L’œuvre d’Art doit-elle plaire ?

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Œuvre d’art : objet phy­sique qui peut avoir une valeur esthé­tique ou concep­tuelle (cf. pein­ture, sculp­ture, roman, œuvre musi­cale, etc.). Toute créa­tion de ce type appar­tient donc à ce qu’on nomme les Beaux-Arts (par oppo­si­tion aux arts méca­niques qui visent l’utile et l’efficace). De plus, l’œuvre peut résul­ter d’un désir de com­mu­ni­quer une joie ou de faire par­ta­ger un plaisir.

Mais l’œuvre peut être aussi éphé­mère (arts de rues, inter­pré­ta­tion théâ­trale ou musi­cale, ready made), c’est-à-dire être soit une action de l’artiste devant un public, soit un objet auquel l’artiste lui-même confère le sta­tut d’œuvre d’art (cf. Duchamp).

Doit-elle : il convient ici de dis­tin­guer néces­si­té (une œuvre d’art est-elle néces­sai­re­ment plai­sante ?) et obli­ga­tion (est-ce un devoir d’ordre esthé­tique, voire moral pour une œuvre d’être source de plaisir ?).

Plaire : (selon le Robert)

Etre une source de plai­sir, être au goût de
Plaire à quelqu’un : être d’une fré­quen­ta­tion agréable, lui pro­cu­rer une satis­fac­tion psy­cho­lo­gique, une émo­tion par­ti­cu­lière
Eveiller l’amour, le désir de quelqu’un
Etre agréable, convenir

Pourquoi la ques­tion se pose-t-elle ?

Nous admet­tons com­mu­né­ment que le but de l’art est la créa­tion d’œuvres belles. De plus, face à une œuvre d’art, nous disons faci­le­ment : « Ça me plaît » ou « Ça ne me plaît pas », fai­sant de notre plai­sir le cri­tère du beau. Or com­ment, en effet, la beau­té pourrait-elle ne pas pro­vo­quer en nous une émo­tion, source de plai­sir, donc être plai­sante ? De plus, de quel plai­sir s’agit-il ? Celui que donne la satis­fac­tion d’un besoin, ou un plai­sir d’un autre ordre ? Celui-ci n’est-il pas qua­li­fié d’esthétique ? En quoi donc peut-il être dif­fé­rent d’un plai­sir ordi­naire ? Mais le but de l’art est-il bien de pro­vo­quer du plai­sir ? Car si c’était le cas toutes les œuvres d’art ne devraient-elles pas être à notre goût, pour le moins nous être agréables ? Mais outre que ce but, uni­ver­sel, n’est jamais atteint, on peut se deman­der s’il convient d’assigner à l’art un but, quel qu’il soit. Si, comme la défi­nit Kant, l’œuvre d’art consti­tue une « fina­li­té sans fin », ne se suffit-elle pas à elle-même, loin d’obéir à une fina­li­té exté­rieure ? En ce sens, l’œuvre d’art ne peut-elle pas être pro­vo­cante, pro­duc­trice de malaise en nous ? Ne peut-elle pas aussi repré­sen­ter bel­le­ment la lai­deur ? Comment devrait-elle alors néces­sai­re­ment plaire ? Sa valeur esthé­tique ne tient-elle pas aux dif­fé­rentes émo­tions, par­fois contra­dic­toires, qu’elle pro­duit en nous ? Ne transcende-t-elle pas le bien et le mal, voire le beau et le laid, pour n’être que ce qu’elle est et se don­ner comme telle ?

A. Qui dit œuvre d’art dit plaisir

Pour Aristote, le but de l’art est le plai­sir, dans la mesure où l’homme se plaît à regar­der des images qui imitent (mimé­sis) la réa­li­té. Or l’imitation selon lui est posi­tive : elle est le propre de l’homme, et elle est un moyen d’apprentissage. Dès lors l’imitation artis­tique peut nous four­nir un plai­sir double : elle cor­res­pond à une de nos ten­dances natu­relles, et, grâce à ses repré­sen­ta­tions, elle rend sup­por­table ce qui, dans le réel, ne l’est pas.

“L’art poé­tique dans son ensemble paraît devoir sa nais­sance à deux causes, toutes deux natu­relles. Dès l’en­fance, les hommes ont, ins­crites dans leur nature, à la fois une ten­dance à imi­ter (et l’homme se dif­fé­ren­cie des autres ani­maux parce qu’il est par­ti­cu­liè­re­ment enclin à imi­ter et qu’il a recours à l’i­mi­ta­tion dans ses pre­miers appren­tis­sages), et une ten­dance à éprou­ver du plai­sir aux imi­ta­tions. Nous en avons une preuve dans l’ex­pé­rience pra­tique : nous avons plai­sir à contem­pler les images les plus pré­cises des choses dont la vue nous est pénible dans la réa­li­té, par exemple les formes d’a­ni­maux par­fai­te­ment ignobles ou de cadavres ; la rai­son en est qu’ap­prendre est un plai­sir non seule­ment pour les phi­lo­sophes, mais éga­le­ment pour les autres hommes (mais ce qu’il y a de com­mun entre eux sur ce point se limite à peu de chose); en effet si l’on aime à voir des images, c’est qu’en les regar­dant on apprend à connaître et on conclut ce qu’est chaque chose comme lors­qu’on dit : celui-là, c’est lui. Car si on n’a pas vu aupa­ra­vant, ce n’est pas l’i­mi­ta­tion qui pro­cu­re­ra le plai­sir, mais il vien­dra du fini dans l’exé­cu­tion, de la cou­leur, ou d’une autre cause de ce genre. Puisque nous avons une ten­dance natu­relle à l’i­mi­ta­tion, à la mélo­die et au rythme (car il est évident que les mètres font par­tie des rythmes), ceux qui au départ avaient les meilleurs dis­po­si­tions natu­relles à cet égard firent peu à peu des pro­grès et don­nèrent nais­sance à la poé­sie à par­tir de leurs impro­vi­sa­tions. Puis la poé­sie se divi­sa selon le carac­tère de cha­cun : les auteurs graves imi­taient des actions de qua­li­té accom­plies par des hommes de qua­li­tés, les auteurs plus légers celles d’hommes bas, en com­po­sant d’a­bord des blâmes, comme les autres com­po­saient des hymnes et des éloges.“
Aristote, Poétique, chap. 4, 1448 b 4 – 27.

Dans ce texte, Aristote répond au pro­blème de la fina­li­té de l’art : au fond, pour­quoi les œuvres d’art nous plaisent-elles, nous procurent-elles du plai­sir ? Constitueraient-elles la satis­fac­tion d’un besoin qui nous serait propre ? Selon Aristote, l’imitation, en effet, est un besoin pro­pre­ment humain, natu­rel et uni­ver­sel, et c’est une ten­dance qui se mani­feste dès l’enfance. Car ce qui nous plai­rait, ce ne serait pas le modèle, mais son imi­ta­tion et c’est pour­quoi même ce qui est laid dans la réa­li­té peut, dans son imi­ta­tion, nous pro­cu­rer du plai­sir. Cf. Kant : « L’art ne se veut pas la repré­sen­ta­tion d’une chose belle, mais la belle repré­sen­ta­tion d’une chose ». La rai­son en est que l’imitation nous per­met d’apprendre, selon Aristote. Quand nous recon­nais­sons l’image d’une réa­li­té, nous appre­nons à la connaître et cela nous pro­cure du plai­sir. Mais Aristote ajoute, néan­moins, que nous pou­vons appré­cier une image sans connaître l’original auquel elle cor­res­pond. Alors, ce n’est plus l’imitation qui nous plaît, mais l’esthétique de l’image elle-même que nous contem­plons avec plai­sir. Mais l’art n’imite pas que des réa­li­tés exté­rieures, il exprime aussi des sen­ti­ments inté­rieurs, et c’est pour­quoi une œuvre abs­traite peut nous ravir par l’agencement de ses cou­leurs expres­sives, par sa cohé­rence interne, par le style qu’elle déve­loppe, bref par son esthétique.

N’est-ce pas de cet ordre, esthé­tique, qu’est le plai­sir que pro­cure l’œuvre d’art ?

B Le plai­sir esthé­tique comme plai­sir propre à l’art

Quelle est la spé­ci­fi­ci­té du plai­sir esthé­tique ? Serait-ce un plai­sir incom­pa­rable et unique ? Dans sa clas­si­fi­ca­tion des plai­sirs, Epicure ne le situe pas parmi les plai­sirs natu­rels et néces­saires (ceux qui résultent de la satis­fac­tion de besoins pri­maires comme la faim ou la soif), mais parmi les plai­sirs natu­rels non néces­saires, car c’est un plai­sir gra­tuit. Le plai­sir consti­tue un épa­nouis­se­ment de l’être, dont il sti­mule la crois­sance aussi bien phy­sique que men­tale. Comme son nom l’indique (aïs­thê­sis = sen­sa­tion), le plai­sir esthé­tique est de l’ordre de la sen­si­bi­li­té, plu­sieurs sens pou­vant jouer ici (vue pour la pein­ture, l’ouïe pour la musique, le tou­cher pour la sculp­ture, etc.).Le plai­sir fait donc vibrer nos sens. Mais il n’est pas que sen­sible et c’est ce qui le consti­tue en propre : il est aussi d’ordre intel­lec­tuel, par exemple dans la recherche de sens et de com­pré­hen­sion de l’œuvre d’art. Cf. Kant : le plai­sir esthé­tique est aussi un plai­sir de réflexion, qui implique le libre jeu de notre enten­de­ment et de notre ima­gi­na­tion. De plus, c’est un plai­sir qui a besoin d’être par­ta­gé (cf. tout juge­ment de goût pré­tend, en droit, à l’universalité), car c’est un plai­sir qui se ren­force d’être échan­gé. C’est enfin un plai­sir dés­in­té­res­sé, gra­tuit. Mais évo­quer un plai­sir, même à com­po­sante intel­lec­tuelle, n’est-ce pas réduire le juge­ment de goût au « Ça me plaît » ou « Ça ne me plaît pas », comme le sug­gère l’expression selon laquelle tous les goûts seraient dans la nature ? Or les grandes œuvres sont celles qui sus­citent constam­ment du plai­sir, quelles que soient les époques ou les lieux. Mais réduire l’art au seul plai­sir, n’est pas ins­crire le juge­ment de goût dans la sub­jec­ti­vi­té sen­sible, comme le fait Hume par exemple ?

« Notre sens de la beau­té dépend énor­mé­ment de ce prin­cipe ; quand un objet a une ten­dance à cau­ser du plai­sir à son pos­ses­seur, on le regarde tou­jours comme beau : comme tout objet qui a ten­dance à pro­duire de la dou­leur, est désa­gréable et laid. Ainsi la conve­nance d’une mai­son, la fer­ti­li­té d’un champ, la force d’un che­val, la capa­ci­té, la sécu­ri­té et la rapi­di­té de navi­ga­tion d’un vais­seau forment la prin­ci­pale beau­té de ces dif­fé­rents objets. Ici l’ob­jet, qu’on appelle beau, plaît seule­ment par sa ten­dance à pro­duire un cer­tain effet. Cet effet est le plai­sir ou l’a­van­tage d’au­trui. Or le plai­sir d’un étran­ger, pour qui nous n’a­vons aucune ami­tié, nous plaît seule­ment par sym­pa­thie. C’est donc à ce prin­cipe qu’est due la beau­té que nous décou­vrons en toute chose utile. Combien consi­dé­rable est ce genre par­ti­cu­lier de beau­té, la réflexion le fera aisé­ment paraître. Tout objet qui tend à cau­ser du plai­sir à son pos­ses­seur, ou qui, en d’autres termes, est la cause propre du plai­sir, plaît sûre­ment au spec­ta­teur par une sub­tile sym­pa­thie avec le pos­ses­seur. On estime belles la plu­part des oeuvres de l’art en pro­por­tion de leur pro­prié­té à leur emploi par l’homme ; et même beau­coup des pro­duc­tions de la nature tirent leur beau­té de cette source. Plaisant et beau, en la plu­part des cas, c’est une qua­li­té, non pas abso­lue, mais rela­tive et elle ne nous plaît que par sa ten­dance à pro­duire une fin agréable. » Hume Traité de la nature humaine

Pour Hume est beau ce qui est utile, ce qui rend le concept de beau rela­tif à celui qui en dis­pose. Hume, comme empi­riste, éta­blit un lien entre le beau et l’utile (ou fonc­tion­nel), et il fonde sa concep­tion du beau sur l’expérience sen­sible, c’est-à-dire sur les sens. Le plai­sir, tel qu’il l’envisage, a trait à la jouis­sance comme satis­fac­tion, mais aussi comme usage. Le beau est selon lui lié à la qua­li­té pre­mière d’un objet (« la conve­nance d’une mai­son, la fer­ti­li­té d’un champ, la force d’un che­val, la capa­ci­té, la sécu­ri­té et la rapi­di­té de navi­ga­tion d’un vais­seau »). Le beau champ est donc un champ fer­tile, qui pro­duit. Mais si la beau­té d’un objet se réduit au plai­sir que nous en reti­rons, le sens du beau devient plus étroit. Le beau est alors « ce qui plaît » et c’est pour­quoi les sens y ont une grande part. Mais Hume ne réduit pas le beau au seul plai­sir, il y asso­cie aussi le pro­fi­table, car gagner quelque chose, en géné­ral, est source de plai­sir. Ce qui fait que la beau­té n’est plus un sen­ti­ment dés­in­té­res­sé, gra­tuit. Mais alors com­ment un tel sen­ti­ment pourrait-il être par­ta­gé ? Ce qui per­met en géné­ral de par­ta­ger un sen­ti­ment, c’est le fait de sen­tir quelque chose avec quelqu’un et cela se nomme la sym­pa­thie. Le pos­ses­seur de l’objet le trouve beau et celui qui est à ses côtés peut, par sym­pa­thie, éprou­ver le même sen­ti­ment. Il ne trou­ve­ra l’objet beau qu’indirectement, en étant influen­cé par le sen­ti­ment de son pos­ses­seur. La beau­té n’est pas une « Idée en soi » (Platon) ou dans l’objet, mais elle émane de la pos­ses­sion d’un objet utile, source de plai­sir et de pro­fit. Or en liant la beau­té au plai­sir asso­cié à l’utile Hume ne rend-il pas dif­fi­ci­le­ment expli­cable le sen­ti­ment esthé­tique ? Car com­ment, en ce cas, pourrait-on éprou­ver un tel sen­ti­ment en face d’œuvres de musées que, par défi­ni­tion, nous ne pos­sé­dons pas, voire qui ne nous sont aucu­ne­ment pro­fi­tables ? De plus, seuls les mar­chands d’art ou les col­lec­tion­neurs d’œuvres d’art pourraient-ils éprou­ver un tel sen­ti­ment ? « On estime belles la plu­part des œuvres de l’art en pro­por­tion de leur pro­prié­té à leur emploi par l’homme ; et même beau­coup des pro­duc­tions de la nature tirent leur beau­té de cette source » : une telle asser­tion n’est-elle pas émi­nem­ment contes­table ? En effet, quelle uti­li­té ont, en géné­ral, les œuvres d’art ? Ne se contente-t-on pas de les contem­pler, indé­pen­dam­ment du pro­fit que nous pour­rions en tirer ? De plus, à par­tir d’une telle concep­tion du beau, com­ment expli­quer la créa­tion artis­tique ? Le seul plai­sir suffit-il pour jus­ti­fier la beau­té ? Le juge­ment de goût fondé sur l’utile est-il bien d’ordre esthé­tique ? L’utile serait-il tou­jours beau ? Ne connaissons-nous pas des objets fonc­tion­nels qui sont pour­tant fort laids, ines­thé­tiques ? Que l’on passe de la pos­ses­sion d’un objet au sen­ti­ment du beau n’obéit donc à aucune logique. Or la jouis­sance esthé­tique est indé­pen­dante de la pos­ses­sion. N’y a‑t-il pas une foule de choses dont on peut appré­cier la beau­té et que, pour­tant, on ne pos­sé­de­ra jamais (pay­sage, cou­cher de soleil, ciel étoi­lé, etc.) ?

C Qui dit plai­sir comme seul cri­tère dit rela­ti­vi­té du beau

Peut-on se conten­ter d’un tel rela­ti­visme du juge­ment de goût ? Puis-je dire que la musique de Mozart n’est pas belle sous pré­texte qu’elle me déplaît ? Faire du seul plai­sir le cri­tère du goût, n’est-ce pas rendre par trop sub­jec­tif, voire indi­vi­dua­liste le juge­ment de goût ? Un tel rela­ti­visme est-il satis­fai­sant ? N’y a‑t-il pas des œuvres qui sont recon­nues una­ni­me­ment comme des chefs d’œuvre et ce bien qu’elles puissent déplaire à cer­tains ? Cette cri­tique du rela­ti­visme en matière d’art, n’est-ce pas ce qu’entreprend Kant à par­tir de la dis­tinc­tion qu’il opère entre l’agréable (ce qui plaît indi­vi­duel­le­ment) et le beau (ce qui dépasse le cri­tère du seul plai­sir individuel) ?

