvre d’art) ne semble-t-elle pas lui assigner comme fin le plaisir ressenti par celui qui la contemple, voire celui qui la crée ? Or l’œuvre d’art a‑t-elle sa fin en elle-même ou au contraire en dehors d’elle-même ? Et cette fin se réduit-elle au seul plaisir ?
D. Peut-on assigner une fin à l’œuvre d’art, que ce soit le plaisir ou toute autre ?
En effet, selon Kant, l’œuvre d’art, se suffisant à elle-même, constitue une finalité « sans la représentation d’une fin » (finalité sans fin). Cela signifie que l’œuvre d’art est soumise à une élaboration telle que l’on ne peut rien y ajouter ou en retrancher (même une œuvre inachevée) sans la travestir, la trahir ou en changer le sens. Ainsi apparaît-il impossible, dans un poème de Baudelaire, de remplacer un mot par un autre sans le défigurer et en trahir la signification, ou encore la musicalité. Ce qui caractérise une œuvre d’art, en effet, c’est sa cohérence interne, l’agencement harmonieux et équilibré de ses parties, qui en font l’unité aussi bien que l’unicité. Toute œuvre d’art, en ce sens, est singulière et c’est ce qui en fait la valeur. Toute fin assignée lui reste extérieure, que ce soit une commande, ou une intention consciente de l’artiste. Et c’est pourquoi la compréhension d’une œuvre d’art reste toujours à déterminer, et peut évoluer en fonction des époques ou des cultures. Le sens d’une œuvre d’art n’est jamais figé, mais toujours diversifié en fonction des différents regards portés sur elle. Ainsi une œuvre peut-elle être oubliée pendant des siècles puis redécouverte et à nouveau appréciée en fonction d’un point de vue renouvelé porté sur elle. D’où l’importance des échanges auxquels peut, voire doit donner une œuvre, car le plaisir éprouvé à son contact est à la fois singulier et appel de communauté. Ce sont les dialogues à propos d’une même œuvre qui en constituent la richesse, et qui intensifient le plaisir éprouvé à son contact. Et c’est pourquoi une œuvre d’art, malgré l’universalité en droit du jugement de goût, peut ne pas plaire, parce qu’on est dérangé ou dérouté par elle. Toute œuvre d’art susceptible de transcender son temps n’apparaît-elle pas d’abord et le plus souvent comme déplaisante, parce qu’elle ne respecte pas les codes et les valeurs en vigueur ? Cela lui enlève-t-il pour autant son statut d’œuvre d’art et sa beauté ? En effet, une œuvre d’art n’est pas toujours conçue pour plaire, voire pour être belle. Elle peut aussi l’être pour dénoncer, pour subvertir la réalité à défaut de la transfigurer, pour remettre en question les valeurs d’une époque ou s’opposer à ses injustices ou ses cruautés. Ainsi en est-il du tableau Tres de mayo de Francisco de Goya (1746−1828) dont l’une des intentions est la dénonciation des horreurs de la guerre et de l’occupation de l’Espagne par les armées napoléoniennes, pour émouvoir ceux qui la contemplent, les déstabiliser dans leurs certitudes et les faire réagir. Donc la beauté ne constitue pas le but absolu de cette œuvre, car si c’était le cas, celui qui la contemple pourrait passer à côté de son aspect dérangeant. Tous les artistes ne créent donc pas nécessairement pour mettre en avant l’aspect esthétique de leurs œuvres (cf. Duchamp brisant les codes classiquement admis de l’esthétique à son époque à partir de son « œuvre » (l’urinoir appelé Fontaine) pour revendiquer la banalité et la laideur comme expressions artistiques. Mais il n’empêche que toute œuvre est destinée à produire une émotion, plaisante ou déplaisante, de façon à nous toucher, d’une manière ou d’une autre.
Au fond, le plaisir ne peut être un préalable à l’œuvre d’art, même si l’on doit reconnaître qu’il peut difficilement ne pas l’accompagner. Bref, le plaisir de l’œuvre n’est pas une fin en soi, propre à définir son caractère esthétique ou artistique.
Lenuki
Et si vous changiez d’air ?Introduction
Le « Bien » est, en général, la finalité de toute action possible. Les hommes cherchent naturellement le bien pour eux : même le « méchant » pense faire le bien, si ce n’est pour autrui, au moins pour lui-même.
Certains hommes cherchent le bien pour eux-mêmes et pour les autres. Mais tous les hommes ne le devraient-ils pas ? C’est ici qu’interviennent des termes comme éthique, mœurs, moralité, et aussi devoir. Ces expressions sont proches et leur signification peut varier en fonction des époques et des contextes. Il y a d’abord une morale sociale, imprégnée de valeurs religieuses, traditionnelles, locales, coutumières : c’est ce qu’on appelle les « mœurs » (les « bonnes mœurs »), très variables d’une région à l’autre. Ce sont avant tout des règles socialement contraignantes, non écrites, transmises via l’éducation, auxquelles il vaut mieux se conformer pour être « intégré » dans la communauté. Il y a ensuite l’éthique et la morale, deux concepts qui renvoient à des convictions et à des valeurs à la fois plus personnelles et plus réfléchies, donc rationnelles et prétendant à ce titre à une certaine universalité (valant pour tous). La moralité renvoie plutôt à la conscience intérieure que chacun se forme de son « devoir », un impératif qui doit primer absolument sur les tendances personnelles, et qui identifie le « bien » suprême au mérite.
La question morale par excellence est donc : qu’est-ce que faire le bien (de bonnes actions), et par extension, qu’est-ce qu’être quelqu’un de bien (une bonne personne) ? Mais faire son devoir, donc être quelqu’un de bien moralement, cela peut-il nous apporter le bonheur ? En effet être quelqu’un de bien, ce n’est pas seulement être raisonnable et volontaire en veillant sur soi et sur les autres (autrement dit, être moral) ; n’est-ce pas aussi incarner ce « bien » dans sa personne durablement et donc d’une certaine façon « réussir sa vie » (trouver le bonheur), voire être une « belle personne » (à la fois « bonne » et heureuse, rayonnante), voire vivre libre comme un « sage » libéré de toute contrainte ?
En effet il est difficile de séparer le Bien moral et le Bonheur, même si les deux concepts diffèrent. “Tous les hommes cherchent le bonheur”, dit Aristote, justement parce que le bonheur représente en général l’ensemble des biens souhaitables… Le Bonheur pourrait se définir comme la satisfaction complète et durable de tous nos désirs, ou à défaut des plus importants. C’est en quoi il faut le distinguer des simples plaisirs passagers, et peut-être même de la joie. On le considère en général comme le but de la vie, voire comme l’équivalent d’une « vie réussie ». Mais qu’est-ce qu’une vie réussie, une belle vie ? Ce qui représente pour moi la réussite peut bien représenter l’échec pour un autre !
L’étymologie ne nous aide guère, puisqu’elle fait remonter le bonheur à l’idée de chance : « bonne-heure », bonne nouvelle, « mal-heure », mauvaise nouvelle… Comment pourrions-nous faire du bonheur l’objet d’une réflexion philosophique s’il se ramène à une affaire de chance ? Mais cette voie est celle de la superstition.
Concernant la difficile conciliation entre Bonheur et Bien moral, nous proposons de frayer entre plusieurs théories afin d’aboutir à une solution.
- I – D’abord la position des Anciens, qui réunissent dans leur éthique de la « vertu » ces trois finalités essentielles que sont le Bien moral, le Bonheur et la Liberté. Ils considèrent en effet qu’il faut être quelqu’un de “bien”, de vertueux, pour “réussir sa vie” et ainsi être heureux. Mais au prix d’une éthique élitiste et plutôt individualiste : il faut être sage et philosophe pour être quelqu’un de bien.
- II – Sous l’influence du christianisme, les philosophes modernes proposent une morale à la fois plus altruiste, plus universaliste et plus démocratique. La morale consiste à faire son Devoir en respectant des principes universels. Par ailleurs ils voient éventuellement dans le bonheur une récompense mais non une conséquence mécanique de la conduite vertueuse. Pour Kant notamment il faut d’abord faire son devoir (par respect pour l’humanité) et penser au bonheur ensuite (par intérêt personnel).
- III – Puis, à l’époque des Lumières, le bonheur vient à être considéré comme un droit pour tous, auquel la société doit pourvoir. Comment à nouveau réunir les conditions du bonheur (le mien) et les conditions de la moralité (le Bien de tous) ? Peut-on vraiment être heureux si les autres sont dans le malheur ? L’idée du bonheur ne dépend-elle pas justement d’un Idéal humaniste, moral aussi bien, qui pourrait unir tous les hommes ? Mais ce bonheur, pour être partageable justement, ne risque-t-il pas de devenir trop matérialiste et donc, paradoxalement, trop individualiste ?
- IV – Cependant par définition un idéal n’est qu’une projection, un rêve irréalisable. Dans ces conditions, pourquoi ne pas rechercher en soi-même les conditions d’une “belle vie”, une vie joyeuse et heureuse ici-même et maintenant ? Le bonheur est-il un but dans la vie (ce que semble sous-entendre l’expression “réussir sa vie”, avec l’idée d’accomplir quelque chose, de se réaliser, etc.) ou simplement une manière de vivre (ce que laisse entendre plus simplement mais énigmatiquement l’expression : “belle vie”), en essayant de prolonger la joie ? Et qu’est-ce qui procure par excellence de la joie ? N’est-ce pas la création, le fait d’œuvrer pour soi et pour les autres, en leur donnant les conditions pour être à leur tour des créatifs ? Et ne serait-ce pas alors une manière de rejoindre l’éthique ?
I – L’EUDEMONISME ANTIQUE : LE BIEN ET LE BONHEUR DANS LA VERTU
1) La « vertu » ou l’excellence même
- La vertu se dit virtus en latin, c’est-à-dire la force (vis) d’âme ou le courage faisant qu’un homme se conduira en héros (vir) valeureux et donc méritant. Dans un sens plus général virtus signifie la « propriété de » ou la « qualité de » (on dit « en vertu de »), le fait justement pour un être de posséder ces qualités. Virtus a donné également virtualité, synonyme de « puissance » (par opposition à « acte »), soit la capacité à développer des potentialités. Bref la vertu est une richesse potentielle. Être vertueux est donc une manière d’être qualitative qui nous rend capable de réaliser de belles choses. Mais la vertu n’est pas innée comme le don, elle se travaille, elle se cultive.
- “La vertu est l’habitude du bien”, dit simplement Aristote. La disposition au bien, à faire le bien, voire à bien-faire les choses. La vertu peut s’appliquer à toute action bonne et pas seulement aux “bonnes actions”, au sens strictement moral et altruiste du terme. Bref, la vertu, au sens grec, est l’excellence. C’est la vertu, l’excellence en toute chose qui fait de nous des hommes heureux, libres, sociables, et finalement sages.
- Mais comment apprend-on la vertu ? En exerçant sa raison. La vertu relève d’une démarche essentiellement philosophique. Certes il est possible d’apprendre de ses maîtres, de ses amis s’ils sont eux-mêmes vertueux, voire de les imiter, mais fondamentalement il suffit d’exercer sa raison par soi-même et de s’y appliquer sans relâche. La raison nous fait découvrir la nature même des choses, de sorte que vivre selon la raison (par opposition aux passions) et vivre en conformité avec la nature sont une seule et même chose. C’est cela même être vertueux ou être « quelqu’un de bien ». On y gagne à la fois la liberté et le bonheur. Toute l’éthique philosophique des Anciens se résume en ce point.