« En ce qui concerne l’a­gréable, cha­cun consent à ce que son juge­ment, qu’il fonde sur un sen­ti­ment per­son­nel et privé, et en vertu duquel il dit d’un objet qu’il lui plaît, soit du même coup res­treint à sa seule per­sonne. C’est pour­quoi, s’il dit : “Le vin des Canaries est agréable”, il admet­tra volon­tiers qu’un autre le reprenne et lui rap­pelle qu’il doit plu­tôt dire : “cela est agréable pour moi” ; et ce, non seule­ment pour ce qui est du goût de la langue, du palais et du gosier, mais aussi pour ce qui peut être agréable aux yeux ou à l’o­reille de cha­cun. La cou­leur vio­lette sera douce et aimable pour l’un, morte et sans vie pour l’autre. L’un aime­ra le son des ins­tru­ments à vent, l’autre leur pré­fé­re­ra celui des ins­tru­ments à corde. Ce serait folie d’en dis­pu­ter pour récu­ser comme inexact le juge­ment d’au­trui qui dif­fère du nôtre, tout comme s’il s’op­po­sait à lui de façon logique ; en ce qui concerne l’a­gréable, c’est donc le prin­cipe sui­vant qui est valable : A cha­cun son goût (pour ce qui est du goût des sens).
Il en va tout autre­ment du beau. Il serait (bien au contraire) ridi­cule que quel­qu’un qui se pique d’a­voir du goût son­geât à s’en jus­ti­fier en disant : cet objet (l’é­di­fice que nous avons devant les yeux, le vête­ment que porte tel ou tel, le concert que nous enten­dons, le poème qui se trouve sou­mis à notre appré­cia­tion) est beau pour moi. Car il n’y a pas lieu de l’ap­pe­ler beau, si ce der­nier ne fait que de lui plaire à lui. Il y a beau­coup de choses qui peuvent avoir de l’at­trait et de l’a­gré­ment, mais, de cela, per­sonne ne se sou­cie ; en revanche, s’il affirme que quelque chose est beau, c’est qu’il attend des autres qu’ils éprouvent la même satis­fac­tion ; il ne juge pas pour lui seule­ment mais pour tout le monde, et il parle alors de la beau­té comme si c’é­tait une pro­prié­té des choses. C’est pour­quoi il dit : cette chose est belle ; et ce, en comp­tant sur l’adhé­sion des autres à son juge­ment expri­mant la satis­fac­tion qui est la sienne, non pas parce qu’il aurait maintes fois consta­té que leur juge­ment concor­dait avec le sien ; mais bien plu­tôt, il exige d’eux cette adhé­sion. Il les blâme s’ils jugent autre­ment, il leur dénie le goût tout en deman­dant qu’ils en aient ; et ainsi on ne peut pas dire : à cha­cun son goût. Cela revien­drait à dire qu’il n’y a point de goût, c’est-à-dire qu’il n’y a point de juge­ment esthé­tique qui puisse légi­ti­me­ment récla­mer l’as­sen­ti­ment uni­ver­sel. » Kant, Critique de la facul­té de juger

En effet, les dif­fé­rents moments de la défi­ni­tion du goût sont ainsi énon­cés par Kant :

+ « Le beau est l’objet d’une satis­fac­tion désintéressée »

+ « Est beau ce qui plaît uni­ver­sel­le­ment sans concept »

+ « La beau­té est la forme de la fina­li­té d’un objet en tant qu’elle est per­çue dans cet objet sans repré­sen­ta­tion d’une fin »

+ « Est beau ce qui est recon­nu sans concept comme l‘objet d’une satis­fac­tion nécessaire »

Comme on peut l’appréhender à par­tir de ces dif­fé­rents moments, Kant n’exclut du beau (et donc de l’œuvre d’art) ni la satis­fac­tion, ni le plai­sir : est beau « ce qui plaît », ce qui fait l’objet d’une satis­fac­tion inté­rieure. Mais inter­vient alors un adverbe qui sonne comme un oxy­more : « uni­ver­sel­le­ment », qui se veut une cri­tique du rela­ti­visme com­mu­né­ment admis à pro­pos du goût (« des goûts et des cou­leurs on ne dis­cute pas »), ce qui fait du juge­ment de goût, à pro­pos du beau, un juge­ment par­ti­cu­lier, car il se veut ou se pré­tend uni­ver­sel (sans être fondé pour autant sur un concept , c’est-à-dire une défi­ni­tion uni­ver­selle du beau) pou­vant jus­ti­fier une telle uni­ver­sa­li­té. Dans le juge­ment de goût, selon Kant, s’accordent para­doxa­le­ment la sub­jec­ti­vi­té et l’universalité, car le plai­sir lié au beau est le résul­tat d’un libre jeu har­mo­nieux entre l’imagination et l’entendement de telle manière que tous, en droit, peuvent le res­sen­tir à tra­vers le sen­ti­ment esthé­tique. Car qui­conque émet le juge­ment « c’est beau » sup­pose par là même que tout autre homme, puisque doué des mêmes organes natu­rels, des mêmes sens, pour­ra voire devra émettre le même juge­ment, mais sans pou­voir fon­der une telle sup­po­si­tion sur une démonstration.

Mais, dans la ques­tion posée, l’expression « doit-elle » (à pro­pos de l’œuvre d’art) ne semble-t-elle pas lui assi­gner comme fin le plai­sir res­sen­ti par celui qui la contemple, voire celui qui la crée ? Or l’œuvre d’art a‑t-elle sa fin en elle-même ou au contraire en dehors d’elle-même ? Et cette fin se réduit-elle au seul plaisir ?

D. Peut-on assi­gner une fin à l’œuvre d’art, que ce soit le plai­sir ou toute autre ?

En effet, selon Kant, l’œuvre d’art, se suf­fi­sant à elle-même, consti­tue une fina­li­té « sans la repré­sen­ta­tion d’une fin » (fina­li­té sans fin). Cela signi­fie que l’œuvre d’art est sou­mise à une éla­bo­ra­tion telle que l’on ne peut rien y ajou­ter ou en retran­cher (même une œuvre inache­vée) sans la tra­ves­tir, la tra­hir ou en chan­ger le sens. Ainsi apparaît-il impos­sible, dans un poème de Baudelaire, de rem­pla­cer un mot par un autre sans le défi­gu­rer et en tra­hir la signi­fi­ca­tion, ou encore la musi­ca­li­té. Ce qui carac­té­rise une œuvre d’art, en effet, c’est sa cohé­rence interne, l’agencement har­mo­nieux et équi­li­bré de ses par­ties, qui en font l’unité aussi bien que l’unicité. Toute œuvre d’art, en ce sens, est sin­gu­lière et c’est ce qui en fait la valeur. Toute fin assi­gnée lui reste exté­rieure, que ce soit une com­mande, ou une inten­tion consciente de l’artiste. Et c’est pour­quoi la com­pré­hen­sion d’une œuvre d’art reste tou­jours à déter­mi­ner, et peut évo­luer en fonc­tion des époques ou des cultures. Le sens d’une œuvre d’art n’est jamais figé, mais tou­jours diver­si­fié en fonc­tion des dif­fé­rents regards por­tés sur elle. Ainsi une œuvre peut-elle être oubliée pen­dant des siècles puis redé­cou­verte et à nou­veau appré­ciée en fonc­tion d’un point de vue renou­ve­lé porté sur elle. D’où l’importance des échanges aux­quels peut, voire doit don­ner une œuvre, car le plai­sir éprou­vé à son contact est à la fois sin­gu­lier et appel de com­mu­nau­té. Ce sont les dia­logues à pro­pos d’une même œuvre qui en consti­tuent la richesse, et qui inten­si­fient le plai­sir éprou­vé à son contact. Et c’est pour­quoi une œuvre d’art, mal­gré l’universalité en droit du juge­ment de goût, peut ne pas plaire, parce qu’on est déran­gé ou dérou­té par elle. Toute œuvre d’art sus­cep­tible de trans­cen­der son temps n’apparaît-elle pas d’abord et le plus sou­vent comme déplai­sante, parce qu’elle ne res­pecte pas les codes et les valeurs en vigueur ? Cela lui enlève-t-il pour autant son sta­tut d’œuvre d’art et sa beau­té ? En effet, une œuvre d’art n’est pas tou­jours conçue pour plaire, voire pour être belle. Elle peut aussi l’être pour dénon­cer, pour sub­ver­tir la réa­li­té à défaut de la trans­fi­gu­rer, pour remettre en ques­tion les valeurs d’une époque ou s’opposer à ses injus­tices ou ses cruau­tés. Ainsi en est-il du tableau Tres de mayo de Francisco de Goya (1746−1828) dont l’une des inten­tions est la dénon­cia­tion des hor­reurs de la guerre et de l’occupation de l’Espagne par les armées napo­léo­niennes, pour émou­voir ceux qui la contemplent, les désta­bi­li­ser dans leurs cer­ti­tudes et les faire réagir. Donc la beau­té ne consti­tue pas le but abso­lu de cette œuvre, car si c’était le cas, celui qui la contemple pour­rait pas­ser à côté de son aspect déran­geant. Tous les artistes ne créent donc pas néces­sai­re­ment pour mettre en avant l’aspect esthé­tique de leurs œuvres (cf. Duchamp bri­sant les codes clas­si­que­ment admis de l’esthétique à son époque à par­tir de son « œuvre » (l’urinoir appe­lé Fontaine) pour reven­di­quer la bana­li­té et la lai­deur comme expres­sions artis­tiques. Mais il n’empêche que toute œuvre est des­ti­née à pro­duire une émo­tion, plai­sante ou déplai­sante, de façon à nous tou­cher, d’une manière ou d’une autre.

Au fond, le plai­sir ne peut être un préa­lable à l’œuvre d’art, même si l’on doit recon­naître qu’il peut dif­fi­ci­le­ment ne pas l’accompagner. Bref, le plai­sir de l’œuvre n’est pas une fin en soi, propre à défi­nir son carac­tère esthé­tique ou artistique.

Lenuki

Et si vous chan­giez d’air ?Introduction

Le « Bien » est, en géné­ral, la fina­li­té de toute action pos­sible. Les hommes cherchent natu­rel­le­ment le bien pour eux : même le « méchant » pense faire le bien, si ce n’est pour autrui, au moins pour lui-même.
Certains hommes cherchent le bien pour eux-mêmes et pour les autres. Mais tous les hommes ne le devraient-ils pas ? C’est ici qu’interviennent des termes comme éthique, mœurs, mora­li­té, et aussi devoir. Ces expres­sions sont proches et leur signi­fi­ca­tion peut varier en fonc­tion des époques et des contextes. Il y a d’abord une morale sociale, impré­gnée de valeurs reli­gieuses, tra­di­tion­nelles, locales, cou­tu­mières : c’est ce qu’on appelle les « mœurs » (les « bonnes mœurs »), très variables d’une région à l’autre. Ce sont avant tout des règles socia­le­ment contrai­gnantes, non écrites, trans­mises via l’éducation, aux­quelles il vaut mieux se confor­mer pour être « inté­gré » dans la com­mu­nau­té. Il y a ensuite l’éthique et la morale, deux concepts qui ren­voient à des convic­tions et à des valeurs à la fois plus per­son­nelles et plus réflé­chies, donc ration­nelles et pré­ten­dant à ce titre à une cer­taine uni­ver­sa­li­té (valant pour tous). La mora­li­té ren­voie plu­tôt à la conscience inté­rieure que cha­cun se forme de son « devoir », un impé­ra­tif qui doit pri­mer abso­lu­ment sur les ten­dances per­son­nelles, et qui iden­ti­fie le « bien » suprême au mérite.
La ques­tion morale par excel­lence est donc : qu’est-ce que faire le bien (de bonnes actions), et par exten­sion, qu’est-ce qu’être quelqu’un de bien (une bonne per­sonne) ? Mais faire son devoir, donc être quelqu’un de bien mora­le­ment, cela peut-il nous appor­ter le bon­heur ? En effet être quelqu’un de bien, ce n’est pas seule­ment être rai­son­nable et volon­taire en veillant sur soi et sur les autres (autre­ment dit, être moral) ; n’est-ce pas aussi incar­ner ce « bien » dans sa per­sonne dura­ble­ment et donc d’une cer­taine façon « réus­sir sa vie » (trou­ver le bon­heur), voire être une « belle per­sonne » (à la fois « bonne » et heu­reuse, rayon­nante), voire vivre libre comme un « sage » libé­ré de toute contrainte ?

En effet il est dif­fi­cile de sépa­rer le Bien moral et le Bonheur, même si les deux concepts dif­fèrent. “Tous les hommes cherchent le bon­heur”, dit Aristote, jus­te­ment parce que le bon­heur repré­sente en géné­ral l’en­semble des biens sou­hai­tables… Le Bonheur pour­rait se défi­nir comme la satis­fac­tion com­plète et durable de tous nos dési­rs, ou à défaut des plus impor­tants. C’est en quoi il faut le dis­tin­guer des simples plai­sirs pas­sa­gers, et peut-être même de la joie. On le consi­dère en géné­ral comme le but de la vie, voire comme l’équivalent d’une « vie réus­sie ». Mais qu’est-ce qu’une vie réus­sie, une belle vie ? Ce qui repré­sente pour moi la réus­site peut bien repré­sen­ter l’échec pour un autre !
L’étymologie ne nous aide guère, puisqu’elle fait remon­ter le bon­heur à l’idée de chance : « bonne-heure », bonne nou­velle, « mal-heure », mau­vaise nou­velle… Comment pourrions-nous faire du bon­heur l’objet d’une réflexion phi­lo­so­phique s’il se ramène à une affaire de chance ? Mais cette voie est celle de la superstition.

Concernant la dif­fi­cile conci­lia­tion entre Bonheur et Bien moral, nous pro­po­sons de frayer entre plu­sieurs théo­ries afin d’aboutir à une solution.

- I – D’abord la posi­tion des Anciens, qui réunissent dans leur éthique de la « vertu » ces trois fina­li­tés essen­tielles que sont le Bien moral, le Bonheur et la Liberté. Ils consi­dèrent en effet qu’il faut être quel­qu’un de “bien”, de ver­tueux, pour “réus­sir sa vie” et ainsi être heu­reux. Mais au prix d’une éthique éli­tiste et plu­tôt indi­vi­dua­liste : il faut être sage et phi­lo­sophe pour être quelqu’un de bien.
- II – Sous l’influence du chris­tia­nisme, les phi­lo­sophes modernes pro­posent une morale à la fois plus altruiste, plus uni­ver­sa­liste et plus démo­cra­tique. La morale consiste à faire son Devoir en res­pec­tant des prin­cipes uni­ver­sels. Par ailleurs ils voient éven­tuel­le­ment dans le bon­heur une récom­pense mais non une consé­quence méca­nique de la conduite ver­tueuse. Pour Kant notam­ment il faut d’abord faire son devoir (par res­pect pour l’humanité) et pen­ser au bon­heur ensuite (par inté­rêt per­son­nel).
- III – Puis, à l’époque des Lumières, le bon­heur vient à être consi­dé­ré comme un droit pour tous, auquel la socié­té doit pour­voir. Comment à nou­veau réunir les condi­tions du bon­heur (le mien) et les condi­tions de la mora­li­té (le Bien de tous) ? Peut-on vrai­ment être heu­reux si les autres sont dans le mal­heur ? L’idée du bon­heur ne dépend-elle pas jus­te­ment d’un Idéal huma­niste, moral aussi bien, qui pour­rait unir tous les hommes ? Mais ce bon­heur, pour être par­ta­geable jus­te­ment, ne risque-t-il pas de deve­nir trop maté­ria­liste et donc, para­doxa­le­ment, trop indi­vi­dua­liste ?
- IV – Cependant par défi­ni­tion un idéal n’est qu’une pro­jec­tion, un rêve irréa­li­sable. Dans ces condi­tions, pour­quoi ne pas recher­cher en soi-même les condi­tions d’une “belle vie”, une vie joyeuse et heu­reuse ici-même et main­te­nant ? Le bon­heur est-il un but dans la vie (ce que semble sous-entendre l’ex­pres­sion “réus­sir sa vie”, avec l’i­dée d’ac­com­plir quelque chose, de se réa­li­ser, etc.) ou sim­ple­ment une manière de vivre (ce que laisse entendre plus sim­ple­ment mais énig­ma­ti­que­ment l’ex­pres­sion : “belle vie”), en essayant de pro­lon­ger la joie ? Et qu’est-ce qui pro­cure par excel­lence de la joie ? N’est-ce pas la créa­tion, le fait d’œuvrer pour soi et pour les autres, en leur don­nant les condi­tions pour être à leur tour des créa­tifs ? Et ne serait-ce pas alors une manière de rejoindre l’éthique ?

I – L’EUDEMONISME ANTIQUE : LE BIEN ET LE BONHEUR DANS LA VERTU

1) La « vertu » ou l’excellence même

- La vertu se dit vir­tus en latin, c’est-à-dire la force (vis) d’âme ou le cou­rage fai­sant qu’un homme se condui­ra en héros (vir) valeu­reux et donc méri­tant. Dans un sens plus géné­ral vir­tus signi­fie la « pro­prié­té de » ou la « qua­li­té de » (on dit « en vertu de »), le fait jus­te­ment pour un être de pos­sé­der ces qua­li­tés. Virtus a donné éga­le­ment vir­tua­li­té, syno­nyme de « puis­sance » (par oppo­si­tion à « acte »), soit la capa­ci­té à déve­lop­per des poten­tia­li­tés. Bref la vertu est une richesse poten­tielle. Être ver­tueux est donc une manière d’être qua­li­ta­tive qui nous rend capable de réa­li­ser de belles choses. Mais la vertu n’est pas innée comme le don, elle se tra­vaille, elle se cultive.
- “La vertu est l’habitude du bien”, dit sim­ple­ment Aristote. La dis­po­si­tion au bien, à faire le bien, voire à bien-faire les choses. La vertu peut s’appliquer à toute action bonne et pas seule­ment aux “bonnes actions”, au sens stric­te­ment moral et altruiste du terme. Bref, la vertu, au sens grec, est l’excellence. C’est la vertu, l’excellence en toute chose qui fait de nous des hommes heu­reux, libres, sociables, et fina­le­ment sages.
- Mais com­ment apprend-on la vertu ? En exer­çant sa rai­son. La vertu relève d’une démarche essen­tiel­le­ment phi­lo­so­phique. Certes il est pos­sible d’apprendre de ses maîtres, de ses amis s’ils sont eux-mêmes ver­tueux, voire de les imi­ter, mais fon­da­men­ta­le­ment il suf­fit d’exercer sa rai­son par soi-même et de s’y appli­quer sans relâche. La rai­son nous fait décou­vrir la nature même des choses, de sorte que vivre selon la rai­son (par oppo­si­tion aux pas­sions) et vivre en confor­mi­té avec la nature sont une seule et même chose. C’est cela même être ver­tueux ou être « quelqu’un de bien ». On y gagne à la fois la liber­té et le bon­heur. Toute l’éthique phi­lo­so­phique des Anciens se résume en ce point.
- D’un point de vue expli­ci­te­ment moral, il est une vertu par­ti­cu­liè­re­ment impor­tante pour Aristote, c’est la pru­dence. Éminemment ration­nelle, mais pra­tique et non théo­rique, elle est en effet la facul­té de choi­sir le « juste milieu » dans des cir­cons­tances concrètes chaque fois dif­fé­rentes et en par­tie impré­vi­sibles. Il s’a­git donc d’une facul­té de ratio­na­li­té essen­tiel­le­ment liée à la contin­gence de notre monde : elle guide nos actes, nos déci­sions, elle s’enseigne aussi et se révèle d’un pré­cieux secours dans le domaine poli­tique. Ainsi l’homme de bien, qui pos­sède cette vertu de pru­dence, fait le bien autour de lui et dans la Cité.
- Notons enfin que sous l’influence d’une morale chré­tienne plus ou moins puri­taine, la vertu au sens grec d’excellence est deve­nue syno­nyme d’obéissance, elle devient la pro­prié­té d’un être se condui­sant selon les règles de la morale reli­gieuse, fuyant notam­ment le péché de chair (inver­se­ment on par­le­ra de « femme de petite vertu » à pro­pos d’une pros­ti­tuée – il n’y a pas d’équivalent mas­cu­lin… comme par hasard.)

2) Les doc­trine eudémonistes

a. L’eudémonisme : définition

- L’eudémonisme (du grec eudai­mon : heu­reux) est cette doc­trine selon laquelle le Bien suprême n’est rien d’autre que le bon­heur. Cette doc­trine est conforme à la concep­tion (antique) de la phi­lo­so­phie comme sagesse, comme art de vivre. Pour qua­si­ment tous les phi­lo­sophes anciens, le bon­heur, fin de l’action, appa­raît comme un accord réflé­chi entre l’homme et les choses, entre l’homme et la Nature. “Vivre heu­reux et vivre confor­mé­ment à la Nature sont une seule même chose” écrit Sénèque. Celui qui vit selon la Nature et qui se conforme à sa nature propre – dûment décou­verte par la rai­son –, celui-là est ver­tueux et ne manque de rien par défi­ni­tion ; il s’ac­com­plit alors plei­ne­ment et mène une vie épa­nouie. L’eudémonisme voit donc le bon­heur comme le résul­tat d’une vie entiè­re­ment ver­tueuse, un état certes acces­sible dans cette vie, quoique réser­vé aux “sages”…
Il y a plu­sieurs doc­trines eudé­mo­nistes. Schématiquement, dis­tin­guons celle d’Aristote, l’épicurisme, et le stoïcisme.

b. Aristote : le bon­heur est dans le savoir et la contemplation

Pour Aristote, le bon­heur réside dans la vie contem­pla­tive, une vie consa­crée à la connais­sance. Pour lui, c’est la plus grande vertu, et l’homme savant est natu­rel­le­ment un homme de bien. Aristote : “S’il est vrai que le bon­heur est l’activité conforme à la vertu, il est de toute évi­dence que c’est celle qui est conforme à la vertu la plus par­faite, c’est-à-dire celle de la par­tie de l’homme la plus haute. (…) Ce qui est propre à l’homme, c’est donc la vie de l’esprit, puisque l’esprit consti­tue essen­tiel­le­ment l’homme. Une telle vie est éga­le­ment par­fai­te­ment heu­reuse”. Le bon­heur consiste donc dans l’activité la plus par­faite de l’homme, c’est-à-dire dans la vie contem­pla­tive qui est la plus confor­mé avec sa nature d’ ”ani­mal ration­nel”. Aristote dis­tingue trois sortes de vie : les vies vouées à la sub­sis­tance, les vies vouées à l’ac­tion, et les enfin les vies vouées à la connais­sance. S’il est vrai que “l’homme désire natu­rel­le­ment savoir”, que le désir de savoir est son désir prin­ci­pal, et s’il est vrai que le bon­heur consiste dans la satis­fac­tion des prin­ci­paux dési­rs, alors la cor­ré­la­tion entre bon­heur et connais­sance paraît assez évi­dente. Inversement, l’on peut pen­ser que le mal­heur pro­vient essen­tiel­le­ment de la frus­tra­tion de ne pas com­prendre, sans comp­ter les mau­vais choix et les mau­vaises actions induites par l’i­gno­rance. Par ailleurs ce qui fait la digni­té de la connais­sance, et sa supé­rio­ri­té sur les simples plai­sirs, c’est sa constance et sa durée. La connais­sance (en tant que “contem­pla­tion”, à la “grecque”!, pas en tant que “recherche scien­ti­fique” au sens moderne) serait la ver­sion humaine et ter­restre de la béa­ti­tude divine…

c. L’épicurisme ou l’hédonisme : le bon­heur est dans la réa­li­sa­tion des plai­sirs (natu­rels)

- L’hédonisme (de hedon : plai­sir) est cette doc­trine eudé­mo­niste qui assi­mile, non seule­ment le bien avec le bon­heur, mais encore le bon­heur avec l’en­semble des plai­sirs natu­rels. Cela n’est pas syno­nyme de débauche mais au contraire, là encore, de vertu : modé­ra­tion et dis­cer­ne­ment. Ainsi pen­sait Epicure et ses dis­ciples. Le sage épi­cu­rien veut réa­li­ser un accord et une har­mo­nie avec un monde pure­ment maté­riel et formé d’atomes. Or le propre de tout être natu­rel (ou maté­riel) est de recher­cher la satis­fac­tion. Une vie heu­reuse est donc, pour Épicure et ses dis­ciples, une vie consa­crée aux plai­sirs natu­rels (étant enten­du qu’il existe des plai­sirs non natu­rels, et donc nocifs, et aussi des plai­sirs exces­sifs qui se retournent en dou­leurs). La vertu consiste pré­ci­sé­ment à savoir trier les bons et les mau­vais dési­rs, ceux qui sont néces­saires pour une vie heu­reuse, et les autres (qui sont super­flus et nui­sibles). La sagesse ou le bon­heur consiste à trou­ver à la fois la santé du corps et la tran­quilli­té de l’âme (ata­raxie) : une vie de plai­sir, ou plu­tôt d’absence de dou­leurs, mesu­rée, et sobre.

d. Antithèse : le stoï­cisme. La vertu suf­fit au bonheur

- Mais les stoï­ciens contestent cette impor­tance accor­dée par les épi­cu­riens au plai­sir. Pour eux la vertu réside plus dans la droi­ture et dans la force de la volon­té, et cette vertu suf­fit au bon­heur. La recherche du plai­sir ne conduit pas au bon­heur, car le plai­sir est à la fois incon­sis­tant (déce­vant) et éphé­mère (trom­peur) : le plai­sir arri­vé à son plus haut point s’évanouit ; il ne tient pas une grande place, c’est pour­quoi il la rem­plit vite ; puis vient l’ennui, et après un pre­mier élan le plai­sir se flé­trit. Et la vertu vaut mieux que le plai­sir : « (…) il y a des mal­heu­reux à qui le plai­sir ne fait pas défaut, et même dont le plai­sir cause le mal­heur (…), mais la vertu existe sou­vent sans le plai­sir et n’a jamais besoin de lui. » (Sénèque). « La vertu suf­fit au bon­heur », écrit Diogène Laërce, tan­dis que les dési­rs et les plai­sirs nous en éloignent. Ce qu’il faut com­battre, la cause de tous nos mal­heurs, c’est la tyran­nie des dési­rs qui entre­tient l’é­tat de manque. La plé­ni­tude inté­rieure sup­pose donc de s’af­fran­chir des dési­rs et des pas­sions. Au fond, le stoï­cisme se pré­sente moins comme une recherche du bon­heur que comme une recherche en soi de la vertu : il y a une nuance.

Ce qui nous rap­proche peu à peu d’une autre doc­trine, reli­gieuse celle-ci, qui allait radi­ca­le­ment bou­le­ver­ser cette concep­tion du bon­heur et du Bien : le chris­tia­nisme. Le chris­tia­nisme va accré­di­ter l’i­dée selon laquelle le bon­heur ici-bas n’existe point. La reli­gion pro­met seule­ment le para­dis, dans l’au-delà, à ceux qui sau­ront le méri­ter. A la dif­fé­rence de la sagesse phi­lo­so­phique grecque, la reli­gion chré­tienne accorde cette espé­rance à chaque mor­tel : il n’est pas besoin d’être un sage accom­pli pour être “quel­qu’un de bien” et ainsi méri­ter le bon­heur. Une vie chré­tienne suf­fit. Pour les phi­lo­sophes modernes, mar­qués par le chris­tia­nisme, le bon­heur devient ainsi un « idéal » (loin­tain, par­fois uto­pique) et plus seule­ment une « pra­tique » (pré­sente) à la por­tée du sage. Tandis qu’en guise de vertu, on par­le­ra plus volon­tiers de mora­li­té, mais cette mora­li­té qui apporte certes du mérite n’apporte pas néces­sai­re­ment le bon­heur dans cette vie.

II – LA MORALE DU DEVOIR SELON KANT : LE DEVOIR AVANT TOUT

1) Distinguer Devoir et bon­heur : la mora­li­té dans la conscience et la raison

- “Si tous les hommes recherchent d’être heu­reux” (Pascal), il s‘en faut de beau­coup qu’ils s’accordent sur une défi­ni­tion com­mune du bon­heur. « S’il est vrai que tout hommes sou­haite y par­ve­nir, il ne peut cepen­dant dire d’une façon déter­mi­née et cohé­rente, ce que véri­ta­ble­ment il sou­haite et veut ». Kant fait remar­quer que le bon­heur n’est qu’un idéal de l’imagination (cf plus bas), non ration­nel et tou­jours sub­jec­tif, et qu’au mieux la “morale du bon­heur” eudé­mo­niste ne contient pas des règles mais des conseils (facul­ta­tifs, non nor­ma­tifs), et tout au plus des impé­ra­tifs tech­niques por­tant sur les moyens et jamais sur les fins. Au contraire du bon­heur, les devoirs moraux cherchent néces­sai­re­ment à s’accorder entre eux.
- Il faut donc retrou­ver le sens évident et simple de la mora­li­té, plus sûre et plus impor­tante qu’un bon­heur aléa­toire. Partant du mot de Pascal : “La vraie morale se moque de la morale”, Lalande explique : « La vraie morale, n’est-ce pas ici le sen­ti­ment vif et juste, l’évidence inté­rieure du bien et du mal ? Et la morale dont elle se moque, ce peut être soit l’ensemble rou­ti­nier des règles de morale tra­di­tion­nelles (les « mœurs »), soit plu­tôt la spé­cu­la­tion morale des phi­lo­sophes ». « Il suf­fit, pré­cise Kant, de consi­dé­rer la rai­son humaine, sans rien apprendre le moins du monde de nou­veau, la rendre atten­tive à son propre prin­cipe, mon­trer par suite qu’il n’est besoin ni de science ni de phi­lo­so­phie pour savoir ce qu’on a à faire afin d’être hon­nête et bon, et même sage et ver­tueux ». Ici Kant se sou­vient de Rousseau : « Il est donc au fond des âmes un prin­cipe inné de jus­tice et de vertu, sur lequel, mal­gré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mau­vaises, et c’est à ce prin­cipe que je donne le nom de conscience.” Mais Kant ne par­tage pas le « sen­ti­men­ta­lisme » de Rousseau et sa théo­rie de la mora­li­té com­pas­sion­nelle. Pour Kant aussi la conscience morale a un carac­tère inné ; mais elle ne résulte pas de la sen­si­bi­li­té et de la pitié, seule­ment de la Raison pré­sente en chaque homme qui lui indique par défi­ni­tion même le carac­tère uni­ver­sel des valeurs morales.
Enfin natu­rel­le­ment, se ser­vir conve­na­ble­ment de sa rai­son, cela s’apprend. Tous les auteurs sou­lignent l’im­por­tance de l’é­du­ca­tion dans la genèse du sens moral chez l’in­di­vi­du. Qu’elle soit logée dans le « cœur » ou dans la rai­son, ou même qu’elle résulte pure­ment et sim­ple­ment des conven­tions sociales, seule l’éducation peut faire appa­raître au grand jour, pro­gres­si­ve­ment, cette facul­té de dis­tin­guer le bien du mal.

2) Distinguer Devoir et incli­na­tion (ou désir) : seule la bonne volon­té est (mora­le­ment) bonne

- La décou­verte de la dimen­sion morale dans la rai­son ne donne pas encore la notion pré­cise du “devoir”. Il faut doter cette mora­li­té d’une sorte de facul­té ou de capa­ci­té d’agir que Kant appelle : la “bonne volon­té”. “De tout ce qu’il est pos­sible de conce­voir dans le monde, et même en géné­ral hors du monde, il n’est rien qui puisse sans res­tric­tion être tenu pour bon, si ce n’est seule­ment une BONNE VOLONTE”. La bonne volon­té n’est donc pas assi­mi­lable à la volon­té “conci­liante” (“bien vou­loir…”), pas même à la notion d’effort (“allons, un peu de bonne volon­té !”) ou de cou­rage (“être volon­taire”. Elle signi­fie sim­ple­ment : faire son devoir. Mais quel est ce fameux devoir « pur » ? Nous allons détailler plus bas les condi­tions pour qu’un devoir puisse être consi­dé­ré comme « moral », porté par la « bonne volon­té ».
- Il faut bien pré­ci­ser : faire son devoir parce que c’est son devoir, et non par incli­na­tion c’est-à-dire par ten­dance ou par goût. A cet égard, Kant porte très loin l’exigence du devoir. Par exemple : « c’est un devoir de conser­ver sa vie et c’est aussi une chose à laquelle cha­cun est porté par une incli­na­tion immé­diate. Or c’est pré­ci­sé­ment ce qui fait que ce soin, sou­vent si plein d’anxiété, que la plu­part des hommes prennent de leur vie, n’a aucune valeur intrin­sèque, et que leur maxime à ce sujet n’a aucun carac­tère moral. Ils conservent leur vie confor­mé­ment au devoir sans doute, mais non pas par devoir. Mais que des revers et un cha­grin sans espoir ôtent à un homme toute espèce de goût pour la vie ; si ce mal­heu­reux, qui a de la force d’âme, plu­tôt indi­gné par son sort qu’abattu ou décou­ra­gé, conserve la vie, sans l’aimer, et tout en sou­hai­tant la mort, et ainsi ne la conserve ni par incli­na­tion ni par crainte, mais par devoir, alors sa maxime aura un carac­tère moral. (…) [la morale] veut qu’on agisse par devoir et non par incli­na­tion. »
- Jamais la dis­tinc­tion entre devoir et incli­na­tion ne se remarque aussi bien que lorsqu’il s’agit d’associer amour et devoir. Il faut aimer (son pro­chain) par devoir même si l’on ne par­vient pas à aimer par incli­na­tion. « C’est ainsi sans aucun doute qu’il faut entendre les pas­sages de l’Écriture, où il est ordon­né d’aimer son pro­chain, même son enne­mi »
- C’est bien parce que l’inclination ne “suit” pas tou­jours le devoir que l’action morale n’est pas aisée et que la contrainte est néces­saire, sous la forme d’un “impé­ra­tif” ou d’un ordre ; voire sous forme de répres­sion. Ce qui peut paraître une entorse au prin­cipe de la “bonne volon­té”… Mais, comme le dit Kant, si la volon­té humaine est bonne, elle n’est pas “sainte” pour autant, c’est-à-dire infaillible.