- D’un point de vue explicitement moral, il est une vertu particulièrement importante pour Aristote, c’est la prudence. Éminemment rationnelle, mais pratique et non théorique, elle est en effet la faculté de choisir le « juste milieu » dans des circonstances concrètes chaque fois différentes et en partie imprévisibles. Il s’agit donc d’une faculté de rationalité essentiellement liée à la contingence de notre monde : elle guide nos actes, nos décisions, elle s’enseigne aussi et se révèle d’un précieux secours dans le domaine politique. Ainsi l’homme de bien, qui possède cette vertu de prudence, fait le bien autour de lui et dans la Cité.
- Notons enfin que sous l’influence d’une morale chrétienne plus ou moins puritaine, la vertu au sens grec d’excellence est devenue synonyme d’obéissance, elle devient la propriété d’un être se conduisant selon les règles de la morale religieuse, fuyant notamment le péché de chair (inversement on parlera de « femme de petite vertu » à propos d’une prostituée – il n’y a pas d’équivalent masculin… comme par hasard.)
2) Les doctrine eudémonistes
a. L’eudémonisme : définition
- L’eudémonisme (du grec eudaimon : heureux) est cette doctrine selon laquelle le Bien suprême n’est rien d’autre que le bonheur. Cette doctrine est conforme à la conception (antique) de la philosophie comme sagesse, comme art de vivre. Pour quasiment tous les philosophes anciens, le bonheur, fin de l’action, apparaît comme un accord réfléchi entre l’homme et les choses, entre l’homme et la Nature. “Vivre heureux et vivre conformément à la Nature sont une seule même chose” écrit Sénèque. Celui qui vit selon la Nature et qui se conforme à sa nature propre – dûment découverte par la raison –, celui-là est vertueux et ne manque de rien par définition ; il s’accomplit alors pleinement et mène une vie épanouie. L’eudémonisme voit donc le bonheur comme le résultat d’une vie entièrement vertueuse, un état certes accessible dans cette vie, quoique réservé aux “sages”…
Il y a plusieurs doctrines eudémonistes. Schématiquement, distinguons celle d’Aristote, l’épicurisme, et le stoïcisme.
b. Aristote : le bonheur est dans le savoir et la contemplation
Pour Aristote, le bonheur réside dans la vie contemplative, une vie consacrée à la connaissance. Pour lui, c’est la plus grande vertu, et l’homme savant est naturellement un homme de bien. Aristote : “S’il est vrai que le bonheur est l’activité conforme à la vertu, il est de toute évidence que c’est celle qui est conforme à la vertu la plus parfaite, c’est-à-dire celle de la partie de l’homme la plus haute. (…) Ce qui est propre à l’homme, c’est donc la vie de l’esprit, puisque l’esprit constitue essentiellement l’homme. Une telle vie est également parfaitement heureuse”. Le bonheur consiste donc dans l’activité la plus parfaite de l’homme, c’est-à-dire dans la vie contemplative qui est la plus conformé avec sa nature d’ ”animal rationnel”. Aristote distingue trois sortes de vie : les vies vouées à la subsistance, les vies vouées à l’action, et les enfin les vies vouées à la connaissance. S’il est vrai que “l’homme désire naturellement savoir”, que le désir de savoir est son désir principal, et s’il est vrai que le bonheur consiste dans la satisfaction des principaux désirs, alors la corrélation entre bonheur et connaissance paraît assez évidente. Inversement, l’on peut penser que le malheur provient essentiellement de la frustration de ne pas comprendre, sans compter les mauvais choix et les mauvaises actions induites par l’ignorance. Par ailleurs ce qui fait la dignité de la connaissance, et sa supériorité sur les simples plaisirs, c’est sa constance et sa durée. La connaissance (en tant que “contemplation”, à la “grecque”!, pas en tant que “recherche scientifique” au sens moderne) serait la version humaine et terrestre de la béatitude divine…
c. L’épicurisme ou l’hédonisme : le bonheur est dans la réalisation des plaisirs (naturels)
- L’hédonisme (de hedon : plaisir) est cette doctrine eudémoniste qui assimile, non seulement le bien avec le bonheur, mais encore le bonheur avec l’ensemble des plaisirs naturels. Cela n’est pas synonyme de débauche mais au contraire, là encore, de vertu : modération et discernement. Ainsi pensait Epicure et ses disciples. Le sage épicurien veut réaliser un accord et une harmonie avec un monde purement matériel et formé d’atomes. Or le propre de tout être naturel (ou matériel) est de rechercher la satisfaction. Une vie heureuse est donc, pour Épicure et ses disciples, une vie consacrée aux plaisirs naturels (étant entendu qu’il existe des plaisirs non naturels, et donc nocifs, et aussi des plaisirs excessifs qui se retournent en douleurs). La vertu consiste précisément à savoir trier les bons et les mauvais désirs, ceux qui sont nécessaires pour une vie heureuse, et les autres (qui sont superflus et nuisibles). La sagesse ou le bonheur consiste à trouver à la fois la santé du corps et la tranquillité de l’âme (ataraxie) : une vie de plaisir, ou plutôt d’absence de douleurs, mesurée, et sobre.
d. Antithèse : le stoïcisme. La vertu suffit au bonheur
- Mais les stoïciens contestent cette importance accordée par les épicuriens au plaisir. Pour eux la vertu réside plus dans la droiture et dans la force de la volonté, et cette vertu suffit au bonheur. La recherche du plaisir ne conduit pas au bonheur, car le plaisir est à la fois inconsistant (décevant) et éphémère (trompeur) : le plaisir arrivé à son plus haut point s’évanouit ; il ne tient pas une grande place, c’est pourquoi il la remplit vite ; puis vient l’ennui, et après un premier élan le plaisir se flétrit. Et la vertu vaut mieux que le plaisir : « (…) il y a des malheureux à qui le plaisir ne fait pas défaut, et même dont le plaisir cause le malheur (…), mais la vertu existe souvent sans le plaisir et n’a jamais besoin de lui. » (Sénèque). « La vertu suffit au bonheur », écrit Diogène Laërce, tandis que les désirs et les plaisirs nous en éloignent. Ce qu’il faut combattre, la cause de tous nos malheurs, c’est la tyrannie des désirs qui entretient l’état de manque. La plénitude intérieure suppose donc de s’affranchir des désirs et des passions. Au fond, le stoïcisme se présente moins comme une recherche du bonheur que comme une recherche en soi de la vertu : il y a une nuance.
Ce qui nous rapproche peu à peu d’une autre doctrine, religieuse celle-ci, qui allait radicalement bouleverser cette conception du bonheur et du Bien : le christianisme. Le christianisme va accréditer l’idée selon laquelle le bonheur ici-bas n’existe point. La religion promet seulement le paradis, dans l’au-delà, à ceux qui sauront le mériter. A la différence de la sagesse philosophique grecque, la religion chrétienne accorde cette espérance à chaque mortel : il n’est pas besoin d’être un sage accompli pour être “quelqu’un de bien” et ainsi mériter le bonheur. Une vie chrétienne suffit. Pour les philosophes modernes, marqués par le christianisme, le bonheur devient ainsi un « idéal » (lointain, parfois utopique) et plus seulement une « pratique » (présente) à la portée du sage. Tandis qu’en guise de vertu, on parlera plus volontiers de moralité, mais cette moralité qui apporte certes du mérite n’apporte pas nécessairement le bonheur dans cette vie.
II – LA MORALE DU DEVOIR SELON KANT : LE DEVOIR AVANT TOUT
1) Distinguer Devoir et bonheur : la moralité dans la conscience et la raison
- “Si tous les hommes recherchent d’être heureux” (Pascal), il s‘en faut de beaucoup qu’ils s’accordent sur une définition commune du bonheur. « S’il est vrai que tout hommes souhaite y parvenir, il ne peut cependant dire d’une façon déterminée et cohérente, ce que véritablement il souhaite et veut ». Kant fait remarquer que le bonheur n’est qu’un idéal de l’imagination (cf plus bas), non rationnel et toujours subjectif, et qu’au mieux la “morale du bonheur” eudémoniste ne contient pas des règles mais des conseils (facultatifs, non normatifs), et tout au plus des impératifs techniques portant sur les moyens et jamais sur les fins. Au contraire du bonheur, les devoirs moraux cherchent nécessairement à s’accorder entre eux.
- Il faut donc retrouver le sens évident et simple de la moralité, plus sûre et plus importante qu’un bonheur aléatoire. Partant du mot de Pascal : “La vraie morale se moque de la morale”, Lalande explique : « La vraie morale, n’est-ce pas ici le sentiment vif et juste, l’évidence intérieure du bien et du mal ? Et la morale dont elle se moque, ce peut être soit l’ensemble routinier des règles de morale traditionnelles (les « mœurs »), soit plutôt la spéculation morale des philosophes ». « Il suffit, précise Kant, de considérer la raison humaine, sans rien apprendre le moins du monde de nouveau, la rendre attentive à son propre principe, montrer par suite qu’il n’est besoin ni de science ni de philosophie pour savoir ce qu’on a à faire afin d’être honnête et bon, et même sage et vertueux ». Ici Kant se souvient de Rousseau : « Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience.” Mais Kant ne partage pas le « sentimentalisme » de Rousseau et sa théorie de la moralité compassionnelle. Pour Kant aussi la conscience morale a un caractère inné ; mais elle ne résulte pas de la sensibilité et de la pitié, seulement de la Raison présente en chaque homme qui lui indique par définition même le caractère universel des valeurs morales.
Enfin naturellement, se servir convenablement de sa raison, cela s’apprend. Tous les auteurs soulignent l’importance de l’éducation dans la genèse du sens moral chez l’individu. Qu’elle soit logée dans le « cœur » ou dans la raison, ou même qu’elle résulte purement et simplement des conventions sociales, seule l’éducation peut faire apparaître au grand jour, progressivement, cette faculté de distinguer le bien du mal.
2) Distinguer Devoir et inclination (ou désir) : seule la bonne volonté est (moralement) bonne
- La découverte de la dimension morale dans la raison ne donne pas encore la notion précise du “devoir”. Il faut doter cette moralité d’une sorte de faculté ou de capacité d’agir que Kant appelle : la “bonne volonté”. “De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une BONNE VOLONTE”. La bonne volonté n’est donc pas assimilable à la volonté “conciliante” (“bien vouloir…”), pas même à la notion d’effort (“allons, un peu de bonne volonté !”) ou de courage (“être volontaire”. Elle signifie simplement : faire son devoir. Mais quel est ce fameux devoir « pur » ? Nous allons détailler plus bas les conditions pour qu’un devoir puisse être considéré comme « moral », porté par la « bonne volonté ».
- Il faut bien préciser : faire son devoir parce que c’est son devoir, et non par inclination c’est-à-dire par tendance ou par goût. A cet égard, Kant porte très loin l’exigence du devoir. Par exemple : « c’est un devoir de conserver sa vie et c’est aussi une chose à laquelle chacun est porté par une inclination immédiate. Or c’est précisément ce qui fait que ce soin, souvent si plein d’anxiété, que la plupart des hommes prennent de leur vie, n’a aucune valeur intrinsèque, et que leur maxime à ce sujet n’a aucun caractère moral. Ils conservent leur vie conformément au devoir sans doute, mais non pas par devoir. Mais que des revers et un chagrin sans espoir ôtent à un homme toute espèce de goût pour la vie ; si ce malheureux, qui a de la force d’âme, plutôt indigné par son sort qu’abattu ou découragé, conserve la vie, sans l’aimer, et tout en souhaitant la mort, et ainsi ne la conserve ni par inclination ni par crainte, mais par devoir, alors sa maxime aura un caractère moral. (…) [la morale] veut qu’on agisse par devoir et non par inclination. »
- Jamais la distinction entre devoir et inclination ne se remarque aussi bien que lorsqu’il s’agit d’associer amour et devoir. Il faut aimer (son prochain) par devoir même si l’on ne parvient pas à aimer par inclination. « C’est ainsi sans aucun doute qu’il faut entendre les passages de l’Écriture, où il est ordonné d’aimer son prochain, même son ennemi »
- C’est bien parce que l’inclination ne “suit” pas toujours le devoir que l’action morale n’est pas aisée et que la contrainte est nécessaire, sous la forme d’un “impératif” ou d’un ordre ; voire sous forme de répression. Ce qui peut paraître une entorse au principe de la “bonne volonté”… Mais, comme le dit Kant, si la volonté humaine est bonne, elle n’est pas “sainte” pour autant, c’est-à-dire infaillible.
3) Distinguer Devoir et intérêt, Impératif catégorique et impératif hypothétique
- Cet impératif moral, Kant le nomme impératif catégorique. Le pur devoir a priori commande catégoriquement. Il faut, en effet, distinguer l’impératif catégorique — qui seul est proprement moral — de l’impératif hypothétique, qui nous représente une action comme nécessaire pour parvenir à une certaine fin. Tels sont les impératifs de l’habileté ou de la prudence. Alors que l’impératif hypothétique nous dit « faites ceci, si vous voulez obtenir cela », I’impératif catégorique dit « faites ceci parce c’est votre devoir », non pas obtenir un bien mais parce que cela fera de vous quelqu’un de bien. Ce n’est pas un moyen, mais une fin en soi. En quoi consiste précisément l’impératif catégorique ? Kant nous le présente comme soumis à trois conditions, qui sont aussi trois formulations du même principe.
- Universaliser la maxime de notre action (première formule). La première formule du devoir obéit à l’exigence d’universalisation. Au moment de l’action, il faut toujours se demander : et si tous en faisaient autant ? Il n’est pas d’autre critère possible de la morale et du devoir. Ainsi, nous dit Kant, le suicide dans une situation difficile est impossible, car je ne puis universaliser sans contradictions la maxime de mon action. Une nature dont ce serait la loi de détruire la vie serait contradiction avec elle-même. Voici donc cette première formule : “Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature”
- Le respect de la personne (seconde formule). La morale est fondée sur le respect de la raison. Or celle-ci entraîne le respect de l’homme conçu comme être raisonnable. Par conséquent, I’être humain possède seul une valeur absolue, il représente une fin en lui-même. Les autres êtres vivants ont une valeur conditionnelle (par ex. on respecte la nature parce que c’est un bien précieux), mais l’homme a une valeur inconditionnelle : on le respecte parce que c’est un homme, c’est une “personne”, une fin (ou un bien) en soi. Voici donc la seconde formule de l’impératif : “Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen.”
- L’autonomie (troisième formule). La troisième formule de l’impératif catégorique souligne l’autonomie de la volonté. Si l’être raisonnable est une fin en soi, il en résulte qu’il ne peut être soumis à la loi morale, mais qu’il doit au contraire en être l’auteur. L’être humain ne peut recevoir la loi morale de manière purement externe ; il se l’impose librement à lui-même. En somme, l’autonomie de la volonté ne désigne rien de moins que la faculté de s’obliger soi-même. Par la raison, l’homme est aussi bien l’origine (l’auteur) de la loi morale que sa fin. Et cette loi ne dépend de rien d’autre. A l’inverse, dans l’énonciation des impératifs “hypothétiques”, la raison est dite “hétéronome” car elle dépend d’autres facteurs, d’autres conditions. Par exemple, une morale telle que celle du bonheur exprime l’asservissement de la raison à l’intérêt. La formule est donc la suivante : “Tout être raisonnable, comme fin en soi, doit pouvoir se considérer, en ce qui concerne toutes les lois auxquelles il peut être soumis, tout aussi bien comme législateur universel (…).”
- On peut maintenant énoncer la définition du devoir selon Kant : « le devoir est la nécessité de faire une action par respect pour la loi ». Le respect est dû à la loi elle-même en tant que telle, et non à tel ou tel objet concerné par l’action : « Je puis bien avoir de l’inclination, mais jamais de respect pour l’objet qui doit être l’effet de mon action (…). »
4) L’antinomie de la raison pratique (la moralité semble contredire l’aspiration au bonheur, d’où l’espérance du paradis)
- Et le bonheur dans tout cela ? Par le respect de la loi morale, l’homme accède à la dignité, et à une sorte de « promesse » du bonheur : “La morale n’est donc pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur.“
Se rendre digne du bonheur, cela revient strictement à le différer, à le maintenir dans un avenir plus ou moins probable, plus ou moins indépendant de nous. Ce que la religion appelle l’espérance. “C’est seulement lorsque la religion s’y ajoute, qu’entre en nous l’espérance de participer un jour au bonheur dans la mesure où nous avons essayé de n’en être pas indignes.” La théorie kantienne de la moralité conduit à la religion.
- Antinomie = contradiction entre deux lois, deux principes. Il y a une contradiction, une antinomie selon Kant entre la morale et le bonheur (contrairement à ce qu’affirmaient les philosophes antiques). Le bonheur est personnel tandis que la morale vise un universel, comme nous l’avons vu.
- Idéalement, le bien unique et total réside dans l’union du bonheur et de la vertu (c’est-à-dire ici la bonne volonté). Or cette union est impossible dans ce monde, pour deux raisons. D’abord le commandement de la loi morale est présenté par Kant comme étranger à la nature humaine, puisque le principe de la moralité est le désintéressement absolu, alors que la nature humaine est fondamentalement intéressée. Ensuite le devoir ne conduit pas forcément au bonheur (au contraire il s’apparente souvent à une douleur) : il arrive éventuellement comme une récompense (jamais assurée, sauf dans l’au-delà), et non comme une conséquence comme dans l’eudémonisme. Si cette union n’est pas possible sur terre, il faut donc supposer qu’elle a lieu ailleurs ; ce qui conduit à postuler l’immortalité de l’âme ainsi que l’existence de Dieu. La morale kantienne conduit à la religion en ceci que seul un Dieu, littéralement, pourrait appliquer les maximes de la loi morale. De même, seul le « paradis » pourrait réunir les hommes en tant que parfaitement heureux ET en tant que parfaitement moraux. Reste alors, non plus une théorie de la morale, mais bien une doctrine religieuse du salut.
- Cependant il serait injuste d’affirmer que Kant se détourne de la perspective du bonheur. En effet : “La séparation entre le principe du bonheur et celui de la moralité n’est pas pour autant leur contradiction, et la raison pure pratique ne veut pas que l’on renonce à toute prétention au bonheur, mais seulement qu’on ne s’y réfère point quand il est question du devoir.”
- Kant pose en effet que si la bonne volonté est le bien suprême, néanmoins paradoxalement “assurer son propre bonheur est un devoir” car, ici très réaliste, Kant reconnaît qu’un minimum de bien être est la condition de la vertu. Quelqu’un qui ne fait pas tout pour se rendre heureux risque de perdre en même temps l’exigence du devoir, de se décourager en somme. Ce qui serait une faute au regard du devoir !
En distinguant si bien le principe du bonheur et le principe du devoir, Kant va révéler – paradoxalement – dans toute sa clarté, le concept moderne du bonheur. Le bonheur est un idéal !
III – L’IDEAL DU BONHEUR POUR LES MODERNES : LE BONHEUR AVANT TOUT
1) Un idéal de l’imagination : à chacun son bonheur
- Le devoir et la vertu concernent la raison, toujours universelle ; tandis que le bonheur n’est qu’un idéal de l’imagination, et en ce sens, il reste lié à l’expérience singulière et empirique. D’où la sorte de flou, voire de contradiction qui entoure l’idée du bonheur. Kant : « Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience ; et que cependant pour l’idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire ». Donc le bonheur est un idéal de l’imagination. Cela veut dire que l’on projette dans l’absolu des satisfactions dont nous avons fait l’expérience. Cet idéal est aussi divers et subjectif que le sont ces expériences elles-mêmes.
Le bonheur est donc un idéal de l’imagination et non un idéal de la raison comme y prétend la moralité.
- Néanmoins peut-on sérieusement parler d’un idéal égoïste, ou même personnel ? Tout idéal n’est-il pas par définition humaniste ? Il en va de l’imagination du bonheur comme du jugement de goût : en le projetant dans l’avenir, nous le généralisons, nous l’attribuons également aux autres. Nous faisons comme si les autres avaient la même conception du bonheur, tout simplement parce que nous incluons les autres dans notre idéal. D’ailleurs, n’avons-nous pas besoin des autres pour être heureux ? Le bonheur serait-il par définition collectif ?
2) Un idéal humaniste : le bonheur pour tous et le droit au bonheur
- Aristote l’avait déjà dit. “La cité est une communauté de semblables, et qui a pour fin la vie la meilleure possible”. Ce dernier associe expressément la recherche du bonheur à l’organisation rationnelle de la vie communautaire. Dans la mesure où l’on en fait un “idéal” et un but, l’on est obligé de généraliser et d’”humaniser”, donc de moraliser et de politiser la recherche du bonheur. Si tous les hommes recherchent également un maximum de plaisir pour une moindre peine, alors le bonheur de l’individu doit être considéré comme solidaire de la prospérité générale.
- Ainsi le veut l’utilitarisme, doctrine de J. Bentham (1748−1832) et de John Stuart Mill (1806−1873) : l’action utile (et donc moralement bonne) est celle qui contribue au plus grand bonheur du plus grand nombre. Par ailleurs l’utilitarisme refuse de situer le bien au niveau des principes ou des intentions (Kant): pour cette doctrine une bonne action est tout simplement une action dont les conséquences ne nuisent pas à autrui. On parle en ce sens de théorie « conséquentialiste ». « Quelqu’un de bien » est une personne qui réalise son propre bonheur en prenant en compte l’aspiration collective au bonheur, de sorte que le devoir (respecter la loi, respecter les autres) et le bonheur (individuel, mais aussi collectif) se rejoignent à nouveau. Mais dans un esprit plus « social » et plus égalitaire que l’ancien eudémonisme qui était plus élitiste. L’utilitarisme peut se résumer dans cette formule : l’action utile (moralement bonne) est celle conduit au plus grand bonheur pour le plus grand nombre.
- Le bonheur collectif comme revendication sociétale devient même un élément de la philosophie du Droit et, historiquement, un enjeu essentiel de la Révolution française. Il y est question d’un DROIT AU BONHEUR ! En affirmant “Le bonheur est une idée neuve en Europe”, Saint-Just fait du bonheur un bien non pas donné mais au contraire un bien à conquérir ; il en fait la finalité même de la politique, du droit, de la démocratie. D’ailleurs le droit au bonheur est clairement énoncé : “Le but de la société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles (…)” (Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, article premier). L’ ”optimisme” des philosophes du 18è a placé le bonheur dans le développement des Lumières, c’est-à-dire la connaissance et l’intelligence certes, mais aussi le progrès technique, l’éducation, l’hygiène, et bien sûr le confort. Rousseau insiste notamment sur le fait que l’éducation doit contribuer au bonheur, c’est-à-dire au plein épanouissement de l’enfant…
3) Un idéal matérialiste ? La société de consommation et les paradoxes de l’individualisme
- Il est un peu paradoxal d’évoquer un « idéal matérialiste » : ces termes semblent opposés. Mais le rêve humaniste d’un bonheur pour tous a été véhiculé en même temps par une conception égalitariste de l’homme. En effet, pour être compatible avec l’idée de l’égalité, il faut que bonheur soit partageable, et pour qu’il soit partageable, il faut qu’il soit mesurable ! Il faut que ce soit du bien-être mesurable, bref essentiellement du confort matériel. …La civilisation ou la société dite « de consommation » a évolué non seulement du côté de l’utile, mais évidemment du côté de l’utile matériel. Le Bien se réduit aux biens (c’est l’utilitarisme), et les biens se ramènent aux biens matériels (c’est le matérialisme)…
- A la question que chacun se pose légitimement : qu’est-ce que le bonheur pour moi ? la société marchande répond à notre place. Elle le fait en nous sollicitant, en nous proposant toujours quelque chose. Tout se passe comme si l’on cherchait à nous assurer du bonheur en nous assurant contre le malheur, en faisant en sorte que nous ne manquions de rien. Peut-on vraiment croire que la consommation et la consumation de plus en plus rapide des biens matériels puisse revenir au bonheur ? D’une certaine façon le consumérisme fonctionne comme un Surmoi nous commandant de consommer et de jouir de tous les biens possibles : version consumériste et post-moderne de l’ ”homme de bien” ! (Voir ici le héros du film Fight-club, opposant à la fadeur de la société de consommation un individualisme forcené quelque peu violent…)
- Cela signifie très clairement que la société pense pour nous l’idéal du bonheur. Cela signifie que si l’on s’en tient à cette conception à la fois idéologique et matérialiste du bonheur, il y a de grandes chances pour que nous ayons tous le même idéal du bonheur ! Lorsque Kant écrivait que le bonheur est un idéal de l’imagination, comme quelque chose de personnel, il n’avait sans doute pas prévu que cet idéal une fois dépossédé de toute référence à la moralité justement, devenu inévitablement matérialiste, deviendrait une sorte de standard prévisible et collectif.