3) Distinguer Devoir et inté­rêt, Impératif caté­go­rique et impé­ra­tif hypothétique

- Cet impé­ra­tif moral, Kant le nomme impé­ra­tif caté­go­rique. Le pur devoir a prio­ri com­mande caté­go­ri­que­ment. Il faut, en effet, dis­tin­guer l’impératif caté­go­rique — qui seul est pro­pre­ment moral — de l’impératif hypo­thé­tique, qui nous repré­sente une action comme néces­saire pour par­ve­nir à une cer­taine fin. Tels sont les impé­ra­tifs de l’habileté ou de la pru­dence. Alors que l’impératif hypo­thé­tique nous dit « faites ceci, si vous vou­lez obte­nir cela », I’impératif caté­go­rique dit « faites ceci parce c’est votre devoir », non pas obte­nir un bien mais parce que cela fera de vous quelqu’un de bien. Ce n’est pas un moyen, mais une fin en soi. En quoi consiste pré­ci­sé­ment l’impératif caté­go­rique ? Kant nous le pré­sente comme sou­mis à trois condi­tions, qui sont aussi trois for­mu­la­tions du même principe.

- Universaliser la maxime de notre action (pre­mière for­mule). La pre­mière for­mule du devoir obéit à l’exigence d’universalisation. Au moment de l’action, il faut tou­jours se deman­der : et si tous en fai­saient autant ? Il n’est pas d’autre cri­tère pos­sible de la morale et du devoir. Ainsi, nous dit Kant, le sui­cide dans une situa­tion dif­fi­cile est impos­sible, car je ne puis uni­ver­sa­li­ser sans contra­dic­tions la maxime de mon action. Une nature dont ce serait la loi de détruire la vie serait contra­dic­tion avec elle-même. Voici donc cette pre­mière for­mule : “Agis comme si la maxime de ton action devait être éri­gée par ta volon­té en loi uni­ver­selle de la nature”

- Le res­pect de la per­sonne (seconde for­mule). La morale est fon­dée sur le res­pect de la rai­son. Or celle-ci entraîne le res­pect de l’homme conçu comme être rai­son­nable. Par consé­quent, I’être humain pos­sède seul une valeur abso­lue, il repré­sente une fin en lui-même. Les autres êtres vivants ont une valeur condi­tion­nelle (par ex. on res­pecte la nature parce que c’est un bien pré­cieux), mais l’homme a une valeur incon­di­tion­nelle : on le res­pecte parce que c’est un homme, c’est une “per­sonne”, une fin (ou un bien) en soi. Voici donc la seconde for­mule de l’impératif : “Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta per­sonne que dans la per­sonne de tout autre tou­jours en même temps comme une fin et jamais sim­ple­ment comme un moyen.”

- L’autonomie (troi­sième for­mule). La troi­sième for­mule de l’impératif caté­go­rique sou­ligne l’autonomie de la volon­té. Si l’être rai­son­nable est une fin en soi, il en résulte qu’il ne peut être sou­mis à la loi morale, mais qu’il doit au contraire en être l’auteur. L’être humain ne peut rece­voir la loi morale de manière pure­ment externe ; il se l’impose libre­ment à lui-même. En somme, l’autonomie de la volon­té ne désigne rien de moins que la facul­té de s’obliger soi-même. Par la rai­son, l’homme est aussi bien l’origine (l’auteur) de la loi morale que sa fin. Et cette loi ne dépend de rien d’autre. A l’inverse, dans l’énonciation des impé­ra­tifs “hypo­thé­tiques”, la rai­son est dite “hété­ro­nome” car elle dépend d’autres fac­teurs, d’autres condi­tions. Par exemple, une morale telle que celle du bon­heur exprime l’asservissement de la rai­son à l’intérêt. La for­mule est donc la sui­vante : “Tout être rai­son­nable, comme fin en soi, doit pou­voir se consi­dé­rer, en ce qui concerne toutes les lois aux­quelles il peut être sou­mis, tout aussi bien comme légis­la­teur universel (…).”

- On peut main­te­nant énon­cer la défi­ni­tion du devoir selon Kant : « le devoir est la néces­si­té de faire une action par res­pect pour la loi ». Le res­pect est dû à la loi elle-même en tant que telle, et non à tel ou tel objet concer­né par l’action : « Je puis bien avoir de l’inclination, mais jamais de res­pect pour l’objet qui doit être l’effet de mon action (…). »

4) L’antinomie de la rai­son pra­tique (la mora­li­té semble contre­dire l’aspiration au bon­heur, d’où l’espérance du paradis)

- Et le bon­heur dans tout cela ? Par le res­pect de la loi morale, l’homme accède à la digni­té, et à une sorte de « pro­messe » du bon­heur : “La morale n’est donc pas à pro­pre­ment par­ler la doc­trine qui nous enseigne com­ment nous devons nous rendre heu­reux, mais com­ment nous devons nous rendre dignes du bon­heur.“
Se rendre digne du bon­heur, cela revient stric­te­ment à le dif­fé­rer, à le main­te­nir dans un ave­nir plus ou moins pro­bable, plus ou moins indé­pen­dant de nous. Ce que la reli­gion appelle l’espérance. “C’est seule­ment lorsque la reli­gion s’y ajoute, qu’entre en nous l’espérance de par­ti­ci­per un jour au bon­heur dans la mesure où nous avons essayé de n’en être pas indignes.” La théo­rie kan­tienne de la mora­li­té conduit à la religion.

- Antinomie = contra­dic­tion entre deux lois, deux prin­cipes. Il y a une contra­dic­tion, une anti­no­mie selon Kant entre la morale et le bon­heur (contrai­re­ment à ce qu’affirmaient les phi­lo­sophes antiques). Le bon­heur est per­son­nel tan­dis que la morale vise un uni­ver­sel, comme nous l’avons vu.
- Idéalement, le bien unique et total réside dans l’union du bon­heur et de la vertu (c’est-à-dire ici la bonne volon­té). Or cette union est impos­sible dans ce monde, pour deux rai­sons. D’abord le com­man­de­ment de la loi morale est pré­sen­té par Kant comme étran­ger à la nature humaine, puisque le prin­cipe de la mora­li­té est le dés­in­té­res­se­ment abso­lu, alors que la nature humaine est fon­da­men­ta­le­ment inté­res­sée. Ensuite le devoir ne conduit pas for­cé­ment au bon­heur (au contraire il s’apparente sou­vent à une dou­leur) : il arrive éven­tuel­le­ment comme une récom­pense (jamais assu­rée, sauf dans l’au-delà), et non comme une consé­quence comme dans l’eudémonisme. Si cette union n’est pas pos­sible sur terre, il faut donc sup­po­ser qu’elle a lieu ailleurs ; ce qui conduit à pos­tu­ler l’immortalité de l’âme ainsi que l’existence de Dieu. La morale kan­tienne conduit à la reli­gion en ceci que seul un Dieu, lit­té­ra­le­ment, pour­rait appli­quer les maximes de la loi morale. De même, seul le « para­dis » pour­rait réunir les hommes en tant que par­fai­te­ment heu­reux ET en tant que par­fai­te­ment moraux. Reste alors, non plus une théo­rie de la morale, mais bien une doc­trine reli­gieuse du salut.

- Cependant il serait injuste d’affirmer que Kant se détourne de la pers­pec­tive du bon­heur. En effet : “La sépa­ra­tion entre le prin­cipe du bon­heur et celui de la mora­li­té n’est pas pour autant leur contra­dic­tion, et la rai­son pure pra­tique ne veut pas que l’on renonce à toute pré­ten­tion au bon­heur, mais seule­ment qu’on ne s’y réfère point quand il est ques­tion du devoir.”
- Kant pose en effet que si la bonne volon­té est le bien suprême, néan­moins para­doxa­le­ment “assu­rer son propre bon­heur est un devoir” car, ici très réa­liste, Kant recon­naît qu’un mini­mum de bien être est la condi­tion de la vertu. Quelqu’un qui ne fait pas tout pour se rendre heu­reux risque de perdre en même temps l’exigence du devoir, de se décou­ra­ger en somme. Ce qui serait une faute au regard du devoir !

En dis­tin­guant si bien le prin­cipe du bon­heur et le prin­cipe du devoir, Kant va révé­ler – para­doxa­le­ment – dans toute sa clar­té, le concept moderne du bon­heur. Le bon­heur est un idéal !

III – L’IDEAL DU BONHEUR POUR LES MODERNES : LE BONHEUR AVANT TOUT

1) Un idéal de l’imagination : à cha­cun son bonheur

- Le devoir et la vertu concernent la rai­son, tou­jours uni­ver­selle ; tan­dis que le bon­heur n’est qu’un idéal de l’imagination, et en ce sens, il reste lié à l’expérience sin­gu­lière et empi­rique. D’où la sorte de flou, voire de contra­dic­tion qui entoure l’idée du bon­heur. Kant : « Le concept du bon­heur est un concept si indé­ter­mi­né, que, mal­gré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heu­reux, per­sonne ne peut jamais dire en termes pré­cis et cohé­rents ce que véri­ta­ble­ment il désire et il veut. La rai­son en est que tous les élé­ments qui font par­tie du concept du bon­heur sont dans leur ensemble empi­riques, c’est-à-dire qu’ils doivent être emprun­tés à l’expérience ; et que cepen­dant pour l’idée du bon­heur un tout abso­lu, un maxi­mum de bien-être dans mon état pré­sent et dans toute ma condi­tion future, est néces­saire ». Donc le bon­heur est un idéal de l’imagination. Cela veut dire que l’on pro­jette dans l’absolu des satis­fac­tions dont nous avons fait l’expérience. Cet idéal est aussi divers et sub­jec­tif que le sont ces expé­riences elles-mêmes.
Le bon­heur est donc un idéal de l’imagination et non un idéal de la rai­son comme y pré­tend la mora­li­té.
- Néanmoins peut-on sérieu­se­ment par­ler d’un idéal égoïste, ou même per­son­nel ? Tout idéal n’est-il pas par défi­ni­tion huma­niste ? Il en va de l’imagination du bon­heur comme du juge­ment de goût : en le pro­je­tant dans l’avenir, nous le géné­ra­li­sons, nous l’attribuons éga­le­ment aux autres. Nous fai­sons comme si les autres avaient la même concep­tion du bon­heur, tout sim­ple­ment parce que nous incluons les autres dans notre idéal. D’ailleurs, n’avons-nous pas besoin des autres pour être heu­reux ? Le bon­heur serait-il par défi­ni­tion collectif ?

2) Un idéal huma­niste : le bon­heur pour tous et le droit au bonheur

- Aristote l’a­vait déjà dit. “La cité est une com­mu­nau­té de sem­blables, et qui a pour fin la vie la meilleure pos­sible”. Ce der­nier asso­cie expres­sé­ment la recherche du bon­heur à l’organisation ration­nelle de la vie com­mu­nau­taire. Dans la mesure où l’on en fait un “idéal” et un but, l’on est obli­gé de géné­ra­li­ser et d’”humaniser”, donc de mora­li­ser et de poli­ti­ser la recherche du bon­heur. Si tous les hommes recherchent éga­le­ment un maxi­mum de plai­sir pour une moindre peine, alors le bon­heur de l’individu doit être consi­dé­ré comme soli­daire de la pros­pé­ri­té générale.

- Ainsi le veut l’u­ti­li­ta­risme, doc­trine de J. Bentham (1748−1832) et de John Stuart Mill (1806−1873) : l’ac­tion utile (et donc mora­le­ment bonne) est celle qui contri­bue au plus grand bon­heur du plus grand nombre. Par ailleurs l’utilitarisme refuse de situer le bien au niveau des prin­cipes ou des inten­tions (Kant): pour cette doc­trine une bonne action est tout sim­ple­ment une action dont les consé­quences ne nuisent pas à autrui. On parle en ce sens de théo­rie « consé­quen­tia­liste ». « Quelqu’un de bien » est une per­sonne qui réa­lise son propre bon­heur en pre­nant en compte l’aspiration col­lec­tive au bon­heur, de sorte que le devoir (res­pec­ter la loi, res­pec­ter les autres) et le bon­heur (indi­vi­duel, mais aussi col­lec­tif) se rejoignent à nou­veau. Mais dans un esprit plus « social » et plus éga­li­taire que l’ancien eudé­mo­nisme qui était plus éli­tiste. L’utilitarisme peut se résu­mer dans cette for­mule : l’action utile (mora­le­ment bonne) est celle conduit au plus grand bon­heur pour le plus grand nombre.

- Le bon­heur col­lec­tif comme reven­di­ca­tion socié­tale devient même un élé­ment de la phi­lo­so­phie du Droit et, his­to­ri­que­ment, un enjeu essen­tiel de la Révolution fran­çaise. Il y est ques­tion d’un DROIT AU BONHEUR ! En affir­mant “Le bon­heur est une idée neuve en Europe”, Saint-Just fait du bon­heur un bien non pas donné mais au contraire un bien à conqué­rir ; il en fait la fina­li­té même de la poli­tique, du droit, de la démo­cra­tie. D’ailleurs le droit au bon­heur est clai­re­ment énon­cé : “Le but de la socié­té est le bon­heur com­mun. Le gou­ver­ne­ment est ins­ti­tué pour garan­tir à l’homme la jouis­sance de ses droits natu­rels et impres­crip­tibles (…)” (Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, article pre­mier). L’ ”opti­misme” des phi­lo­sophes du 18è a placé le bon­heur dans le déve­lop­pe­ment des Lumières, c’est-à-dire la connais­sance et l’in­tel­li­gence certes, mais aussi le pro­grès tech­nique, l’é­du­ca­tion, l’hy­giène, et bien sûr le confort. Rousseau insiste notam­ment sur le fait que l’é­du­ca­tion doit contri­buer au bon­heur, c’est-à-dire au plein épa­nouis­se­ment de l’enfant…

3) Un idéal maté­ria­liste ? La socié­té de consom­ma­tion et les para­doxes de l’individualisme

- Il est un peu para­doxal d’évoquer un « idéal maté­ria­liste » : ces termes semblent oppo­sés. Mais le rêve huma­niste d’un bon­heur pour tous a été véhi­cu­lé en même temps par une concep­tion éga­li­ta­riste de l’homme. En effet, pour être com­pa­tible avec l’idée de l’égalité, il faut que bon­heur soit par­ta­geable, et pour qu’il soit par­ta­geable, il faut qu’il soit mesu­rable ! Il faut que ce soit du bien-être mesu­rable, bref essen­tiel­le­ment du confort maté­riel. …La civi­li­sa­tion ou la socié­té dite « de consom­ma­tion » a évo­lué non seule­ment du côté de l’utile, mais évi­dem­ment du côté de l’utile maté­riel. Le Bien se réduit aux biens (c’est l’utilitarisme), et les biens se ramènent aux biens maté­riels (c’est le maté­ria­lisme)…
- A la ques­tion que cha­cun se pose légi­ti­me­ment : qu’est-ce que le bon­heur pour moi ? la socié­té mar­chande répond à notre place. Elle le fait en nous sol­li­ci­tant, en nous pro­po­sant tou­jours quelque chose. Tout se passe comme si l’on cher­chait à nous assu­rer du bon­heur en nous assu­rant contre le mal­heur, en fai­sant en sorte que nous ne man­quions de rien. Peut-on vrai­ment croire que la consom­ma­tion et la consu­ma­tion de plus en plus rapide des biens maté­riels puisse reve­nir au bon­heur ? D’une cer­taine façon le consu­mé­risme fonc­tionne comme un Surmoi nous com­man­dant de consom­mer et de jouir de tous les biens pos­sibles : ver­sion consu­mé­riste et post-moderne de l’ ”homme de bien” ! (Voir ici le héros du film Fight-club, oppo­sant à la fadeur de la socié­té de consom­ma­tion un indi­vi­dua­lisme for­ce­né quelque peu violent…)
- Cela signi­fie très clai­re­ment que la socié­té pense pour nous l’idéal du bon­heur. Cela signi­fie que si l’on s’en tient à cette concep­tion à la fois idéo­lo­gique et maté­ria­liste du bon­heur, il y a de grandes chances pour que nous ayons tous le même idéal du bon­heur ! Lorsque Kant écri­vait que le bon­heur est un idéal de l’imagination, comme quelque chose de per­son­nel, il n’avait sans doute pas prévu que cet idéal une fois dépos­sé­dé de toute réfé­rence à la mora­li­té jus­te­ment, deve­nu inévi­ta­ble­ment maté­ria­liste, devien­drait une sorte de stan­dard pré­vi­sible et col­lec­tif.
- Conséquence : c’est au moment où nous sommes le plus influen­cés par un modèle du bon­heur – modèle maté­ria­liste – que nous sommes, et que nous nous décla­rons le plus indi­vi­dua­liste ! Pas au sens nietz­schéen de la puis­sance et de l’originalité, mais au sens du consom­ma­teur égoïste et mimé­tique. Paradoxalement la socié­té de consom­ma­tion pousse à l’individualisme, mais elle nous y pousse tous ensemble, à la manière d’un trou­peau (comme dirait Nietzsche). C’est au moment où le désir de sin­gu­la­ri­té est le plus fort que l’u­ni­for­mi­sa­tion sociale est por­tée éga­le­ment à son comble. Chacun veut vivre sa vie et conce­voir le bon­heur à sa manière propre au moment même où tout le monde pré­ci­sé­ment rêve à peu près de la même chose (parce que nous rêvons via la “matrice” consu­mé­riste qui nous fait rêver, qui veille sur nos rêves en quelque sorte !). Cet individualisme-là n’est pas spé­cia­le­ment ce qu’on appelle l’au­to­no­mie.
- Ces dérives étaient pré­vi­sibles (uti­li­ta­ristes, maté­ria­listes, indi­vi­dua­listes) dès l’instauration de ce fameux « droit au bon­heur », cette noble idée selon laquelle le gou­ver­ne­ment doit veiller au bon­heur du peuple. Mais peut-on se lais­ser impo­ser une idée du bon­heur par la socié­té, par l’Etat, par les mar­chands ?
En vou­lant réa­li­ser le bon­heur des gens, ne provoque-t-on pas le mal­heur en sacri­fiant leur liber­té ?
- Alors faut-il renon­cer à l’i­déal du bon­heur si la socié­té est inca­pable de nous faire rêver autre­ment, vrai­ment ? Ne faut-il pas recher­cher les condi­tions d’un bon­heur réel, concret et pré­sent (et non plus idéal, abs­trait et absent), dont nous pour­rions être les pre­miers arti­sans ? Peut-être avons-nous trop vite écar­té l’im­por­tance du vécu, du res­sen­ti, par exemple de la joie, en vou­lant nous concen­trer sur les “rai­sons” et les idéaux.

IV – JOIE, BONHEUR ET CREATION : l’autonomie créa­trice, un bon­heur accessible

1) Qu’est-ce que la joie ?

- Jusqu’à pré­sent nous n’avions pas abor­dé l’é­tat de joie parce que le bon­heur nous sem­blait un idéal, donc fina­le­ment tout le contraire d’un vécu. La joie au contraire est un vécu. Mais nous avions défi­ni le bon­heur comme un état de satis­fac­tion com­plète et durable : cela ne défi­nit pas spé­cia­le­ment la joie. La joie est bien un état, mais un état dyna­mique, non sta­tique comme le bon­heur. Un état qui ne dure pas bien long­temps : à la limite, trop de joie fatigue (pro­ba­ble­ment parce qu’il y a une espèce de consan­gui­ni­té entre la joie et la jouis­sance) !
Demandons-nous au moins si la joie ne serait pas comme un ingré­dient déter­mi­nant du bon­heur. La joie, si modeste, serait-elle le secret du bon­heur, voire la solu­tion au pro­blème phi­lo­so­phique du bon­heur ? D’abord ce sen­ti­ment a le mérite de durer, non certes parce qu’il s’étale dans le temps mais parce qu’il se répète et s’entretient. Une joie répé­tée ne fait-elle pas, en quelque manière, un bon­heur durable ? Alors que l’idéal du bon­heur réside dans un ave­nir plus ou moins uto­pique, ou bien se terre dans un passé plus ou moins mythique, la joie appar­tient au pré­sent. Elle est tout entière pré­sente parce qu’elle tout entière vécue. Elle est une inten­si­té vécue. Ne créons-nous pas de cette manière une sorte de dis­po­si­tion per­ma­nente au bon­heur ? Peut-on faire de la joie une sorte de prin­cipe éthique ? Ce n’est pas qu’il existe un devoir d’être joyeux (ce serait quand même un peu fort !), mais quand on a connu la joie on n’a aucune rai­son de ne pas sou­hai­ter son retour et donc de tout faire dans ce sens. Faire quoi ? Qu’est-ce qui met en joie ?

- N’est-ce pas d’abord, tout sim­ple­ment, la contem­pla­tion de la beau­té ? Il serait illo­gique de ne pas relier le concept de beau­té et celui de bon­heur. La beau­té nous emplit de joie, et s’habituer à la contem­pler peut nous mener au bon­heur. Bien enten­du nous sommes por­tés à aimer ce que nous trou­vons beau, que cela soit une chose ou un être, une per­sonne. Vivre chaque ins­tant de sa vie avec la per­sonne qu’on aime, parce que nous la trou­vons belle (dans tous ses aspects) : quelle défi­ni­tion plus simple et plus convain­cante du bon­heur ? Certes il y a des beau­tés sen­sibles et des beau­tés plus intel­lec­tuelles : les œuvres créées com­binent les deux aspects, et contem­pler peut être un acte com­plexe qui ne se ramène pas à la pas­si­vi­té. D’où l’idée que la joie serait liée aussi et sur­tout à la créa­tion et pas seule­ment à la contem­pla­tion (de la beau­té) (cf. §3).

2) Joie, connais­sance et auto­no­mie selon Spinoza

- Selon Spinoza l’homme est capable de per­fec­tions, d’ac­qué­rir des per­fec­tions, et c’est la rai­son prin­ci­pale pour laquelle il éprouve de la joie : “La joie est le pas­sage de l’homme d’une moindre à une plus grande per­fec­tion…”. Insistons sur le mot “pas­sage” car la joie est moins un état, fina­le­ment, qu’un mou­ve­ment dyna­mique, un trans­port de l’âme tout entière essen­tiel­le­ment pas­sa­ger. Par ailleurs Spinoza pri­vi­lé­gie ce que Descartes appe­lait déjà la “joie intel­lec­tuelle”, indi­quant que c’est la connais­sance, ou plu­tôt donc l’ac­crois­se­ment des connais­sances qui pro­cure la joie.
- C’est bien le savoir, la connais­sance, qui consti­tue la vraie liber­té, l’au­to­no­mie, le bon­heur et en même temps la seule digni­té de l’homme. C’est pour­quoi du point de vue de Spinoza il n’y a pas de dif­fé­rence entre le devoir, la morale, et l’é­thique du bon­heur. « Autant que le com­porte la vertu humaine [l’homme libre] s’efforcera de bien agir et d’être dans la Joie » (Eth. IV, 50, sc ). Ce « bien agir » est la recherche de ce que Spinoza nomme « l’utile propre », il ne s’agit pas de biens empi­riques, ima­gi­naires et alié­nants comme « les plai­sirs, les hon­neurs et les richesses. L’utile propre est au contraire un bien qui accroît réel­le­ment la puis­sance d’exister de l’individu. C’est le rôle de la rai­son de défi­nir de tels biens. C’est la connais­sance qui rend pos­sible la réa­li­sa­tion de soi selon son Désir. Le niveau le plus intense de cette joie est la « satis­fac­tion de soi », elle est « la joie qu’accompagne l’idée d’une cause inté­rieure » (Eth. III, 30). La “cause inté­rieure” désigne tout ce qui pro­vient de soi (par oppo­si­tion à toutes les formes de dépen­dance, d’a­lié­na­tions). Cela défi­nit pro­pre­ment l’autonomie, la vraie liber­té.
- L’existence auto­nome, joyeuse et ration­nelle est donc sa propre récom­pense, elle n’est pas le fruit d’un cal­cul, elle est l’expression même de l’individu lorsqu’il a atteint la meilleure réa­li­sa­tion de soi et la plus haute satis­fac­tion. Une volon­té “bonne” (Kant) ou “droite” (stoï­ciens), en bref la vertu n’est pas la cause de la joie, la vertu est la joie qui est sa propre cause. Et la vertu ne consiste pas à répri­mer ses dési­rs : « La Béatitude n’est pas la récom­pense de la vertu mais la vertu même ; et nous n’en éprou­vons pas la joie parce que nous répri­mons nos dési­rs sen­suels, c’est au contraire parce que nous en éprou­vons la joie que nous pou­vons répri­mer ces dési­rs » écrit Spinoza en Eth. V, 42. La joie a beau se situer au-delà du sen­suel, elle ne nous inter­dit pas et ne nous dis­pense pas (tota­le­ment) de la jouis­sance sen­suelle qui conserve sa légi­ti­mi­té, voire sa néces­si­té. Joie et jouis­sance sont des termes proches, mais le second conserve une conno­ta­tion indé­nia­ble­ment sexuelle qui en limite la por­tée.
- Mieux que la jouis­sance, la connais­sance débouche sur la béa­ti­tude. En effet la joie qui est atteinte au plus haut som­met de la connais­sance se déploie comme une sagesse constante. Il n’y a donc pas de vraie dif­fé­rence de nature entre joie (pas­sage) et béa­ti­tude (but), sim­ple­ment vient un moment où la joie n’est plus sus­cep­tible de s’accroître, elle demeure : « Et si la Joie consiste dans le pas­sage à une per­fec­tion plus grande, la Béatitude doit certes alors consis­ter, pour l’Esprit, à pos­sé­der la per­fec­tion même » (Eth. IV, 33, sc).
- En même temps cette recherche de l’utile propre est éga­le­ment éloi­gnée de l’égoïsme. Spinoza accorde en effet une place pré­pon­dé­rante à autrui. L’accord avec autrui fait par­tie de la féli­ci­té. Cet accord sera ins­tau­ré par la rai­son et donc seule une éthique ration­nelle en est capable. C’est dire que la vertu est éga­le­ment géné­ro­si­té : « Le bien que tout homme recher­chant la vertu pour­suit pour lui-même, il le dési­re­ra aussi pour les autres… » (Eth. IV, 37).
Ainsi joie, vertu et connais­sance sont-elles étroi­te­ment liées. Ensemble, elles forment le bon­heur. Ensemble, elles forment la sagesse.

3) De la joie au bon­heur, via la création

- Donc selon Spinoza la seule véri­table auto­no­mie et la seule liber­té, la seule joie et la seule béa­ti­tude résident dans la liber­té et dans la joie de pen­ser. Mais pen­ser n’est pas vrai­ment une fin en soi… Il faut bien avoir réa­li­sé quelque chose, avoir créé une œuvre, intel­lec­tuelle, vivante ou maté­rielle pour éprou­ver cette joie de contem­pler. Par exemple le grand-père contemple avec joie ses petits-enfants qui sont pour lui comme un résul­tat et un pro­lon­ge­ment, et un espoir par rap­port à sa propre exis­tence.
Créer et/ou fécon­der consti­tue sans doute un bon­heur plus réa­liste que de viser pour soi-même l’immortalité bio­lo­gique (fan­tasme qui, même s’il se réa­li­sait, ne garan­ti­rait en rien le bon­heur, et pour­rait même virer à l’enfer !).
Il y a semble-il un lien très étroit entre l’ac­tion de créer et le fait d’é­prou­ver de la joie. Celle-ci ne réside pas seule­ment dans la béa­ti­tude (le bon­heur au sens strict) de la contem­pla­tion de l’œuvre réus­sie, elle est pré­sente dès l’ef­fort de créa­tion, comme condi­tion, exci­ta­tion, moteur et sub­stance même de cette créa­tion. Dans la créa­tion (artis­tique ou autre) nous res­sen­tons une puis­sance de faire et d’être qui ne peut que nous trans­por­ter de joie, parce que nous créons jus­te­ment l’être, parce que nous don­nons l’exis­tence… Le pas­sage de l’in­di­vi­duel au col­lec­tif s’ef­fec­tue exem­plai­re­ment par le miracle de la créa­tion.
Nous don­nons à lire, pour ter­mi­ner, ce texte de Henri Bergson qui peut bien se pas­ser de commentaire :

“Les phi­lo­sophes qui ont spé­cu­lé sur la signi­fi­ca­tion de la vie et sur la des­ti­née de l’homme n’ont pas assez remar­qué que la nature a pris la peine de nous ren­sei­gner là-dessus elle-même. Elle nous aver­tit par un signe pré­cis que notre des­ti­na­tion est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plai­sir. Le plai­sir n’est qu’un arti­fice ima­gi­né par la nature pour obte­nir de l’être vivant la conser­va­tion de la vie ; il n’indique pas la direc­tion où la vie est lan­cée. Mais la joie annonce tou­jours que la vie a réus­si, qu’elle a gagné du ter­rain, qu’elle a rem­por­té une vic­toire : toute grande joie a un accent triom­phal. Or, si nous tenons compte de cette indi­ca­tion et si nous sui­vons cette nou­velle ligne de faits, nous trou­vons que par­tout où il y a joie, il y a créa­tion : plus riche est la créa­tion, plus pro­fonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, phy­si­que­ment et mora­le­ment. Le com­mer­çant qui déve­loppe ses affaires, le chef d’usine qui voit pros­pé­rer son indus­trie, est-il joyeux en rai­son de l’argent qu’il gagne et de la noto­rié­té qu’il acquiert ? Richesse et consi­dé­ra­tion entrent évi­dem­ment pour beau­coup dans la satis­fac­tion qu’il res­sent, mais elles lui apportent des plai­sirs plu­tôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sen­ti­ment d’avoir monté une entre­prise qui marche, d’avoir appe­lé quelque chose à la vie. Prenez des joies excep­tion­nelles, celle de l’artiste qui a réa­li­sé sa pen­sée, celle du savant qui a décou­vert ou inven­té. Vous enten­drez dire que ces hommes tra­vaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus vives de l’admiration qu’ils ins­pirent. Erreur pro­fonde ! On tient à l’éloge et aux hon­neurs dans l’exacte mesure où l’on n’est pas sûr d’avoir réus­si. […] Mais celui qui est sûr, abso­lu­ment sûr, d’a­voir pro­duit une œuvre viable et durable, celui-là n’a plus que faire de l’é­loge et se sent au-dessus de la gloire, parce qu’il est créa­teur, parce qu’il le sait, et parce que la joie qu’il éprouve est une joie divine.” (Henri Bergson, L’Energie spi­ri­tuelle, éd. Alcan, p. 24 – 25)

Conclusion : le sens de la vie

- Qu’est-ce qu’une belle vie ? Si l’on en croit Bergson, une vie consa­crée à la créa­tion, une vie au ser­vice de la vie, donc logi­que­ment une vie menée dans la joie qui accom­pagne toute créa­tion et toute réa­li­sa­tion per­son­nelle. Mais aussi une vie que l’on puisse consi­dé­rer avec fier­té, avec le sen­ti­ment d’a­voir vécu sans être passé “à côté” de sa vie, d’a­voir été libre, de ne rien regret­ter…
La vie peut être belle parce qu’elle est admi­rable, et donc exci­tante, ou plus sim­ple­ment parce qu’elle est agréable ; les deux ne coïn­cident pas mais ne s’ex­cluent pas néces­sai­re­ment. Et donc fina­le­ment une belle vie est aussi une vie réus­sie !
- Qu’est-ce que, plus pré­ci­sé­ment, réus­sir sa vie ? La notion de “réus­site” peut sem­bler réduc­trice : elle conduit à pen­ser que le bon­heur serait insé­pa­rable, non seule­ment d’une vie mora­le­ment bonne (ce que nous avons éta­bli plu­sieurs fois en assi­mi­lant devoir et bon­heur, par exemple la vertu et la joie avec Spinoza), mais aussi d’un accom­plis­se­ment, une réa­li­sa­tion noble, une œuvre… Passons sur une ver­sion plus tri­viale, sociale ou pro­fes­sion­nelle de la “réus­site” : hon­neurs et richesses ne pro­curent pas une véri­table joie.
- Ayant écar­té la notion de jouis­sance et la simple idée (trop simple ?) de “jouir de la vie”, au pro­fit de la joie, nous voilà encore obli­gés de lui accor­der sens et valeur. Avoir “fait quelque chose de sa vie”, avoir mené une action ou avoir créé une œuvre, ou sim­ple­ment avoir fait quelque chose de durable, ou même avoir contem­plé la Beauté sous des formes diverses : il y a mille et une manière d’a­voir “réus­si” sa vie, c’est-à-dire de lui avoir donné un sens.
Quant à savoir si la vie est agréable et joyeuse, concrè­te­ment heu­reuse, il semble bien dif­fi­cile de sépa­rer la sen­sa­tion esthé­tique de la “beau­té de la vie” de tout sen­ti­ment moral de gran­deur. Donner du goût à la vie revient à lui don­ner un prix et réci­pro­que­ment. Ce mélange de saveur et de gran­deur, de bon­heur et de valeur, voilà peut-être ce que l’on peut nom­mer dans ses mul­tiples sens le “sens de la vie”.