- Conséquence : c’est au moment où nous sommes le plus influencés par un modèle du bonheur – modèle matérialiste – que nous sommes, et que nous nous déclarons le plus individualiste ! Pas au sens nietzschéen de la puissance et de l’originalité, mais au sens du consommateur égoïste et mimétique. Paradoxalement la société de consommation pousse à l’individualisme, mais elle nous y pousse tous ensemble, à la manière d’un troupeau (comme dirait Nietzsche). C’est au moment où le désir de singularité est le plus fort que l’uniformisation sociale est portée également à son comble. Chacun veut vivre sa vie et concevoir le bonheur à sa manière propre au moment même où tout le monde précisément rêve à peu près de la même chose (parce que nous rêvons via la “matrice” consumériste qui nous fait rêver, qui veille sur nos rêves en quelque sorte !). Cet individualisme-là n’est pas spécialement ce qu’on appelle l’autonomie.
- Ces dérives étaient prévisibles (utilitaristes, matérialistes, individualistes) dès l’instauration de ce fameux « droit au bonheur », cette noble idée selon laquelle le gouvernement doit veiller au bonheur du peuple. Mais peut-on se laisser imposer une idée du bonheur par la société, par l’Etat, par les marchands ?
En voulant réaliser le bonheur des gens, ne provoque-t-on pas le malheur en sacrifiant leur liberté ?
- Alors faut-il renoncer à l’idéal du bonheur si la société est incapable de nous faire rêver autrement, vraiment ? Ne faut-il pas rechercher les conditions d’un bonheur réel, concret et présent (et non plus idéal, abstrait et absent), dont nous pourrions être les premiers artisans ? Peut-être avons-nous trop vite écarté l’importance du vécu, du ressenti, par exemple de la joie, en voulant nous concentrer sur les “raisons” et les idéaux.
IV – JOIE, BONHEUR ET CREATION : l’autonomie créatrice, un bonheur accessible
1) Qu’est-ce que la joie ?
- Jusqu’à présent nous n’avions pas abordé l’état de joie parce que le bonheur nous semblait un idéal, donc finalement tout le contraire d’un vécu. La joie au contraire est un vécu. Mais nous avions défini le bonheur comme un état de satisfaction complète et durable : cela ne définit pas spécialement la joie. La joie est bien un état, mais un état dynamique, non statique comme le bonheur. Un état qui ne dure pas bien longtemps : à la limite, trop de joie fatigue (probablement parce qu’il y a une espèce de consanguinité entre la joie et la jouissance) !
Demandons-nous au moins si la joie ne serait pas comme un ingrédient déterminant du bonheur. La joie, si modeste, serait-elle le secret du bonheur, voire la solution au problème philosophique du bonheur ? D’abord ce sentiment a le mérite de durer, non certes parce qu’il s’étale dans le temps mais parce qu’il se répète et s’entretient. Une joie répétée ne fait-elle pas, en quelque manière, un bonheur durable ? Alors que l’idéal du bonheur réside dans un avenir plus ou moins utopique, ou bien se terre dans un passé plus ou moins mythique, la joie appartient au présent. Elle est tout entière présente parce qu’elle tout entière vécue. Elle est une intensité vécue. Ne créons-nous pas de cette manière une sorte de disposition permanente au bonheur ? Peut-on faire de la joie une sorte de principe éthique ? Ce n’est pas qu’il existe un devoir d’être joyeux (ce serait quand même un peu fort !), mais quand on a connu la joie on n’a aucune raison de ne pas souhaiter son retour et donc de tout faire dans ce sens. Faire quoi ? Qu’est-ce qui met en joie ?
- N’est-ce pas d’abord, tout simplement, la contemplation de la beauté ? Il serait illogique de ne pas relier le concept de beauté et celui de bonheur. La beauté nous emplit de joie, et s’habituer à la contempler peut nous mener au bonheur. Bien entendu nous sommes portés à aimer ce que nous trouvons beau, que cela soit une chose ou un être, une personne. Vivre chaque instant de sa vie avec la personne qu’on aime, parce que nous la trouvons belle (dans tous ses aspects) : quelle définition plus simple et plus convaincante du bonheur ? Certes il y a des beautés sensibles et des beautés plus intellectuelles : les œuvres créées combinent les deux aspects, et contempler peut être un acte complexe qui ne se ramène pas à la passivité. D’où l’idée que la joie serait liée aussi et surtout à la création et pas seulement à la contemplation (de la beauté) (cf. §3).
2) Joie, connaissance et autonomie selon Spinoza
- Selon Spinoza l’homme est capable de perfections, d’acquérir des perfections, et c’est la raison principale pour laquelle il éprouve de la joie : “La joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection…”. Insistons sur le mot “passage” car la joie est moins un état, finalement, qu’un mouvement dynamique, un transport de l’âme tout entière essentiellement passager. Par ailleurs Spinoza privilégie ce que Descartes appelait déjà la “joie intellectuelle”, indiquant que c’est la connaissance, ou plutôt donc l’accroissement des connaissances qui procure la joie.
- C’est bien le savoir, la connaissance, qui constitue la vraie liberté, l’autonomie, le bonheur et en même temps la seule dignité de l’homme. C’est pourquoi du point de vue de Spinoza il n’y a pas de différence entre le devoir, la morale, et l’éthique du bonheur. « Autant que le comporte la vertu humaine [l’homme libre] s’efforcera de bien agir et d’être dans la Joie » (Eth. IV, 50, sc ). Ce « bien agir » est la recherche de ce que Spinoza nomme « l’utile propre », il ne s’agit pas de biens empiriques, imaginaires et aliénants comme « les plaisirs, les honneurs et les richesses. L’utile propre est au contraire un bien qui accroît réellement la puissance d’exister de l’individu. C’est le rôle de la raison de définir de tels biens. C’est la connaissance qui rend possible la réalisation de soi selon son Désir. Le niveau le plus intense de cette joie est la « satisfaction de soi », elle est « la joie qu’accompagne l’idée d’une cause intérieure » (Eth. III, 30). La “cause intérieure” désigne tout ce qui provient de soi (par opposition à toutes les formes de dépendance, d’aliénations). Cela définit proprement l’autonomie, la vraie liberté.
- L’existence autonome, joyeuse et rationnelle est donc sa propre récompense, elle n’est pas le fruit d’un calcul, elle est l’expression même de l’individu lorsqu’il a atteint la meilleure réalisation de soi et la plus haute satisfaction. Une volonté “bonne” (Kant) ou “droite” (stoïciens), en bref la vertu n’est pas la cause de la joie, la vertu est la joie qui est sa propre cause. Et la vertu ne consiste pas à réprimer ses désirs : « La Béatitude n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu même ; et nous n’en éprouvons pas la joie parce que nous réprimons nos désirs sensuels, c’est au contraire parce que nous en éprouvons la joie que nous pouvons réprimer ces désirs » écrit Spinoza en Eth. V, 42. La joie a beau se situer au-delà du sensuel, elle ne nous interdit pas et ne nous dispense pas (totalement) de la jouissance sensuelle qui conserve sa légitimité, voire sa nécessité. Joie et jouissance sont des termes proches, mais le second conserve une connotation indéniablement sexuelle qui en limite la portée.
- Mieux que la jouissance, la connaissance débouche sur la béatitude. En effet la joie qui est atteinte au plus haut sommet de la connaissance se déploie comme une sagesse constante. Il n’y a donc pas de vraie différence de nature entre joie (passage) et béatitude (but), simplement vient un moment où la joie n’est plus susceptible de s’accroître, elle demeure : « Et si la Joie consiste dans le passage à une perfection plus grande, la Béatitude doit certes alors consister, pour l’Esprit, à posséder la perfection même » (Eth. IV, 33, sc).
- En même temps cette recherche de l’utile propre est également éloignée de l’égoïsme. Spinoza accorde en effet une place prépondérante à autrui. L’accord avec autrui fait partie de la félicité. Cet accord sera instauré par la raison et donc seule une éthique rationnelle en est capable. C’est dire que la vertu est également générosité : « Le bien que tout homme recherchant la vertu poursuit pour lui-même, il le désirera aussi pour les autres… » (Eth. IV, 37).
Ainsi joie, vertu et connaissance sont-elles étroitement liées. Ensemble, elles forment le bonheur. Ensemble, elles forment la sagesse.
3) De la joie au bonheur, via la création
- Donc selon Spinoza la seule véritable autonomie et la seule liberté, la seule joie et la seule béatitude résident dans la liberté et dans la joie de penser. Mais penser n’est pas vraiment une fin en soi… Il faut bien avoir réalisé quelque chose, avoir créé une œuvre, intellectuelle, vivante ou matérielle pour éprouver cette joie de contempler. Par exemple le grand-père contemple avec joie ses petits-enfants qui sont pour lui comme un résultat et un prolongement, et un espoir par rapport à sa propre existence.
Créer et/ou féconder constitue sans doute un bonheur plus réaliste que de viser pour soi-même l’immortalité biologique (fantasme qui, même s’il se réalisait, ne garantirait en rien le bonheur, et pourrait même virer à l’enfer !).
Il y a semble-il un lien très étroit entre l’action de créer et le fait d’éprouver de la joie. Celle-ci ne réside pas seulement dans la béatitude (le bonheur au sens strict) de la contemplation de l’œuvre réussie, elle est présente dès l’effort de création, comme condition, excitation, moteur et substance même de cette création. Dans la création (artistique ou autre) nous ressentons une puissance de faire et d’être qui ne peut que nous transporter de joie, parce que nous créons justement l’être, parce que nous donnons l’existence… Le passage de l’individuel au collectif s’effectue exemplairement par le miracle de la création.
Nous donnons à lire, pour terminer, ce texte de Henri Bergson qui peut bien se passer de commentaire :
“Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de l’artiste qui a réalisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. Vous entendrez dire que ces hommes travaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus vives de l’admiration qu’ils inspirent. Erreur profonde ! On tient à l’éloge et aux honneurs dans l’exacte mesure où l’on n’est pas sûr d’avoir réussi. […] Mais celui qui est sûr, absolument sûr, d’avoir produit une œuvre viable et durable, celui-là n’a plus que faire de l’éloge et se sent au-dessus de la gloire, parce qu’il est créateur, parce qu’il le sait, et parce que la joie qu’il éprouve est une joie divine.” (Henri Bergson, L’Energie spirituelle, éd. Alcan, p. 24 – 25)
Conclusion : le sens de la vie
- Qu’est-ce qu’une belle vie ? Si l’on en croit Bergson, une vie consacrée à la création, une vie au service de la vie, donc logiquement une vie menée dans la joie qui accompagne toute création et toute réalisation personnelle. Mais aussi une vie que l’on puisse considérer avec fierté, avec le sentiment d’avoir vécu sans être passé “à côté” de sa vie, d’avoir été libre, de ne rien regretter…
La vie peut être belle parce qu’elle est admirable, et donc excitante, ou plus simplement parce qu’elle est agréable ; les deux ne coïncident pas mais ne s’excluent pas nécessairement. Et donc finalement une belle vie est aussi une vie réussie !