Didier Moulinier

Et si vous chan­giez d’air ?Introduction

Le « Bien » est, en géné­ral, la fina­li­té de toute action pos­sible. Les hommes cherchent natu­rel­le­ment le bien pour eux : même le « méchant » pense faire le bien, si ce n’est pour autrui, au moins pour lui-même.
Certains hommes cherchent le bien pour eux-mêmes et pour les autres. Mais tous les hommes ne le devraient-ils pas ? C’est ici qu’interviennent des termes comme éthique, mœurs, mora­li­té, et aussi devoir. Ces expres­sions sont proches et leur signi­fi­ca­tion peut varier en fonc­tion des époques et des contextes. Il y a d’abord une morale sociale, impré­gnée de valeurs reli­gieuses, tra­di­tion­nelles, locales, cou­tu­mières : c’est ce qu’on appelle les « mœurs » (les « bonnes mœurs »), très variables d’une région à l’autre. Ce sont avant tout des règles socia­le­ment contrai­gnantes, non écrites, trans­mises via l’éducation, aux­quelles il vaut mieux se confor­mer pour être « inté­gré » dans la com­mu­nau­té. Il y a ensuite l’éthique et la morale, deux concepts qui ren­voient à des convic­tions et à des valeurs à la fois plus per­son­nelles et plus réflé­chies, donc ration­nelles et pré­ten­dant à ce titre à une cer­taine uni­ver­sa­li­té (valant pour tous). La mora­li­té ren­voie plu­tôt à la conscience inté­rieure que cha­cun se forme de son « devoir », un impé­ra­tif qui doit pri­mer abso­lu­ment sur les ten­dances per­son­nelles, et qui iden­ti­fie le « bien » suprême au mérite.
La ques­tion morale par excel­lence est donc : qu’est-ce que faire le bien (de bonnes actions), et par exten­sion, qu’est-ce qu’être quelqu’un de bien (une bonne per­sonne) ? Mais faire son devoir, donc être quelqu’un de bien mora­le­ment, cela peut-il nous appor­ter le bon­heur ? En effet être quelqu’un de bien, ce n’est pas seule­ment être rai­son­nable et volon­taire en veillant sur soi et sur les autres (autre­ment dit, être moral) ; n’est-ce pas aussi incar­ner ce « bien » dans sa per­sonne dura­ble­ment et donc d’une cer­taine façon « réus­sir sa vie » (trou­ver le bon­heur), voire être une « belle per­sonne » (à la fois « bonne » et heu­reuse, rayon­nante), voire vivre libre comme un « sage » libé­ré de toute contrainte ?

En effet il est dif­fi­cile de sépa­rer le Bien moral et le Bonheur, même si les deux concepts dif­fèrent. “Tous les hommes cherchent le bon­heur”, dit Aristote, jus­te­ment parce que le bon­heur repré­sente en géné­ral l’en­semble des biens sou­hai­tables… Le Bonheur pour­rait se défi­nir comme la satis­fac­tion com­plète et durable de tous nos dési­rs, ou à défaut des plus impor­tants. C’est en quoi il faut le dis­tin­guer des simples plai­sirs pas­sa­gers, et peut-être même de la joie. On le consi­dère en géné­ral comme le but de la vie, voire comme l’équivalent d’une « vie réus­sie ». Mais qu’est-ce qu’une vie réus­sie, une belle vie ? Ce qui repré­sente pour moi la réus­site peut bien repré­sen­ter l’échec pour un autre !
L’étymologie ne nous aide guère, puisqu’elle fait remon­ter le bon­heur à l’idée de chance : « bonne-heure », bonne nou­velle, « mal-heure », mau­vaise nou­velle… Comment pourrions-nous faire du bon­heur l’objet d’une réflexion phi­lo­so­phique s’il se ramène à une affaire de chance ? Mais cette voie est celle de la superstition.

Concernant la dif­fi­cile conci­lia­tion entre Bonheur et Bien moral, nous pro­po­sons de frayer entre plu­sieurs théo­ries afin d’aboutir à une solution.

- I – D’abord la posi­tion des Anciens, qui réunissent dans leur éthique de la « vertu » ces trois fina­li­tés essen­tielles que sont le Bien moral, le Bonheur et la Liberté. Ils consi­dèrent en effet qu’il faut être quel­qu’un de “bien”, de ver­tueux, pour “réus­sir sa vie” et ainsi être heu­reux. Mais au prix d’une éthique éli­tiste et plu­tôt indi­vi­dua­liste : il faut être sage et phi­lo­sophe pour être quelqu’un de bien.
- II – Sous l’influence du chris­tia­nisme, les phi­lo­sophes modernes pro­posent une morale à la fois plus altruiste, plus uni­ver­sa­liste et plus démo­cra­tique. La morale consiste à faire son Devoir en res­pec­tant des prin­cipes uni­ver­sels. Par ailleurs ils voient éven­tuel­le­ment dans le bon­heur une récom­pense mais non une consé­quence méca­nique de la conduite ver­tueuse. Pour Kant notam­ment il faut d’abord faire son devoir (par res­pect pour l’humanité) et pen­ser au bon­heur ensuite (par inté­rêt per­son­nel).
- III – Puis, à l’époque des Lumières, le bon­heur vient à être consi­dé­ré comme un droit pour tous, auquel la socié­té doit pour­voir. Comment à nou­veau réunir les condi­tions du bon­heur (le mien) et les condi­tions de la mora­li­té (le Bien de tous) ? Peut-on vrai­ment être heu­reux si les autres sont dans le mal­heur ? L’idée du bon­heur ne dépend-elle pas jus­te­ment d’un Idéal huma­niste, moral aussi bien, qui pour­rait unir tous les hommes ? Mais ce bon­heur, pour être par­ta­geable jus­te­ment, ne risque-t-il pas de deve­nir trop maté­ria­liste et donc, para­doxa­le­ment, trop indi­vi­dua­liste ?
- IV – Cependant par défi­ni­tion un idéal n’est qu’une pro­jec­tion, un rêve irréa­li­sable. Dans ces condi­tions, pour­quoi ne pas recher­cher en soi-même les condi­tions d’une “belle vie”, une vie joyeuse et heu­reuse ici-même et main­te­nant ? Le bon­heur est-il un but dans la vie (ce que semble sous-entendre l’ex­pres­sion “réus­sir sa vie”, avec l’i­dée d’ac­com­plir quelque chose, de se réa­li­ser, etc.) ou sim­ple­ment une manière de vivre (ce que laisse entendre plus sim­ple­ment mais énig­ma­ti­que­ment l’ex­pres­sion : “belle vie”), en essayant de pro­lon­ger la joie ? Et qu’est-ce qui pro­cure par excel­lence de la joie ? N’est-ce pas la créa­tion, le fait d’œuvrer pour soi et pour les autres, en leur don­nant les condi­tions pour être à leur tour des créa­tifs ? Et ne serait-ce pas alors une manière de rejoindre l’éthique ?

I – L’EUDEMONISME ANTIQUE : LE BIEN ET LE BONHEUR DANS LA VERTU

1) La « vertu » ou l’excellence même

- La vertu se dit vir­tus en latin, c’est-à-dire la force (vis) d’âme ou le cou­rage fai­sant qu’un homme se condui­ra en héros (vir) valeu­reux et donc méri­tant. Dans un sens plus géné­ral vir­tus signi­fie la « pro­prié­té de » ou la « qua­li­té de » (on dit « en vertu de »), le fait jus­te­ment pour un être de pos­sé­der ces qua­li­tés. Virtus a donné éga­le­ment vir­tua­li­té, syno­nyme de « puis­sance » (par oppo­si­tion à « acte »), soit la capa­ci­té à déve­lop­per des poten­tia­li­tés. Bref la vertu est une richesse poten­tielle. Être ver­tueux est donc une manière d’être qua­li­ta­tive qui nous rend capable de réa­li­ser de belles choses. Mais la vertu n’est pas innée comme le don, elle se tra­vaille, elle se cultive.
- “La vertu est l’habitude du bien”, dit sim­ple­ment Aristote. La dis­po­si­tion au bien, à faire le bien, voire à bien-faire les choses. La vertu peut s’appliquer à toute action bonne et pas seule­ment aux “bonnes actions”, au sens stric­te­ment moral et altruiste du terme. Bref, la vertu, au sens grec, est l’excellence. C’est la vertu, l’excellence en toute chose qui fait de nous des hommes heu­reux, libres, sociables, et fina­le­ment sages.
- Mais com­ment apprend-on la vertu ? En exer­çant sa rai­son. La vertu relève d’une démarche essen­tiel­le­ment phi­lo­so­phique. Certes il est pos­sible d’apprendre de ses maîtres, de ses amis s’ils sont eux-mêmes ver­tueux, voire de les imi­ter, mais fon­da­men­ta­le­ment il suf­fit d’exercer sa rai­son par soi-même et de s’y appli­quer sans relâche. La rai­son nous fait décou­vrir la nature même des choses, de sorte que vivre selon la rai­son (par oppo­si­tion aux pas­sions) et vivre en confor­mi­té avec la nature sont une seule et même chose. C’est cela même être ver­tueux ou être « quelqu’un de bien ». On y gagne à la fois la liber­té et le bon­heur. Toute l’éthique phi­lo­so­phique des Anciens se résume en ce point.
- D’un point de vue expli­ci­te­ment moral, il est une vertu par­ti­cu­liè­re­ment impor­tante pour Aristote, c’est la pru­dence. Éminemment ration­nelle, mais pra­tique et non théo­rique, elle est en effet la facul­té de choi­sir le « juste milieu » dans des cir­cons­tances concrètes chaque fois dif­fé­rentes et en par­tie impré­vi­sibles. Il s’a­git donc d’une facul­té de ratio­na­li­té essen­tiel­le­ment liée à la contin­gence de notre monde : elle guide nos actes, nos déci­sions, elle s’enseigne aussi et se révèle d’un pré­cieux secours dans le domaine poli­tique. Ainsi l’homme de bien, qui pos­sède cette vertu de pru­dence, fait le bien autour de lui et dans la Cité.
- Notons enfin que sous l’influence d’une morale chré­tienne plus ou moins puri­taine, la vertu au sens grec d’excellence est deve­nue syno­nyme d’obéissance, elle devient la pro­prié­té d’un être se condui­sant selon les règles de la morale reli­gieuse, fuyant notam­ment le péché de chair (inver­se­ment on par­le­ra de « femme de petite vertu » à pro­pos d’une pros­ti­tuée – il n’y a pas d’équivalent mas­cu­lin… comme par hasard.)

2) Les doc­trine eudémonistes

a. L’eudémonisme : définition

- L’eudémonisme (du grec eudai­mon : heu­reux) est cette doc­trine selon laquelle le Bien suprême n’est rien d’autre que le bon­heur. Cette doc­trine est conforme à la concep­tion (antique) de la phi­lo­so­phie comme sagesse, comme art de vivre. Pour qua­si­ment tous les phi­lo­sophes anciens, le bon­heur, fin de l’action, appa­raît comme un accord réflé­chi entre l’homme et les choses, entre l’homme et la Nature. “Vivre heu­reux et vivre confor­mé­ment à la Nature sont une seule même chose” écrit Sénèque. Celui qui vit selon la Nature et qui se conforme à sa nature propre – dûment décou­verte par la rai­son –, celui-là est ver­tueux et ne manque de rien par défi­ni­tion ; il s’ac­com­plit alors plei­ne­ment et mène une vie épa­nouie. L’eudémonisme voit donc le bon­heur comme le résul­tat d’une vie entiè­re­ment ver­tueuse, un état certes acces­sible dans cette vie, quoique réser­vé aux “sages”…
Il y a plu­sieurs doc­trines eudé­mo­nistes. Schématiquement, dis­tin­guons celle d’Aristote, l’épicurisme, et le stoïcisme.

b. Aristote : le bon­heur est dans le savoir et la contemplation

Pour Aristote, le bon­heur réside dans la vie contem­pla­tive, une vie consa­crée à la connais­sance. Pour lui, c’est la plus grande vertu, et l’homme savant est natu­rel­le­ment un homme de bien. Aristote : “S’il est vrai que le bon­heur est l’activité conforme à la vertu, il est de toute évi­dence que c’est celle qui est conforme à la vertu la plus par­faite, c’est-à-dire celle de la par­tie de l’homme la plus haute. (…) Ce qui est propre à l’homme, c’est donc la vie de l’esprit, puisque l’esprit consti­tue essen­tiel­le­ment l’homme. Une telle vie est éga­le­ment par­fai­te­ment heu­reuse”. Le bon­heur consiste donc dans l’activité la plus par­faite de l’homme, c’est-à-dire dans la vie contem­pla­tive qui est la plus confor­mé avec sa nature d’ ”ani­mal ration­nel”. Aristote dis­tingue trois sortes de vie : les vies vouées à la sub­sis­tance, les vies vouées à l’ac­tion, et les enfin les vies vouées à la connais­sance. S’il est vrai que “l’homme désire natu­rel­le­ment savoir”, que le désir de savoir est son désir prin­ci­pal, et s’il est vrai que le bon­heur consiste dans la satis­fac­tion des prin­ci­paux dési­rs, alors la cor­ré­la­tion entre bon­heur et connais­sance paraît assez évi­dente. Inversement, l’on peut pen­ser que le mal­heur pro­vient essen­tiel­le­ment de la frus­tra­tion de ne pas com­prendre, sans comp­ter les mau­vais choix et les mau­vaises actions induites par l’i­gno­rance. Par ailleurs ce qui fait la digni­té de la connais­sance, et sa supé­rio­ri­té sur les simples plai­sirs, c’est sa constance et sa durée. La connais­sance (en tant que “contem­pla­tion”, à la “grecque”!, pas en tant que “recherche scien­ti­fique” au sens moderne) serait la ver­sion humaine et ter­restre de la béa­ti­tude divine…

c. L’épicurisme ou l’hédonisme : le bon­heur est dans la réa­li­sa­tion des plai­sirs (natu­rels)

- L’hédonisme (de hedon : plai­sir) est cette doc­trine eudé­mo­niste qui assi­mile, non seule­ment le bien avec le bon­heur, mais encore le bon­heur avec l’en­semble des plai­sirs natu­rels. Cela n’est pas syno­nyme de débauche mais au contraire, là encore, de vertu : modé­ra­tion et dis­cer­ne­ment. Ainsi pen­sait Epicure et ses dis­ciples. Le sage épi­cu­rien veut réa­li­ser un accord et une har­mo­nie avec un monde pure­ment maté­riel et formé d’atomes. Or le propre de tout être natu­rel (ou maté­riel) est de recher­cher la satis­fac­tion. Une vie heu­reuse est donc, pour Épicure et ses dis­ciples, une vie consa­crée aux plai­sirs natu­rels (étant enten­du qu’il existe des plai­sirs non natu­rels, et donc nocifs, et aussi des plai­sirs exces­sifs qui se retournent en dou­leurs). La vertu consiste pré­ci­sé­ment à savoir trier les bons et les mau­vais dési­rs, ceux qui sont néces­saires pour une vie heu­reuse, et les autres (qui sont super­flus et nui­sibles). La sagesse ou le bon­heur consiste à trou­ver à la fois la santé du corps et la tran­quilli­té de l’âme (ata­raxie) : une vie de plai­sir, ou plu­tôt d’absence de dou­leurs, mesu­rée, et sobre.

d. Antithèse : le stoï­cisme. La vertu suf­fit au bonheur

- Mais les stoï­ciens contestent cette impor­tance accor­dée par les épi­cu­riens au plai­sir. Pour eux la vertu réside plus dans la droi­ture et dans la force de la volon­té, et cette vertu suf­fit au bon­heur. La recherche du plai­sir ne conduit pas au bon­heur, car le plai­sir est à la fois incon­sis­tant (déce­vant) et éphé­mère (trom­peur) : le plai­sir arri­vé à son plus haut point s’évanouit ; il ne tient pas une grande place, c’est pour­quoi il la rem­plit vite ; puis vient l’ennui, et après un pre­mier élan le plai­sir se flé­trit. Et la vertu vaut mieux que le plai­sir : « (…) il y a des mal­heu­reux à qui le plai­sir ne fait pas défaut, et même dont le plai­sir cause le mal­heur (…), mais la vertu existe sou­vent sans le plai­sir et n’a jamais besoin de lui. » (Sénèque). « La vertu suf­fit au bon­heur », écrit Diogène Laërce, tan­dis que les dési­rs et les plai­sirs nous en éloignent. Ce qu’il faut com­battre, la cause de tous nos mal­heurs, c’est la tyran­nie des dési­rs qui entre­tient l’é­tat de manque. La plé­ni­tude inté­rieure sup­pose donc de s’af­fran­chir des dési­rs et des pas­sions. Au fond, le stoï­cisme se pré­sente moins comme une recherche du bon­heur que comme une recherche en soi de la vertu : il y a une nuance.