- Qu’est-ce que, plus précisément, réussir sa vie ? La notion de “réussite” peut sembler réductrice : elle conduit à penser que le bonheur serait inséparable, non seulement d’une vie moralement bonne (ce que nous avons établi plusieurs fois en assimilant devoir et bonheur, par exemple la vertu et la joie avec Spinoza), mais aussi d’un accomplissement, une réalisation noble, une œuvre… Passons sur une version plus triviale, sociale ou professionnelle de la “réussite” : honneurs et richesses ne procurent pas une véritable joie.
- Ayant écarté la notion de jouissance et la simple idée (trop simple ?) de “jouir de la vie”, au profit de la joie, nous voilà encore obligés de lui accorder sens et valeur. Avoir “fait quelque chose de sa vie”, avoir mené une action ou avoir créé une œuvre, ou simplement avoir fait quelque chose de durable, ou même avoir contemplé la Beauté sous des formes diverses : il y a mille et une manière d’avoir “réussi” sa vie, c’est-à-dire de lui avoir donné un sens.
Quant à savoir si la vie est agréable et joyeuse, concrètement heureuse, il semble bien difficile de séparer la sensation esthétique de la “beauté de la vie” de tout sentiment moral de grandeur. Donner du goût à la vie revient à lui donner un prix et réciproquement. Ce mélange de saveur et de grandeur, de bonheur et de valeur, voilà peut-être ce que l’on peut nommer dans ses multiples sens le “sens de la vie”.
Didier Moulinier
Et si vous changiez d’air ?Introduction
Le « Bien » est, en général, la finalité de toute action possible. Les hommes cherchent naturellement le bien pour eux : même le « méchant » pense faire le bien, si ce n’est pour autrui, au moins pour lui-même.
Certains hommes cherchent le bien pour eux-mêmes et pour les autres. Mais tous les hommes ne le devraient-ils pas ? C’est ici qu’interviennent des termes comme éthique, mœurs, moralité, et aussi devoir. Ces expressions sont proches et leur signification peut varier en fonction des époques et des contextes. Il y a d’abord une morale sociale, imprégnée de valeurs religieuses, traditionnelles, locales, coutumières : c’est ce qu’on appelle les « mœurs » (les « bonnes mœurs »), très variables d’une région à l’autre. Ce sont avant tout des règles socialement contraignantes, non écrites, transmises via l’éducation, auxquelles il vaut mieux se conformer pour être « intégré » dans la communauté. Il y a ensuite l’éthique et la morale, deux concepts qui renvoient à des convictions et à des valeurs à la fois plus personnelles et plus réfléchies, donc rationnelles et prétendant à ce titre à une certaine universalité (valant pour tous). La moralité renvoie plutôt à la conscience intérieure que chacun se forme de son « devoir », un impératif qui doit primer absolument sur les tendances personnelles, et qui identifie le « bien » suprême au mérite.
La question morale par excellence est donc : qu’est-ce que faire le bien (de bonnes actions), et par extension, qu’est-ce qu’être quelqu’un de bien (une bonne personne) ? Mais faire son devoir, donc être quelqu’un de bien moralement, cela peut-il nous apporter le bonheur ? En effet être quelqu’un de bien, ce n’est pas seulement être raisonnable et volontaire en veillant sur soi et sur les autres (autrement dit, être moral) ; n’est-ce pas aussi incarner ce « bien » dans sa personne durablement et donc d’une certaine façon « réussir sa vie » (trouver le bonheur), voire être une « belle personne » (à la fois « bonne » et heureuse, rayonnante), voire vivre libre comme un « sage » libéré de toute contrainte ?
En effet il est difficile de séparer le Bien moral et le Bonheur, même si les deux concepts diffèrent. “Tous les hommes cherchent le bonheur”, dit Aristote, justement parce que le bonheur représente en général l’ensemble des biens souhaitables… Le Bonheur pourrait se définir comme la satisfaction complète et durable de tous nos désirs, ou à défaut des plus importants. C’est en quoi il faut le distinguer des simples plaisirs passagers, et peut-être même de la joie. On le considère en général comme le but de la vie, voire comme l’équivalent d’une « vie réussie ». Mais qu’est-ce qu’une vie réussie, une belle vie ? Ce qui représente pour moi la réussite peut bien représenter l’échec pour un autre !
L’étymologie ne nous aide guère, puisqu’elle fait remonter le bonheur à l’idée de chance : « bonne-heure », bonne nouvelle, « mal-heure », mauvaise nouvelle… Comment pourrions-nous faire du bonheur l’objet d’une réflexion philosophique s’il se ramène à une affaire de chance ? Mais cette voie est celle de la superstition.
Concernant la difficile conciliation entre Bonheur et Bien moral, nous proposons de frayer entre plusieurs théories afin d’aboutir à une solution.
- I – D’abord la position des Anciens, qui réunissent dans leur éthique de la « vertu » ces trois finalités essentielles que sont le Bien moral, le Bonheur et la Liberté. Ils considèrent en effet qu’il faut être quelqu’un de “bien”, de vertueux, pour “réussir sa vie” et ainsi être heureux. Mais au prix d’une éthique élitiste et plutôt individualiste : il faut être sage et philosophe pour être quelqu’un de bien.
- II – Sous l’influence du christianisme, les philosophes modernes proposent une morale à la fois plus altruiste, plus universaliste et plus démocratique. La morale consiste à faire son Devoir en respectant des principes universels. Par ailleurs ils voient éventuellement dans le bonheur une récompense mais non une conséquence mécanique de la conduite vertueuse. Pour Kant notamment il faut d’abord faire son devoir (par respect pour l’humanité) et penser au bonheur ensuite (par intérêt personnel).
- III – Puis, à l’époque des Lumières, le bonheur vient à être considéré comme un droit pour tous, auquel la société doit pourvoir. Comment à nouveau réunir les conditions du bonheur (le mien) et les conditions de la moralité (le Bien de tous) ? Peut-on vraiment être heureux si les autres sont dans le malheur ? L’idée du bonheur ne dépend-elle pas justement d’un Idéal humaniste, moral aussi bien, qui pourrait unir tous les hommes ? Mais ce bonheur, pour être partageable justement, ne risque-t-il pas de devenir trop matérialiste et donc, paradoxalement, trop individualiste ?
- IV – Cependant par définition un idéal n’est qu’une projection, un rêve irréalisable. Dans ces conditions, pourquoi ne pas rechercher en soi-même les conditions d’une “belle vie”, une vie joyeuse et heureuse ici-même et maintenant ? Le bonheur est-il un but dans la vie (ce que semble sous-entendre l’expression “réussir sa vie”, avec l’idée d’accomplir quelque chose, de se réaliser, etc.) ou simplement une manière de vivre (ce que laisse entendre plus simplement mais énigmatiquement l’expression : “belle vie”), en essayant de prolonger la joie ? Et qu’est-ce qui procure par excellence de la joie ? N’est-ce pas la création, le fait d’œuvrer pour soi et pour les autres, en leur donnant les conditions pour être à leur tour des créatifs ? Et ne serait-ce pas alors une manière de rejoindre l’éthique ?
I – L’EUDEMONISME ANTIQUE : LE BIEN ET LE BONHEUR DANS LA VERTU
1) La « vertu » ou l’excellence même
- La vertu se dit virtus en latin, c’est-à-dire la force (vis) d’âme ou le courage faisant qu’un homme se conduira en héros (vir) valeureux et donc méritant. Dans un sens plus général virtus signifie la « propriété de » ou la « qualité de » (on dit « en vertu de »), le fait justement pour un être de posséder ces qualités. Virtus a donné également virtualité, synonyme de « puissance » (par opposition à « acte »), soit la capacité à développer des potentialités. Bref la vertu est une richesse potentielle. Être vertueux est donc une manière d’être qualitative qui nous rend capable de réaliser de belles choses. Mais la vertu n’est pas innée comme le don, elle se travaille, elle se cultive.
- “La vertu est l’habitude du bien”, dit simplement Aristote. La disposition au bien, à faire le bien, voire à bien-faire les choses. La vertu peut s’appliquer à toute action bonne et pas seulement aux “bonnes actions”, au sens strictement moral et altruiste du terme. Bref, la vertu, au sens grec, est l’excellence. C’est la vertu, l’excellence en toute chose qui fait de nous des hommes heureux, libres, sociables, et finalement sages.
- Mais comment apprend-on la vertu ? En exerçant sa raison. La vertu relève d’une démarche essentiellement philosophique. Certes il est possible d’apprendre de ses maîtres, de ses amis s’ils sont eux-mêmes vertueux, voire de les imiter, mais fondamentalement il suffit d’exercer sa raison par soi-même et de s’y appliquer sans relâche. La raison nous fait découvrir la nature même des choses, de sorte que vivre selon la raison (par opposition aux passions) et vivre en conformité avec la nature sont une seule et même chose. C’est cela même être vertueux ou être « quelqu’un de bien ». On y gagne à la fois la liberté et le bonheur. Toute l’éthique philosophique des Anciens se résume en ce point.
- D’un point de vue explicitement moral, il est une vertu particulièrement importante pour Aristote, c’est la prudence. Éminemment rationnelle, mais pratique et non théorique, elle est en effet la faculté de choisir le « juste milieu » dans des circonstances concrètes chaque fois différentes et en partie imprévisibles. Il s’agit donc d’une faculté de rationalité essentiellement liée à la contingence de notre monde : elle guide nos actes, nos décisions, elle s’enseigne aussi et se révèle d’un précieux secours dans le domaine politique. Ainsi l’homme de bien, qui possède cette vertu de prudence, fait le bien autour de lui et dans la Cité.
- Notons enfin que sous l’influence d’une morale chrétienne plus ou moins puritaine, la vertu au sens grec d’excellence est devenue synonyme d’obéissance, elle devient la propriété d’un être se conduisant selon les règles de la morale religieuse, fuyant notamment le péché de chair (inversement on parlera de « femme de petite vertu » à propos d’une prostituée – il n’y a pas d’équivalent masculin… comme par hasard.)
2) Les doctrine eudémonistes
a. L’eudémonisme : définition
- L’eudémonisme (du grec eudaimon : heureux) est cette doctrine selon laquelle le Bien suprême n’est rien d’autre que le bonheur. Cette doctrine est conforme à la conception (antique) de la philosophie comme sagesse, comme art de vivre. Pour quasiment tous les philosophes anciens, le bonheur, fin de l’action, apparaît comme un accord réfléchi entre l’homme et les choses, entre l’homme et la Nature. “Vivre heureux et vivre conformément à la Nature sont une seule même chose” écrit Sénèque. Celui qui vit selon la Nature et qui se conforme à sa nature propre – dûment découverte par la raison –, celui-là est vertueux et ne manque de rien par définition ; il s’accomplit alors pleinement et mène une vie épanouie. L’eudémonisme voit donc le bonheur comme le résultat d’une vie entièrement vertueuse, un état certes accessible dans cette vie, quoique réservé aux “sages”…
Il y a plusieurs doctrines eudémonistes. Schématiquement, distinguons celle d’Aristote, l’épicurisme, et le stoïcisme.
b. Aristote : le bonheur est dans le savoir et la contemplation
Pour Aristote, le bonheur réside dans la vie contemplative, une vie consacrée à la connaissance. Pour lui, c’est la plus grande vertu, et l’homme savant est naturellement un homme de bien. Aristote : “S’il est vrai que le bonheur est l’activité conforme à la vertu, il est de toute évidence que c’est celle qui est conforme à la vertu la plus parfaite, c’est-à-dire celle de la partie de l’homme la plus haute. (…) Ce qui est propre à l’homme, c’est donc la vie de l’esprit, puisque l’esprit constitue essentiellement l’homme. Une telle vie est également parfaitement heureuse”. Le bonheur consiste donc dans l’activité la plus parfaite de l’homme, c’est-à-dire dans la vie contemplative qui est la plus conformé avec sa nature d’ ”animal rationnel”. Aristote distingue trois sortes de vie : les vies vouées à la subsistance, les vies vouées à l’action, et les enfin les vies vouées à la connaissance. S’il est vrai que “l’homme désire naturellement savoir”, que le désir de savoir est son désir principal, et s’il est vrai que le bonheur consiste dans la satisfaction des principaux désirs, alors la corrélation entre bonheur et connaissance paraît assez évidente. Inversement, l’on peut penser que le malheur provient essentiellement de la frustration de ne pas comprendre, sans compter les mauvais choix et les mauvaises actions induites par l’ignorance. Par ailleurs ce qui fait la dignité de la connaissance, et sa supériorité sur les simples plaisirs, c’est sa constance et sa durée. La connaissance (en tant que “contemplation”, à la “grecque”!, pas en tant que “recherche scientifique” au sens moderne) serait la version humaine et terrestre de la béatitude divine…
c. L’épicurisme ou l’hédonisme : le bonheur est dans la réalisation des plaisirs (naturels)
- L’hédonisme (de hedon : plaisir) est cette doctrine eudémoniste qui assimile, non seulement le bien avec le bonheur, mais encore le bonheur avec l’ensemble des plaisirs naturels. Cela n’est pas synonyme de débauche mais au contraire, là encore, de vertu : modération et discernement. Ainsi pensait Epicure et ses disciples. Le sage épicurien veut réaliser un accord et une harmonie avec un monde purement matériel et formé d’atomes. Or le propre de tout être naturel (ou matériel) est de rechercher la satisfaction. Une vie heureuse est donc, pour Épicure et ses disciples, une vie consacrée aux plaisirs naturels (étant entendu qu’il existe des plaisirs non naturels, et donc nocifs, et aussi des plaisirs excessifs qui se retournent en douleurs). La vertu consiste précisément à savoir trier les bons et les mauvais désirs, ceux qui sont nécessaires pour une vie heureuse, et les autres (qui sont superflus et nuisibles). La sagesse ou le bonheur consiste à trouver à la fois la santé du corps et la tranquillité de l’âme (ataraxie) : une vie de plaisir, ou plutôt d’absence de douleurs, mesurée, et sobre.
d. Antithèse : le stoïcisme. La vertu suffit au bonheur
- Mais les stoïciens contestent cette importance accordée par les épicuriens au plaisir. Pour eux la vertu réside plus dans la droiture et dans la force de la volonté, et cette vertu suffit au bonheur. La recherche du plaisir ne conduit pas au bonheur, car le plaisir est à la fois inconsistant (décevant) et éphémère (trompeur) : le plaisir arrivé à son plus haut point s’évanouit ; il ne tient pas une grande place, c’est pourquoi il la remplit vite ; puis vient l’ennui, et après un premier élan le plaisir se flétrit. Et la vertu vaut mieux que le plaisir : « (…) il y a des malheureux à qui le plaisir ne fait pas défaut, et même dont le plaisir cause le malheur (…), mais la vertu existe souvent sans le plaisir et n’a jamais besoin de lui. » (Sénèque). « La vertu suffit au bonheur », écrit Diogène Laërce, tandis que les désirs et les plaisirs nous en éloignent. Ce qu’il faut combattre, la cause de tous nos malheurs, c’est la tyrannie des désirs qui entretient l’état de manque. La plénitude intérieure suppose donc de s’affranchir des désirs et des passions. Au fond, le stoïcisme se présente moins comme une recherche du bonheur que comme une recherche en soi de la vertu : il y a une nuance.
Ce qui nous rapproche peu à peu d’une autre doctrine, religieuse celle-ci, qui allait radicalement bouleverser cette conception du bonheur et du Bien : le christianisme. Le christianisme va accréditer l’idée selon laquelle le bonheur ici-bas n’existe point. La religion promet seulement le paradis, dans l’au-delà, à ceux qui sauront le mériter. A la différence de la sagesse philosophique grecque, la religion chrétienne accorde cette espérance à chaque mortel : il n’est pas besoin d’être un sage accompli pour être “quelqu’un de bien” et ainsi mériter le bonheur. Une vie chrétienne suffit. Pour les philosophes modernes, marqués par le christianisme, le bonheur devient ainsi un « idéal » (lointain, parfois utopique) et plus seulement une « pratique » (présente) à la portée du sage. Tandis qu’en guise de vertu, on parlera plus volontiers de moralité, mais cette moralité qui apporte certes du mérite n’apporte pas nécessairement le bonheur dans cette vie.
II – LA MORALE DU DEVOIR SELON KANT : LE DEVOIR AVANT TOUT
1) Distinguer Devoir et bonheur : la moralité dans la conscience et la raison
- “Si tous les hommes recherchent d’être heureux” (Pascal), il s‘en faut de beaucoup qu’ils s’accordent sur une définition commune du bonheur. « S’il est vrai que tout hommes souhaite y parvenir, il ne peut cependant dire d’une façon déterminée et cohérente, ce que véritablement il souhaite et veut ». Kant fait remarquer que le bonheur n’est qu’un idéal de l’imagination (cf plus bas), non rationnel et toujours subjectif, et qu’au mieux la “morale du bonheur” eudémoniste ne contient pas des règles mais des conseils (facultatifs, non normatifs), et tout au plus des impératifs techniques portant sur les moyens et jamais sur les fins. Au contraire du bonheur, les devoirs moraux cherchent nécessairement à s’accorder entre eux.
- Il faut donc retrouver le sens évident et simple de la moralité, plus sûre et plus importante qu’un bonheur aléatoire. Partant du mot de Pascal : “La vraie morale se moque de la morale”, Lalande explique : « La vraie morale, n’est-ce pas ici le sentiment vif et juste, l’évidence intérieure du bien et du mal ? Et la morale dont elle se moque, ce peut être soit l’ensemble routinier des règles de morale traditionnelles (les « mœurs »), soit plutôt la spéculation morale des philosophes ». « Il suffit, précise Kant, de considérer la raison humaine, sans rien apprendre le moins du monde de nouveau, la rendre attentive à son propre principe, montrer par suite qu’il n’est besoin ni de science ni de philosophie pour savoir ce qu’on a à faire afin d’être honnête et bon, et même sage et vertueux ». Ici Kant se souvient de Rousseau : « Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience.” Mais Kant ne partage pas le « sentimentalisme » de Rousseau et sa théorie de la moralité compassionnelle. Pour Kant aussi la conscience morale a un caractère inné ; mais elle ne résulte pas de la sensibilité et de la pitié, seulement de la Raison présente en chaque homme qui lui indique par définition même le caractère universel des valeurs morales.
Enfin naturellement, se servir convenablement de sa raison, cela s’apprend. Tous les auteurs soulignent l’importance de l’éducation dans la genèse du sens moral chez l’individu. Qu’elle soit logée dans le « cœur » ou dans la raison, ou même qu’elle résulte purement et simplement des conventions sociales, seule l’éducation peut faire apparaître au grand jour, progressivement, cette faculté de distinguer le bien du mal.
2) Distinguer Devoir et inclination (ou désir) : seule la bonne volonté est (moralement) bonne
- La découverte de la dimension morale dans la raison ne donne pas encore la notion précise du “devoir”. Il faut doter cette moralité d’une sorte de faculté ou de capacité d’agir que Kant appelle : la “bonne volonté”. “De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une BONNE VOLONTE”. La bonne volonté n’est donc pas assimilable à la volonté “conciliante” (“bien vouloir…”), pas même à la notion d’effort (“allons, un peu de bonne volonté !”) ou de courage (“être volontaire”. Elle signifie simplement : faire son devoir. Mais quel est ce fameux devoir « pur » ? Nous allons détailler plus bas les conditions pour qu’un devoir puisse être considéré comme « moral », porté par la « bonne volonté ».
- Il faut bien préciser : faire son devoir parce que c’est son devoir, et non par inclination c’est-à-dire par tendance ou par goût. A cet égard, Kant porte très loin l’exigence du devoir. Par exemple : « c’est un devoir de conserver sa vie et c’est aussi une chose à laquelle chacun est porté par une inclination immédiate. Or c’est précisément ce qui fait que ce soin, souvent si plein d’anxiété, que la plupart des hommes prennent de leur vie, n’a aucune valeur intrinsèque, et que leur maxime à ce sujet n’a aucun caractère moral. Ils conservent leur vie conformément au devoir sans doute, mais non pas par devoir. Mais que des revers et un chagrin sans espoir ôtent à un homme toute espèce de goût pour la vie ; si ce malheureux, qui a de la force d’âme, plutôt indigné par son sort qu’abattu ou découragé, conserve la vie, sans l’aimer, et tout en souhaitant la mort, et ainsi ne la conserve ni par inclination ni par crainte, mais par devoir, alors sa maxime aura un caractère moral. (…) [la morale] veut qu’on agisse par devoir et non par inclination. »
- Jamais la distinction entre devoir et inclination ne se remarque aussi bien que lorsqu’il s’agit d’associer amour et devoir. Il faut aimer (son prochain) par devoir même si l’on ne parvient pas à aimer par inclination. « C’est ainsi sans aucun doute qu’il faut entendre les passages de l’Écriture, où il est ordonné d’aimer son prochain, même son ennemi »
- C’est bien parce que l’inclination ne “suit” pas toujours le devoir que l’action morale n’est pas aisée et que la contrainte est nécessaire, sous la forme d’un “impératif” ou d’un ordre ; voire sous forme de répression. Ce qui peut paraître une entorse au principe de la “bonne volonté”… Mais, comme le dit Kant, si la volonté humaine est bonne, elle n’est pas “sainte” pour autant, c’est-à-dire infaillible.
3) Distinguer Devoir et intérêt, Impératif catégorique et impératif hypothétique
- Cet impératif moral, Kant le nomme impératif catégorique. Le pur devoir a priori commande catégoriquement. Il faut, en effet, distinguer l’impératif catégorique — qui seul est proprement moral — de l’impératif hypothétique, qui nous représente une action comme nécessaire pour parvenir à une certaine fin. Tels sont les impératifs de l’habileté ou de la prudence. Alors que l’impératif hypothétique nous dit « faites ceci, si vous voulez obtenir cela », I’impératif catégorique dit « faites ceci parce c’est votre devoir », non pas obtenir un bien mais parce que cela fera de vous quelqu’un de bien. Ce n’est pas un moyen, mais une fin en soi. En quoi consiste précisément l’impératif catégorique ? Kant nous le présente comme soumis à trois conditions, qui sont aussi trois formulations du même principe.
- Universaliser la maxime de notre action (première formule). La première formule du devoir obéit à l’exigence d’universalisation. Au moment de l’action, il faut toujours se demander : et si tous en faisaient autant ? Il n’est pas d’autre critère possible de la morale et du devoir. Ainsi, nous dit Kant, le suicide dans une situation difficile est impossible, car je ne puis universaliser sans contradictions la maxime de mon action. Une nature dont ce serait la loi de détruire la vie serait contradiction avec elle-même. Voici donc cette première formule : “Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature”
- Le respect de la personne (seconde formule). La morale est fondée sur le respect de la raison. Or celle-ci entraîne le respect de l’homme conçu comme être raisonnable. Par conséquent, I’être humain possède seul une valeur absolue, il représente une fin en lui-même. Les autres êtres vivants ont une valeur conditionnelle (par ex. on respecte la nature parce que c’est un bien précieux), mais l’homme a une valeur inconditionnelle : on le respecte parce que c’est un homme, c’est une “personne”, une fin (ou un bien) en soi. Voici donc la seconde formule de l’impératif : “Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen.”