Ce qui nous rap­proche peu à peu d’une autre doc­trine, reli­gieuse celle-ci, qui allait radi­ca­le­ment bou­le­ver­ser cette concep­tion du bon­heur et du Bien : le chris­tia­nisme. Le chris­tia­nisme va accré­di­ter l’i­dée selon laquelle le bon­heur ici-bas n’existe point. La reli­gion pro­met seule­ment le para­dis, dans l’au-delà, à ceux qui sau­ront le méri­ter. A la dif­fé­rence de la sagesse phi­lo­so­phique grecque, la reli­gion chré­tienne accorde cette espé­rance à chaque mor­tel : il n’est pas besoin d’être un sage accom­pli pour être “quel­qu’un de bien” et ainsi méri­ter le bon­heur. Une vie chré­tienne suf­fit. Pour les phi­lo­sophes modernes, mar­qués par le chris­tia­nisme, le bon­heur devient ainsi un « idéal » (loin­tain, par­fois uto­pique) et plus seule­ment une « pra­tique » (pré­sente) à la por­tée du sage. Tandis qu’en guise de vertu, on par­le­ra plus volon­tiers de mora­li­té, mais cette mora­li­té qui apporte certes du mérite n’apporte pas néces­sai­re­ment le bon­heur dans cette vie.

II – LA MORALE DU DEVOIR SELON KANT : LE DEVOIR AVANT TOUT

1) Distinguer Devoir et bon­heur : la mora­li­té dans la conscience et la raison

- “Si tous les hommes recherchent d’être heu­reux” (Pascal), il s‘en faut de beau­coup qu’ils s’accordent sur une défi­ni­tion com­mune du bon­heur. « S’il est vrai que tout hommes sou­haite y par­ve­nir, il ne peut cepen­dant dire d’une façon déter­mi­née et cohé­rente, ce que véri­ta­ble­ment il sou­haite et veut ». Kant fait remar­quer que le bon­heur n’est qu’un idéal de l’imagination (cf plus bas), non ration­nel et tou­jours sub­jec­tif, et qu’au mieux la “morale du bon­heur” eudé­mo­niste ne contient pas des règles mais des conseils (facul­ta­tifs, non nor­ma­tifs), et tout au plus des impé­ra­tifs tech­niques por­tant sur les moyens et jamais sur les fins. Au contraire du bon­heur, les devoirs moraux cherchent néces­sai­re­ment à s’accorder entre eux.
- Il faut donc retrou­ver le sens évident et simple de la mora­li­té, plus sûre et plus impor­tante qu’un bon­heur aléa­toire. Partant du mot de Pascal : “La vraie morale se moque de la morale”, Lalande explique : « La vraie morale, n’est-ce pas ici le sen­ti­ment vif et juste, l’évidence inté­rieure du bien et du mal ? Et la morale dont elle se moque, ce peut être soit l’ensemble rou­ti­nier des règles de morale tra­di­tion­nelles (les « mœurs »), soit plu­tôt la spé­cu­la­tion morale des phi­lo­sophes ». « Il suf­fit, pré­cise Kant, de consi­dé­rer la rai­son humaine, sans rien apprendre le moins du monde de nou­veau, la rendre atten­tive à son propre prin­cipe, mon­trer par suite qu’il n’est besoin ni de science ni de phi­lo­so­phie pour savoir ce qu’on a à faire afin d’être hon­nête et bon, et même sage et ver­tueux ». Ici Kant se sou­vient de Rousseau : « Il est donc au fond des âmes un prin­cipe inné de jus­tice et de vertu, sur lequel, mal­gré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mau­vaises, et c’est à ce prin­cipe que je donne le nom de conscience.” Mais Kant ne par­tage pas le « sen­ti­men­ta­lisme » de Rousseau et sa théo­rie de la mora­li­té com­pas­sion­nelle. Pour Kant aussi la conscience morale a un carac­tère inné ; mais elle ne résulte pas de la sen­si­bi­li­té et de la pitié, seule­ment de la Raison pré­sente en chaque homme qui lui indique par défi­ni­tion même le carac­tère uni­ver­sel des valeurs morales.
Enfin natu­rel­le­ment, se ser­vir conve­na­ble­ment de sa rai­son, cela s’apprend. Tous les auteurs sou­lignent l’im­por­tance de l’é­du­ca­tion dans la genèse du sens moral chez l’in­di­vi­du. Qu’elle soit logée dans le « cœur » ou dans la rai­son, ou même qu’elle résulte pure­ment et sim­ple­ment des conven­tions sociales, seule l’éducation peut faire appa­raître au grand jour, pro­gres­si­ve­ment, cette facul­té de dis­tin­guer le bien du mal.

2) Distinguer Devoir et incli­na­tion (ou désir) : seule la bonne volon­té est (mora­le­ment) bonne

- La décou­verte de la dimen­sion morale dans la rai­son ne donne pas encore la notion pré­cise du “devoir”. Il faut doter cette mora­li­té d’une sorte de facul­té ou de capa­ci­té d’agir que Kant appelle : la “bonne volon­té”. “De tout ce qu’il est pos­sible de conce­voir dans le monde, et même en géné­ral hors du monde, il n’est rien qui puisse sans res­tric­tion être tenu pour bon, si ce n’est seule­ment une BONNE VOLONTE”. La bonne volon­té n’est donc pas assi­mi­lable à la volon­té “conci­liante” (“bien vou­loir…”), pas même à la notion d’effort (“allons, un peu de bonne volon­té !”) ou de cou­rage (“être volon­taire”. Elle signi­fie sim­ple­ment : faire son devoir. Mais quel est ce fameux devoir « pur » ? Nous allons détailler plus bas les condi­tions pour qu’un devoir puisse être consi­dé­ré comme « moral », porté par la « bonne volon­té ».
- Il faut bien pré­ci­ser : faire son devoir parce que c’est son devoir, et non par incli­na­tion c’est-à-dire par ten­dance ou par goût. A cet égard, Kant porte très loin l’exigence du devoir. Par exemple : « c’est un devoir de conser­ver sa vie et c’est aussi une chose à laquelle cha­cun est porté par une incli­na­tion immé­diate. Or c’est pré­ci­sé­ment ce qui fait que ce soin, sou­vent si plein d’anxiété, que la plu­part des hommes prennent de leur vie, n’a aucune valeur intrin­sèque, et que leur maxime à ce sujet n’a aucun carac­tère moral. Ils conservent leur vie confor­mé­ment au devoir sans doute, mais non pas par devoir. Mais que des revers et un cha­grin sans espoir ôtent à un homme toute espèce de goût pour la vie ; si ce mal­heu­reux, qui a de la force d’âme, plu­tôt indi­gné par son sort qu’abattu ou décou­ra­gé, conserve la vie, sans l’aimer, et tout en sou­hai­tant la mort, et ainsi ne la conserve ni par incli­na­tion ni par crainte, mais par devoir, alors sa maxime aura un carac­tère moral. (…) [la morale] veut qu’on agisse par devoir et non par incli­na­tion. »
- Jamais la dis­tinc­tion entre devoir et incli­na­tion ne se remarque aussi bien que lorsqu’il s’agit d’associer amour et devoir. Il faut aimer (son pro­chain) par devoir même si l’on ne par­vient pas à aimer par incli­na­tion. « C’est ainsi sans aucun doute qu’il faut entendre les pas­sages de l’Écriture, où il est ordon­né d’aimer son pro­chain, même son enne­mi »
- C’est bien parce que l’inclination ne “suit” pas tou­jours le devoir que l’action morale n’est pas aisée et que la contrainte est néces­saire, sous la forme d’un “impé­ra­tif” ou d’un ordre ; voire sous forme de répres­sion. Ce qui peut paraître une entorse au prin­cipe de la “bonne volon­té”… Mais, comme le dit Kant, si la volon­té humaine est bonne, elle n’est pas “sainte” pour autant, c’est-à-dire infaillible.

3) Distinguer Devoir et inté­rêt, Impératif caté­go­rique et impé­ra­tif hypothétique

- Cet impé­ra­tif moral, Kant le nomme impé­ra­tif caté­go­rique. Le pur devoir a prio­ri com­mande caté­go­ri­que­ment. Il faut, en effet, dis­tin­guer l’impératif caté­go­rique — qui seul est pro­pre­ment moral — de l’impératif hypo­thé­tique, qui nous repré­sente une action comme néces­saire pour par­ve­nir à une cer­taine fin. Tels sont les impé­ra­tifs de l’habileté ou de la pru­dence. Alors que l’impératif hypo­thé­tique nous dit « faites ceci, si vous vou­lez obte­nir cela », I’impératif caté­go­rique dit « faites ceci parce c’est votre devoir », non pas obte­nir un bien mais parce que cela fera de vous quelqu’un de bien. Ce n’est pas un moyen, mais une fin en soi. En quoi consiste pré­ci­sé­ment l’impératif caté­go­rique ? Kant nous le pré­sente comme sou­mis à trois condi­tions, qui sont aussi trois for­mu­la­tions du même principe.

- Universaliser la maxime de notre action (pre­mière for­mule). La pre­mière for­mule du devoir obéit à l’exigence d’universalisation. Au moment de l’action, il faut tou­jours se deman­der : et si tous en fai­saient autant ? Il n’est pas d’autre cri­tère pos­sible de la morale et du devoir. Ainsi, nous dit Kant, le sui­cide dans une situa­tion dif­fi­cile est impos­sible, car je ne puis uni­ver­sa­li­ser sans contra­dic­tions la maxime de mon action. Une nature dont ce serait la loi de détruire la vie serait contra­dic­tion avec elle-même. Voici donc cette pre­mière for­mule : “Agis comme si la maxime de ton action devait être éri­gée par ta volon­té en loi uni­ver­selle de la nature”

- Le res­pect de la per­sonne (seconde for­mule). La morale est fon­dée sur le res­pect de la rai­son. Or celle-ci entraîne le res­pect de l’homme conçu comme être rai­son­nable. Par consé­quent, I’être humain pos­sède seul une valeur abso­lue, il repré­sente une fin en lui-même. Les autres êtres vivants ont une valeur condi­tion­nelle (par ex. on res­pecte la nature parce que c’est un bien pré­cieux), mais l’homme a une valeur incon­di­tion­nelle : on le res­pecte parce que c’est un homme, c’est une “per­sonne”, une fin (ou un bien) en soi. Voici donc la seconde for­mule de l’impératif : “Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta per­sonne que dans la per­sonne de tout autre tou­jours en même temps comme une fin et jamais sim­ple­ment comme un moyen.”

- L’autonomie (troi­sième for­mule). La troi­sième for­mule de l’impératif caté­go­rique sou­ligne l’autonomie de la volon­té. Si l’être rai­son­nable est une fin en soi, il en résulte qu’il ne peut être sou­mis à la loi morale, mais qu’il doit au contraire en être l’auteur. L’être humain ne peut rece­voir la loi morale de manière pure­ment externe ; il se l’impose libre­ment à lui-même. En somme, l’autonomie de la volon­té ne désigne rien de moins que la facul­té de s’obliger soi-même. Par la rai­son, l’homme est aussi bien l’origine (l’auteur) de la loi morale que sa fin. Et cette loi ne dépend de rien d’autre. A l’inverse, dans l’énonciation des impé­ra­tifs “hypo­thé­tiques”, la rai­son est dite “hété­ro­nome” car elle dépend d’autres fac­teurs, d’autres condi­tions. Par exemple, une morale telle que celle du bon­heur exprime l’asservissement de la rai­son à l’intérêt. La for­mule est donc la sui­vante : “Tout être rai­son­nable, comme fin en soi, doit pou­voir se consi­dé­rer, en ce qui concerne toutes les lois aux­quelles il peut être sou­mis, tout aussi bien comme légis­la­teur universel (…).”

- On peut main­te­nant énon­cer la défi­ni­tion du devoir selon Kant : « le devoir est la néces­si­té de faire une action par res­pect pour la loi ». Le res­pect est dû à la loi elle-même en tant que telle, et non à tel ou tel objet concer­né par l’action : « Je puis bien avoir de l’inclination, mais jamais de res­pect pour l’objet qui doit être l’effet de mon action (…). »

4) L’antinomie de la rai­son pra­tique (la mora­li­té semble contre­dire l’aspiration au bon­heur, d’où l’espérance du paradis)

- Et le bon­heur dans tout cela ? Par le res­pect de la loi morale, l’homme accède à la digni­té, et à une sorte de « pro­messe » du bon­heur : “La morale n’est donc pas à pro­pre­ment par­ler la doc­trine qui nous enseigne com­ment nous devons nous rendre heu­reux, mais com­ment nous devons nous rendre dignes du bon­heur.“
Se rendre digne du bon­heur, cela revient stric­te­ment à le dif­fé­rer, à le main­te­nir dans un ave­nir plus ou moins pro­bable, plus ou moins indé­pen­dant de nous. Ce que la reli­gion appelle l’espérance. “C’est seule­ment lorsque la reli­gion s’y ajoute, qu’entre en nous l’espérance de par­ti­ci­per un jour au bon­heur dans la mesure où nous avons essayé de n’en être pas indignes.” La théo­rie kan­tienne de la mora­li­té conduit à la religion.

- Antinomie = contra­dic­tion entre deux lois, deux prin­cipes. Il y a une contra­dic­tion, une anti­no­mie selon Kant entre la morale et le bon­heur (contrai­re­ment à ce qu’affirmaient les phi­lo­sophes antiques). Le bon­heur est per­son­nel tan­dis que la morale vise un uni­ver­sel, comme nous l’avons vu.
- Idéalement, le bien unique et total réside dans l’union du bon­heur et de la vertu (c’est-à-dire ici la bonne volon­té). Or cette union est impos­sible dans ce monde, pour deux rai­sons. D’abord le com­man­de­ment de la loi morale est pré­sen­té par Kant comme étran­ger à la nature humaine, puisque le prin­cipe de la mora­li­té est le dés­in­té­res­se­ment abso­lu, alors que la nature humaine est fon­da­men­ta­le­ment inté­res­sée. Ensuite le devoir ne conduit pas for­cé­ment au bon­heur (au contraire il s’apparente sou­vent à une dou­leur) : il arrive éven­tuel­le­ment comme une récom­pense (jamais assu­rée, sauf dans l’au-delà), et non comme une consé­quence comme dans l’eudémonisme. Si cette union n’est pas pos­sible sur terre, il faut donc sup­po­ser qu’elle a lieu ailleurs ; ce qui conduit à pos­tu­ler l’immortalité de l’âme ainsi que l’existence de Dieu. La morale kan­tienne conduit à la reli­gion en ceci que seul un Dieu, lit­té­ra­le­ment, pour­rait appli­quer les maximes de la loi morale. De même, seul le « para­dis » pour­rait réunir les hommes en tant que par­fai­te­ment heu­reux ET en tant que par­fai­te­ment moraux. Reste alors, non plus une théo­rie de la morale, mais bien une doc­trine reli­gieuse du salut.

- Cependant il serait injuste d’affirmer que Kant se détourne de la pers­pec­tive du bon­heur. En effet : “La sépa­ra­tion entre le prin­cipe du bon­heur et celui de la mora­li­té n’est pas pour autant leur contra­dic­tion, et la rai­son pure pra­tique ne veut pas que l’on renonce à toute pré­ten­tion au bon­heur, mais seule­ment qu’on ne s’y réfère point quand il est ques­tion du devoir.”
- Kant pose en effet que si la bonne volon­té est le bien suprême, néan­moins para­doxa­le­ment “assu­rer son propre bon­heur est un devoir” car, ici très réa­liste, Kant recon­naît qu’un mini­mum de bien être est la condi­tion de la vertu. Quelqu’un qui ne fait pas tout pour se rendre heu­reux risque de perdre en même temps l’exigence du devoir, de se décou­ra­ger en somme. Ce qui serait une faute au regard du devoir !