- L’autonomie (troisième formule). La troisième formule de l’impératif catégorique souligne l’autonomie de la volonté. Si l’être raisonnable est une fin en soi, il en résulte qu’il ne peut être soumis à la loi morale, mais qu’il doit au contraire en être l’auteur. L’être humain ne peut recevoir la loi morale de manière purement externe ; il se l’impose librement à lui-même. En somme, l’autonomie de la volonté ne désigne rien de moins que la faculté de s’obliger soi-même. Par la raison, l’homme est aussi bien l’origine (l’auteur) de la loi morale que sa fin. Et cette loi ne dépend de rien d’autre. A l’inverse, dans l’énonciation des impératifs “hypothétiques”, la raison est dite “hétéronome” car elle dépend d’autres facteurs, d’autres conditions. Par exemple, une morale telle que celle du bonheur exprime l’asservissement de la raison à l’intérêt. La formule est donc la suivante : “Tout être raisonnable, comme fin en soi, doit pouvoir se considérer, en ce qui concerne toutes les lois auxquelles il peut être soumis, tout aussi bien comme législateur universel (…).”
- On peut maintenant énoncer la définition du devoir selon Kant : « le devoir est la nécessité de faire une action par respect pour la loi ». Le respect est dû à la loi elle-même en tant que telle, et non à tel ou tel objet concerné par l’action : « Je puis bien avoir de l’inclination, mais jamais de respect pour l’objet qui doit être l’effet de mon action (…). »
4) L’antinomie de la raison pratique (la moralité semble contredire l’aspiration au bonheur, d’où l’espérance du paradis)
- Et le bonheur dans tout cela ? Par le respect de la loi morale, l’homme accède à la dignité, et à une sorte de « promesse » du bonheur : “La morale n’est donc pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur.“
Se rendre digne du bonheur, cela revient strictement à le différer, à le maintenir dans un avenir plus ou moins probable, plus ou moins indépendant de nous. Ce que la religion appelle l’espérance. “C’est seulement lorsque la religion s’y ajoute, qu’entre en nous l’espérance de participer un jour au bonheur dans la mesure où nous avons essayé de n’en être pas indignes.” La théorie kantienne de la moralité conduit à la religion.
- Antinomie = contradiction entre deux lois, deux principes. Il y a une contradiction, une antinomie selon Kant entre la morale et le bonheur (contrairement à ce qu’affirmaient les philosophes antiques). Le bonheur est personnel tandis que la morale vise un universel, comme nous l’avons vu.
- Idéalement, le bien unique et total réside dans l’union du bonheur et de la vertu (c’est-à-dire ici la bonne volonté). Or cette union est impossible dans ce monde, pour deux raisons. D’abord le commandement de la loi morale est présenté par Kant comme étranger à la nature humaine, puisque le principe de la moralité est le désintéressement absolu, alors que la nature humaine est fondamentalement intéressée. Ensuite le devoir ne conduit pas forcément au bonheur (au contraire il s’apparente souvent à une douleur) : il arrive éventuellement comme une récompense (jamais assurée, sauf dans l’au-delà), et non comme une conséquence comme dans l’eudémonisme. Si cette union n’est pas possible sur terre, il faut donc supposer qu’elle a lieu ailleurs ; ce qui conduit à postuler l’immortalité de l’âme ainsi que l’existence de Dieu. La morale kantienne conduit à la religion en ceci que seul un Dieu, littéralement, pourrait appliquer les maximes de la loi morale. De même, seul le « paradis » pourrait réunir les hommes en tant que parfaitement heureux ET en tant que parfaitement moraux. Reste alors, non plus une théorie de la morale, mais bien une doctrine religieuse du salut.
- Cependant il serait injuste d’affirmer que Kant se détourne de la perspective du bonheur. En effet : “La séparation entre le principe du bonheur et celui de la moralité n’est pas pour autant leur contradiction, et la raison pure pratique ne veut pas que l’on renonce à toute prétention au bonheur, mais seulement qu’on ne s’y réfère point quand il est question du devoir.”
- Kant pose en effet que si la bonne volonté est le bien suprême, néanmoins paradoxalement “assurer son propre bonheur est un devoir” car, ici très réaliste, Kant reconnaît qu’un minimum de bien être est la condition de la vertu. Quelqu’un qui ne fait pas tout pour se rendre heureux risque de perdre en même temps l’exigence du devoir, de se décourager en somme. Ce qui serait une faute au regard du devoir !
En distinguant si bien le principe du bonheur et le principe du devoir, Kant va révéler – paradoxalement – dans toute sa clarté, le concept moderne du bonheur. Le bonheur est un idéal !
III – L’IDEAL DU BONHEUR POUR LES MODERNES : LE BONHEUR AVANT TOUT
1) Un idéal de l’imagination : à chacun son bonheur
- Le devoir et la vertu concernent la raison, toujours universelle ; tandis que le bonheur n’est qu’un idéal de l’imagination, et en ce sens, il reste lié à l’expérience singulière et empirique. D’où la sorte de flou, voire de contradiction qui entoure l’idée du bonheur. Kant : « Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience ; et que cependant pour l’idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire ». Donc le bonheur est un idéal de l’imagination. Cela veut dire que l’on projette dans l’absolu des satisfactions dont nous avons fait l’expérience. Cet idéal est aussi divers et subjectif que le sont ces expériences elles-mêmes.
Le bonheur est donc un idéal de l’imagination et non un idéal de la raison comme y prétend la moralité.
- Néanmoins peut-on sérieusement parler d’un idéal égoïste, ou même personnel ? Tout idéal n’est-il pas par définition humaniste ? Il en va de l’imagination du bonheur comme du jugement de goût : en le projetant dans l’avenir, nous le généralisons, nous l’attribuons également aux autres. Nous faisons comme si les autres avaient la même conception du bonheur, tout simplement parce que nous incluons les autres dans notre idéal. D’ailleurs, n’avons-nous pas besoin des autres pour être heureux ? Le bonheur serait-il par définition collectif ?
2) Un idéal humaniste : le bonheur pour tous et le droit au bonheur
- Aristote l’avait déjà dit. “La cité est une communauté de semblables, et qui a pour fin la vie la meilleure possible”. Ce dernier associe expressément la recherche du bonheur à l’organisation rationnelle de la vie communautaire. Dans la mesure où l’on en fait un “idéal” et un but, l’on est obligé de généraliser et d’”humaniser”, donc de moraliser et de politiser la recherche du bonheur. Si tous les hommes recherchent également un maximum de plaisir pour une moindre peine, alors le bonheur de l’individu doit être considéré comme solidaire de la prospérité générale.
- Ainsi le veut l’utilitarisme, doctrine de J. Bentham (1748−1832) et de John Stuart Mill (1806−1873) : l’action utile (et donc moralement bonne) est celle qui contribue au plus grand bonheur du plus grand nombre. Par ailleurs l’utilitarisme refuse de situer le bien au niveau des principes ou des intentions (Kant): pour cette doctrine une bonne action est tout simplement une action dont les conséquences ne nuisent pas à autrui. On parle en ce sens de théorie « conséquentialiste ». « Quelqu’un de bien » est une personne qui réalise son propre bonheur en prenant en compte l’aspiration collective au bonheur, de sorte que le devoir (respecter la loi, respecter les autres) et le bonheur (individuel, mais aussi collectif) se rejoignent à nouveau. Mais dans un esprit plus « social » et plus égalitaire que l’ancien eudémonisme qui était plus élitiste. L’utilitarisme peut se résumer dans cette formule : l’action utile (moralement bonne) est celle conduit au plus grand bonheur pour le plus grand nombre.
- Le bonheur collectif comme revendication sociétale devient même un élément de la philosophie du Droit et, historiquement, un enjeu essentiel de la Révolution française. Il y est question d’un DROIT AU BONHEUR ! En affirmant “Le bonheur est une idée neuve en Europe”, Saint-Just fait du bonheur un bien non pas donné mais au contraire un bien à conquérir ; il en fait la finalité même de la politique, du droit, de la démocratie. D’ailleurs le droit au bonheur est clairement énoncé : “Le but de la société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles (…)” (Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, article premier). L’ ”optimisme” des philosophes du 18è a placé le bonheur dans le développement des Lumières, c’est-à-dire la connaissance et l’intelligence certes, mais aussi le progrès technique, l’éducation, l’hygiène, et bien sûr le confort. Rousseau insiste notamment sur le fait que l’éducation doit contribuer au bonheur, c’est-à-dire au plein épanouissement de l’enfant…
3) Un idéal matérialiste ? La société de consommation et les paradoxes de l’individualisme
- Il est un peu paradoxal d’évoquer un « idéal matérialiste » : ces termes semblent opposés. Mais le rêve humaniste d’un bonheur pour tous a été véhiculé en même temps par une conception égalitariste de l’homme. En effet, pour être compatible avec l’idée de l’égalité, il faut que bonheur soit partageable, et pour qu’il soit partageable, il faut qu’il soit mesurable ! Il faut que ce soit du bien-être mesurable, bref essentiellement du confort matériel. …La civilisation ou la société dite « de consommation » a évolué non seulement du côté de l’utile, mais évidemment du côté de l’utile matériel. Le Bien se réduit aux biens (c’est l’utilitarisme), et les biens se ramènent aux biens matériels (c’est le matérialisme)…
- A la question que chacun se pose légitimement : qu’est-ce que le bonheur pour moi ? la société marchande répond à notre place. Elle le fait en nous sollicitant, en nous proposant toujours quelque chose. Tout se passe comme si l’on cherchait à nous assurer du bonheur en nous assurant contre le malheur, en faisant en sorte que nous ne manquions de rien. Peut-on vraiment croire que la consommation et la consumation de plus en plus rapide des biens matériels puisse revenir au bonheur ? D’une certaine façon le consumérisme fonctionne comme un Surmoi nous commandant de consommer et de jouir de tous les biens possibles : version consumériste et post-moderne de l’ ”homme de bien” ! (Voir ici le héros du film Fight-club, opposant à la fadeur de la société de consommation un individualisme forcené quelque peu violent…)
- Cela signifie très clairement que la société pense pour nous l’idéal du bonheur. Cela signifie que si l’on s’en tient à cette conception à la fois idéologique et matérialiste du bonheur, il y a de grandes chances pour que nous ayons tous le même idéal du bonheur ! Lorsque Kant écrivait que le bonheur est un idéal de l’imagination, comme quelque chose de personnel, il n’avait sans doute pas prévu que cet idéal une fois dépossédé de toute référence à la moralité justement, devenu inévitablement matérialiste, deviendrait une sorte de standard prévisible et collectif.
- Conséquence : c’est au moment où nous sommes le plus influencés par un modèle du bonheur – modèle matérialiste – que nous sommes, et que nous nous déclarons le plus individualiste ! Pas au sens nietzschéen de la puissance et de l’originalité, mais au sens du consommateur égoïste et mimétique. Paradoxalement la société de consommation pousse à l’individualisme, mais elle nous y pousse tous ensemble, à la manière d’un troupeau (comme dirait Nietzsche). C’est au moment où le désir de singularité est le plus fort que l’uniformisation sociale est portée également à son comble. Chacun veut vivre sa vie et concevoir le bonheur à sa manière propre au moment même où tout le monde précisément rêve à peu près de la même chose (parce que nous rêvons via la “matrice” consumériste qui nous fait rêver, qui veille sur nos rêves en quelque sorte !). Cet individualisme-là n’est pas spécialement ce qu’on appelle l’autonomie.
- Ces dérives étaient prévisibles (utilitaristes, matérialistes, individualistes) dès l’instauration de ce fameux « droit au bonheur », cette noble idée selon laquelle le gouvernement doit veiller au bonheur du peuple. Mais peut-on se laisser imposer une idée du bonheur par la société, par l’Etat, par les marchands ?
En voulant réaliser le bonheur des gens, ne provoque-t-on pas le malheur en sacrifiant leur liberté ?
- Alors faut-il renoncer à l’idéal du bonheur si la société est incapable de nous faire rêver autrement, vraiment ? Ne faut-il pas rechercher les conditions d’un bonheur réel, concret et présent (et non plus idéal, abstrait et absent), dont nous pourrions être les premiers artisans ? Peut-être avons-nous trop vite écarté l’importance du vécu, du ressenti, par exemple de la joie, en voulant nous concentrer sur les “raisons” et les idéaux.
IV – JOIE, BONHEUR ET CREATION : l’autonomie créatrice, un bonheur accessible
1) Qu’est-ce que la joie ?
- Jusqu’à présent nous n’avions pas abordé l’état de joie parce que le bonheur nous semblait un idéal, donc finalement tout le contraire d’un vécu. La joie au contraire est un vécu. Mais nous avions défini le bonheur comme un état de satisfaction complète et durable : cela ne définit pas spécialement la joie. La joie est bien un état, mais un état dynamique, non statique comme le bonheur. Un état qui ne dure pas bien longtemps : à la limite, trop de joie fatigue (probablement parce qu’il y a une espèce de consanguinité entre la joie et la jouissance) !
Demandons-nous au moins si la joie ne serait pas comme un ingrédient déterminant du bonheur. La joie, si modeste, serait-elle le secret du bonheur, voire la solution au problème philosophique du bonheur ? D’abord ce sentiment a le mérite de durer, non certes parce qu’il s’étale dans le temps mais parce qu’il se répète et s’entretient. Une joie répétée ne fait-elle pas, en quelque manière, un bonheur durable ? Alors que l’idéal du bonheur réside dans un avenir plus ou moins utopique, ou bien se terre dans un passé plus ou moins mythique, la joie appartient au présent. Elle est tout entière présente parce qu’elle tout entière vécue. Elle est une intensité vécue. Ne créons-nous pas de cette manière une sorte de disposition permanente au bonheur ? Peut-on faire de la joie une sorte de principe éthique ? Ce n’est pas qu’il existe un devoir d’être joyeux (ce serait quand même un peu fort !), mais quand on a connu la joie on n’a aucune raison de ne pas souhaiter son retour et donc de tout faire dans ce sens. Faire quoi ? Qu’est-ce qui met en joie ?
- N’est-ce pas d’abord, tout simplement, la contemplation de la beauté ? Il serait illogique de ne pas relier le concept de beauté et celui de bonheur. La beauté nous emplit de joie, et s’habituer à la contempler peut nous mener au bonheur. Bien entendu nous sommes portés à aimer ce que nous trouvons beau, que cela soit une chose ou un être, une personne. Vivre chaque instant de sa vie avec la personne qu’on aime, parce que nous la trouvons belle (dans tous ses aspects) : quelle définition plus simple et plus convaincante du bonheur ? Certes il y a des beautés sensibles et des beautés plus intellectuelles : les œuvres créées combinent les deux aspects, et contempler peut être un acte complexe qui ne se ramène pas à la passivité. D’où l’idée que la joie serait liée aussi et surtout à la création et pas seulement à la contemplation (de la beauté) (cf. §3).
2) Joie, connaissance et autonomie selon Spinoza
- Selon Spinoza l’homme est capable de perfections, d’acquérir des perfections, et c’est la raison principale pour laquelle il éprouve de la joie : “La joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection…”. Insistons sur le mot “passage” car la joie est moins un état, finalement, qu’un mouvement dynamique, un transport de l’âme tout entière essentiellement passager. Par ailleurs Spinoza privilégie ce que Descartes appelait déjà la “joie intellectuelle”, indiquant que c’est la connaissance, ou plutôt donc l’accroissement des connaissances qui procure la joie.
- C’est bien le savoir, la connaissance, qui constitue la vraie liberté, l’autonomie, le bonheur et en même temps la seule dignité de l’homme. C’est pourquoi du point de vue de Spinoza il n’y a pas de différence entre le devoir, la morale, et l’éthique du bonheur. « Autant que le comporte la vertu humaine [l’homme libre] s’efforcera de bien agir et d’être dans la Joie » (Eth. IV, 50, sc ). Ce « bien agir » est la recherche de ce que Spinoza nomme « l’utile propre », il ne s’agit pas de biens empiriques, imaginaires et aliénants comme « les plaisirs, les honneurs et les richesses. L’utile propre est au contraire un bien qui accroît réellement la puissance d’exister de l’individu. C’est le rôle de la raison de définir de tels biens. C’est la connaissance qui rend possible la réalisation de soi selon son Désir. Le niveau le plus intense de cette joie est la « satisfaction de soi », elle est « la joie qu’accompagne l’idée d’une cause intérieure » (Eth. III, 30). La “cause intérieure” désigne tout ce qui provient de soi (par opposition à toutes les formes de dépendance, d’aliénations). Cela définit proprement l’autonomie, la vraie liberté.
- L’existence autonome, joyeuse et rationnelle est donc sa propre récompense, elle n’est pas le fruit d’un calcul, elle est l’expression même de l’individu lorsqu’il a atteint la meilleure réalisation de soi et la plus haute satisfaction. Une volonté “bonne” (Kant) ou “droite” (stoïciens), en bref la vertu n’est pas la cause de la joie, la vertu est la joie qui est sa propre cause. Et la vertu ne consiste pas à réprimer ses désirs : « La Béatitude n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu même ; et nous n’en éprouvons pas la joie parce que nous réprimons nos désirs sensuels, c’est au contraire parce que nous en éprouvons la joie que nous pouvons réprimer ces désirs » écrit Spinoza en Eth. V, 42. La joie a beau se situer au-delà du sensuel, elle ne nous interdit pas et ne nous dispense pas (totalement) de la jouissance sensuelle qui conserve sa légitimité, voire sa nécessité. Joie et jouissance sont des termes proches, mais le second conserve une connotation indéniablement sexuelle qui en limite la portée.
- Mieux que la jouissance, la connaissance débouche sur la béatitude. En effet la joie qui est atteinte au plus haut sommet de la connaissance se déploie comme une sagesse constante. Il n’y a donc pas de vraie différence de nature entre joie (passage) et béatitude (but), simplement vient un moment où la joie n’est plus susceptible de s’accroître, elle demeure : « Et si la Joie consiste dans le passage à une perfection plus grande, la Béatitude doit certes alors consister, pour l’Esprit, à posséder la perfection même » (Eth. IV, 33, sc).
- En même temps cette recherche de l’utile propre est également éloignée de l’égoïsme. Spinoza accorde en effet une place prépondérante à autrui. L’accord avec autrui fait partie de la félicité. Cet accord sera instauré par la raison et donc seule une éthique rationnelle en est capable. C’est dire que la vertu est également générosité : « Le bien que tout homme recherchant la vertu poursuit pour lui-même, il le désirera aussi pour les autres… » (Eth. IV, 37).
Ainsi joie, vertu et connaissance sont-elles étroitement liées. Ensemble, elles forment le bonheur. Ensemble, elles forment la sagesse.
3) De la joie au bonheur, via la création
- Donc selon Spinoza la seule véritable autonomie et la seule liberté, la seule joie et la seule béatitude résident dans la liberté et dans la joie de penser. Mais penser n’est pas vraiment une fin en soi… Il faut bien avoir réalisé quelque chose, avoir créé une œuvre, intellectuelle, vivante ou matérielle pour éprouver cette joie de contempler. Par exemple le grand-père contemple avec joie ses petits-enfants qui sont pour lui comme un résultat et un prolongement, et un espoir par rapport à sa propre existence.
Créer et/ou féconder constitue sans doute un bonheur plus réaliste que de viser pour soi-même l’immortalité biologique (fantasme qui, même s’il se réalisait, ne garantirait en rien le bonheur, et pourrait même virer à l’enfer !).
Il y a semble-il un lien très étroit entre l’action de créer et le fait d’éprouver de la joie. Celle-ci ne réside pas seulement dans la béatitude (le bonheur au sens strict) de la contemplation de l’œuvre réussie, elle est présente dès l’effort de création, comme condition, excitation, moteur et substance même de cette création. Dans la création (artistique ou autre) nous ressentons une puissance de faire et d’être qui ne peut que nous transporter de joie, parce que nous créons justement l’être, parce que nous donnons l’existence… Le passage de l’individuel au collectif s’effectue exemplairement par le miracle de la création.
Nous donnons à lire, pour terminer, ce texte de Henri Bergson qui peut bien se passer de commentaire :
“Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de l’artiste qui a réalisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. Vous entendrez dire que ces hommes travaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus vives de l’admiration qu’ils inspirent. Erreur profonde ! On tient à l’éloge et aux honneurs dans l’exacte mesure où l’on n’est pas sûr d’avoir réussi. […] Mais celui qui est sûr, absolument sûr, d’avoir produit une œuvre viable et durable, celui-là n’a plus que faire de l’éloge et se sent au-dessus de la gloire, parce qu’il est créateur, parce qu’il le sait, et parce que la joie qu’il éprouve est une joie divine.” (Henri Bergson, L’Energie spirituelle, éd. Alcan, p. 24 – 25)
Conclusion : le sens de la vie
- Qu’est-ce qu’une belle vie ? Si l’on en croit Bergson, une vie consacrée à la création, une vie au service de la vie, donc logiquement une vie menée dans la joie qui accompagne toute création et toute réalisation personnelle. Mais aussi une vie que l’on puisse considérer avec fierté, avec le sentiment d’avoir vécu sans être passé “à côté” de sa vie, d’avoir été libre, de ne rien regretter…
La vie peut être belle parce qu’elle est admirable, et donc excitante, ou plus simplement parce qu’elle est agréable ; les deux ne coïncident pas mais ne s’excluent pas nécessairement. Et donc finalement une belle vie est aussi une vie réussie !
- Qu’est-ce que, plus précisément, réussir sa vie ? La notion de “réussite” peut sembler réductrice : elle conduit à penser que le bonheur serait inséparable, non seulement d’une vie moralement bonne (ce que nous avons établi plusieurs fois en assimilant devoir et bonheur, par exemple la vertu et la joie avec Spinoza), mais aussi d’un accomplissement, une réalisation noble, une œuvre… Passons sur une version plus triviale, sociale ou professionnelle de la “réussite” : honneurs et richesses ne procurent pas une véritable joie.
- Ayant écarté la notion de jouissance et la simple idée (trop simple ?) de “jouir de la vie”, au profit de la joie, nous voilà encore obligés de lui accorder sens et valeur. Avoir “fait quelque chose de sa vie”, avoir mené une action ou avoir créé une œuvre, ou simplement avoir fait quelque chose de durable, ou même avoir contemplé la Beauté sous des formes diverses : il y a mille et une manière d’avoir “réussi” sa vie, c’est-à-dire de lui avoir donné un sens.
Quant à savoir si la vie est agréable et joyeuse, concrètement heureuse, il semble bien difficile de séparer la sensation esthétique de la “beauté de la vie” de tout sentiment moral de grandeur. Donner du goût à la vie revient à lui donner un prix et réciproquement. Ce mélange de saveur et de grandeur, de bonheur et de valeur, voilà peut-être ce que l’on peut nommer dans ses multiples sens le “sens de la vie”.
Didier Moulinier