En dis­tin­guant si bien le prin­cipe du bon­heur et le prin­cipe du devoir, Kant va révé­ler – para­doxa­le­ment – dans toute sa clar­té, le concept moderne du bon­heur. Le bon­heur est un idéal !

III – L’IDEAL DU BONHEUR POUR LES MODERNES : LE BONHEUR AVANT TOUT

1) Un idéal de l’imagination : à cha­cun son bonheur

- Le devoir et la vertu concernent la rai­son, tou­jours uni­ver­selle ; tan­dis que le bon­heur n’est qu’un idéal de l’imagination, et en ce sens, il reste lié à l’expérience sin­gu­lière et empi­rique. D’où la sorte de flou, voire de contra­dic­tion qui entoure l’idée du bon­heur. Kant : « Le concept du bon­heur est un concept si indé­ter­mi­né, que, mal­gré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heu­reux, per­sonne ne peut jamais dire en termes pré­cis et cohé­rents ce que véri­ta­ble­ment il désire et il veut. La rai­son en est que tous les élé­ments qui font par­tie du concept du bon­heur sont dans leur ensemble empi­riques, c’est-à-dire qu’ils doivent être emprun­tés à l’expérience ; et que cepen­dant pour l’idée du bon­heur un tout abso­lu, un maxi­mum de bien-être dans mon état pré­sent et dans toute ma condi­tion future, est néces­saire ». Donc le bon­heur est un idéal de l’imagination. Cela veut dire que l’on pro­jette dans l’absolu des satis­fac­tions dont nous avons fait l’expérience. Cet idéal est aussi divers et sub­jec­tif que le sont ces expé­riences elles-mêmes.
Le bon­heur est donc un idéal de l’imagination et non un idéal de la rai­son comme y pré­tend la mora­li­té.
- Néanmoins peut-on sérieu­se­ment par­ler d’un idéal égoïste, ou même per­son­nel ? Tout idéal n’est-il pas par défi­ni­tion huma­niste ? Il en va de l’imagination du bon­heur comme du juge­ment de goût : en le pro­je­tant dans l’avenir, nous le géné­ra­li­sons, nous l’attribuons éga­le­ment aux autres. Nous fai­sons comme si les autres avaient la même concep­tion du bon­heur, tout sim­ple­ment parce que nous incluons les autres dans notre idéal. D’ailleurs, n’avons-nous pas besoin des autres pour être heu­reux ? Le bon­heur serait-il par défi­ni­tion collectif ?

2) Un idéal huma­niste : le bon­heur pour tous et le droit au bonheur

- Aristote l’a­vait déjà dit. “La cité est une com­mu­nau­té de sem­blables, et qui a pour fin la vie la meilleure pos­sible”. Ce der­nier asso­cie expres­sé­ment la recherche du bon­heur à l’organisation ration­nelle de la vie com­mu­nau­taire. Dans la mesure où l’on en fait un “idéal” et un but, l’on est obli­gé de géné­ra­li­ser et d’”humaniser”, donc de mora­li­ser et de poli­ti­ser la recherche du bon­heur. Si tous les hommes recherchent éga­le­ment un maxi­mum de plai­sir pour une moindre peine, alors le bon­heur de l’individu doit être consi­dé­ré comme soli­daire de la pros­pé­ri­té générale.

- Ainsi le veut l’u­ti­li­ta­risme, doc­trine de J. Bentham (1748−1832) et de John Stuart Mill (1806−1873) : l’ac­tion utile (et donc mora­le­ment bonne) est celle qui contri­bue au plus grand bon­heur du plus grand nombre. Par ailleurs l’utilitarisme refuse de situer le bien au niveau des prin­cipes ou des inten­tions (Kant): pour cette doc­trine une bonne action est tout sim­ple­ment une action dont les consé­quences ne nuisent pas à autrui. On parle en ce sens de théo­rie « consé­quen­tia­liste ». « Quelqu’un de bien » est une per­sonne qui réa­lise son propre bon­heur en pre­nant en compte l’aspiration col­lec­tive au bon­heur, de sorte que le devoir (res­pec­ter la loi, res­pec­ter les autres) et le bon­heur (indi­vi­duel, mais aussi col­lec­tif) se rejoignent à nou­veau. Mais dans un esprit plus « social » et plus éga­li­taire que l’ancien eudé­mo­nisme qui était plus éli­tiste. L’utilitarisme peut se résu­mer dans cette for­mule : l’action utile (mora­le­ment bonne) est celle conduit au plus grand bon­heur pour le plus grand nombre.

- Le bon­heur col­lec­tif comme reven­di­ca­tion socié­tale devient même un élé­ment de la phi­lo­so­phie du Droit et, his­to­ri­que­ment, un enjeu essen­tiel de la Révolution fran­çaise. Il y est ques­tion d’un DROIT AU BONHEUR ! En affir­mant “Le bon­heur est une idée neuve en Europe”, Saint-Just fait du bon­heur un bien non pas donné mais au contraire un bien à conqué­rir ; il en fait la fina­li­té même de la poli­tique, du droit, de la démo­cra­tie. D’ailleurs le droit au bon­heur est clai­re­ment énon­cé : “Le but de la socié­té est le bon­heur com­mun. Le gou­ver­ne­ment est ins­ti­tué pour garan­tir à l’homme la jouis­sance de ses droits natu­rels et impres­crip­tibles (…)” (Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, article pre­mier). L’ ”opti­misme” des phi­lo­sophes du 18è a placé le bon­heur dans le déve­lop­pe­ment des Lumières, c’est-à-dire la connais­sance et l’in­tel­li­gence certes, mais aussi le pro­grès tech­nique, l’é­du­ca­tion, l’hy­giène, et bien sûr le confort. Rousseau insiste notam­ment sur le fait que l’é­du­ca­tion doit contri­buer au bon­heur, c’est-à-dire au plein épa­nouis­se­ment de l’enfant…

3) Un idéal maté­ria­liste ? La socié­té de consom­ma­tion et les para­doxes de l’individualisme

- Il est un peu para­doxal d’évoquer un « idéal maté­ria­liste » : ces termes semblent oppo­sés. Mais le rêve huma­niste d’un bon­heur pour tous a été véhi­cu­lé en même temps par une concep­tion éga­li­ta­riste de l’homme. En effet, pour être com­pa­tible avec l’idée de l’égalité, il faut que bon­heur soit par­ta­geable, et pour qu’il soit par­ta­geable, il faut qu’il soit mesu­rable ! Il faut que ce soit du bien-être mesu­rable, bref essen­tiel­le­ment du confort maté­riel. …La civi­li­sa­tion ou la socié­té dite « de consom­ma­tion » a évo­lué non seule­ment du côté de l’utile, mais évi­dem­ment du côté de l’utile maté­riel. Le Bien se réduit aux biens (c’est l’utilitarisme), et les biens se ramènent aux biens maté­riels (c’est le maté­ria­lisme)…
- A la ques­tion que cha­cun se pose légi­ti­me­ment : qu’est-ce que le bon­heur pour moi ? la socié­té mar­chande répond à notre place. Elle le fait en nous sol­li­ci­tant, en nous pro­po­sant tou­jours quelque chose. Tout se passe comme si l’on cher­chait à nous assu­rer du bon­heur en nous assu­rant contre le mal­heur, en fai­sant en sorte que nous ne man­quions de rien. Peut-on vrai­ment croire que la consom­ma­tion et la consu­ma­tion de plus en plus rapide des biens maté­riels puisse reve­nir au bon­heur ? D’une cer­taine façon le consu­mé­risme fonc­tionne comme un Surmoi nous com­man­dant de consom­mer et de jouir de tous les biens pos­sibles : ver­sion consu­mé­riste et post-moderne de l’ ”homme de bien” ! (Voir ici le héros du film Fight-club, oppo­sant à la fadeur de la socié­té de consom­ma­tion un indi­vi­dua­lisme for­ce­né quelque peu violent…)
- Cela signi­fie très clai­re­ment que la socié­té pense pour nous l’idéal du bon­heur. Cela signi­fie que si l’on s’en tient à cette concep­tion à la fois idéo­lo­gique et maté­ria­liste du bon­heur, il y a de grandes chances pour que nous ayons tous le même idéal du bon­heur ! Lorsque Kant écri­vait que le bon­heur est un idéal de l’imagination, comme quelque chose de per­son­nel, il n’avait sans doute pas prévu que cet idéal une fois dépos­sé­dé de toute réfé­rence à la mora­li­té jus­te­ment, deve­nu inévi­ta­ble­ment maté­ria­liste, devien­drait une sorte de stan­dard pré­vi­sible et col­lec­tif.
- Conséquence : c’est au moment où nous sommes le plus influen­cés par un modèle du bon­heur – modèle maté­ria­liste – que nous sommes, et que nous nous décla­rons le plus indi­vi­dua­liste ! Pas au sens nietz­schéen de la puis­sance et de l’originalité, mais au sens du consom­ma­teur égoïste et mimé­tique. Paradoxalement la socié­té de consom­ma­tion pousse à l’individualisme, mais elle nous y pousse tous ensemble, à la manière d’un trou­peau (comme dirait Nietzsche). C’est au moment où le désir de sin­gu­la­ri­té est le plus fort que l’u­ni­for­mi­sa­tion sociale est por­tée éga­le­ment à son comble. Chacun veut vivre sa vie et conce­voir le bon­heur à sa manière propre au moment même où tout le monde pré­ci­sé­ment rêve à peu près de la même chose (parce que nous rêvons via la “matrice” consu­mé­riste qui nous fait rêver, qui veille sur nos rêves en quelque sorte !). Cet individualisme-là n’est pas spé­cia­le­ment ce qu’on appelle l’au­to­no­mie.
- Ces dérives étaient pré­vi­sibles (uti­li­ta­ristes, maté­ria­listes, indi­vi­dua­listes) dès l’instauration de ce fameux « droit au bon­heur », cette noble idée selon laquelle le gou­ver­ne­ment doit veiller au bon­heur du peuple. Mais peut-on se lais­ser impo­ser une idée du bon­heur par la socié­té, par l’Etat, par les mar­chands ?
En vou­lant réa­li­ser le bon­heur des gens, ne provoque-t-on pas le mal­heur en sacri­fiant leur liber­té ?
- Alors faut-il renon­cer à l’i­déal du bon­heur si la socié­té est inca­pable de nous faire rêver autre­ment, vrai­ment ? Ne faut-il pas recher­cher les condi­tions d’un bon­heur réel, concret et pré­sent (et non plus idéal, abs­trait et absent), dont nous pour­rions être les pre­miers arti­sans ? Peut-être avons-nous trop vite écar­té l’im­por­tance du vécu, du res­sen­ti, par exemple de la joie, en vou­lant nous concen­trer sur les “rai­sons” et les idéaux.

IV – JOIE, BONHEUR ET CREATION : l’autonomie créa­trice, un bon­heur accessible

1) Qu’est-ce que la joie ?

- Jusqu’à pré­sent nous n’avions pas abor­dé l’é­tat de joie parce que le bon­heur nous sem­blait un idéal, donc fina­le­ment tout le contraire d’un vécu. La joie au contraire est un vécu. Mais nous avions défi­ni le bon­heur comme un état de satis­fac­tion com­plète et durable : cela ne défi­nit pas spé­cia­le­ment la joie. La joie est bien un état, mais un état dyna­mique, non sta­tique comme le bon­heur. Un état qui ne dure pas bien long­temps : à la limite, trop de joie fatigue (pro­ba­ble­ment parce qu’il y a une espèce de consan­gui­ni­té entre la joie et la jouis­sance) !
Demandons-nous au moins si la joie ne serait pas comme un ingré­dient déter­mi­nant du bon­heur. La joie, si modeste, serait-elle le secret du bon­heur, voire la solu­tion au pro­blème phi­lo­so­phique du bon­heur ? D’abord ce sen­ti­ment a le mérite de durer, non certes parce qu’il s’étale dans le temps mais parce qu’il se répète et s’entretient. Une joie répé­tée ne fait-elle pas, en quelque manière, un bon­heur durable ? Alors que l’idéal du bon­heur réside dans un ave­nir plus ou moins uto­pique, ou bien se terre dans un passé plus ou moins mythique, la joie appar­tient au pré­sent. Elle est tout entière pré­sente parce qu’elle tout entière vécue. Elle est une inten­si­té vécue. Ne créons-nous pas de cette manière une sorte de dis­po­si­tion per­ma­nente au bon­heur ? Peut-on faire de la joie une sorte de prin­cipe éthique ? Ce n’est pas qu’il existe un devoir d’être joyeux (ce serait quand même un peu fort !), mais quand on a connu la joie on n’a aucune rai­son de ne pas sou­hai­ter son retour et donc de tout faire dans ce sens. Faire quoi ? Qu’est-ce qui met en joie ?

- N’est-ce pas d’abord, tout sim­ple­ment, la contem­pla­tion de la beau­té ? Il serait illo­gique de ne pas relier le concept de beau­té et celui de bon­heur. La beau­té nous emplit de joie, et s’habituer à la contem­pler peut nous mener au bon­heur. Bien enten­du nous sommes por­tés à aimer ce que nous trou­vons beau, que cela soit une chose ou un être, une per­sonne. Vivre chaque ins­tant de sa vie avec la per­sonne qu’on aime, parce que nous la trou­vons belle (dans tous ses aspects) : quelle défi­ni­tion plus simple et plus convain­cante du bon­heur ? Certes il y a des beau­tés sen­sibles et des beau­tés plus intel­lec­tuelles : les œuvres créées com­binent les deux aspects, et contem­pler peut être un acte com­plexe qui ne se ramène pas à la pas­si­vi­té. D’où l’idée que la joie serait liée aussi et sur­tout à la créa­tion et pas seule­ment à la contem­pla­tion (de la beau­té) (cf. §3).

2) Joie, connais­sance et auto­no­mie selon Spinoza

- Selon Spinoza l’homme est capable de per­fec­tions, d’ac­qué­rir des per­fec­tions, et c’est la rai­son prin­ci­pale pour laquelle il éprouve de la joie : “La joie est le pas­sage de l’homme d’une moindre à une plus grande per­fec­tion…”. Insistons sur le mot “pas­sage” car la joie est moins un état, fina­le­ment, qu’un mou­ve­ment dyna­mique, un trans­port de l’âme tout entière essen­tiel­le­ment pas­sa­ger. Par ailleurs Spinoza pri­vi­lé­gie ce que Descartes appe­lait déjà la “joie intel­lec­tuelle”, indi­quant que c’est la connais­sance, ou plu­tôt donc l’ac­crois­se­ment des connais­sances qui pro­cure la joie.
- C’est bien le savoir, la connais­sance, qui consti­tue la vraie liber­té, l’au­to­no­mie, le bon­heur et en même temps la seule digni­té de l’homme. C’est pour­quoi du point de vue de Spinoza il n’y a pas de dif­fé­rence entre le devoir, la morale, et l’é­thique du bon­heur. « Autant que le com­porte la vertu humaine [l’homme libre] s’efforcera de bien agir et d’être dans la Joie » (Eth. IV, 50, sc ). Ce « bien agir » est la recherche de ce que Spinoza nomme « l’utile propre », il ne s’agit pas de biens empi­riques, ima­gi­naires et alié­nants comme « les plai­sirs, les hon­neurs et les richesses. L’utile propre est au contraire un bien qui accroît réel­le­ment la puis­sance d’exister de l’individu. C’est le rôle de la rai­son de défi­nir de tels biens. C’est la connais­sance qui rend pos­sible la réa­li­sa­tion de soi selon son Désir. Le niveau le plus intense de cette joie est la « satis­fac­tion de soi », elle est « la joie qu’accompagne l’idée d’une cause inté­rieure » (Eth. III, 30). La “cause inté­rieure” désigne tout ce qui pro­vient de soi (par oppo­si­tion à toutes les formes de dépen­dance, d’a­lié­na­tions). Cela défi­nit pro­pre­ment l’autonomie, la vraie liber­té.
- L’existence auto­nome, joyeuse et ration­nelle est donc sa propre récom­pense, elle n’est pas le fruit d’un cal­cul, elle est l’expression même de l’individu lorsqu’il a atteint la meilleure réa­li­sa­tion de soi et la plus haute satis­fac­tion. Une volon­té “bonne” (Kant) ou “droite” (stoï­ciens), en bref la vertu n’est pas la cause de la joie, la vertu est la joie qui est sa propre cause. Et la vertu ne consiste pas à répri­mer ses dési­rs : « La Béatitude n’est pas la récom­pense de la vertu mais la vertu même ; et nous n’en éprou­vons pas la joie parce que nous répri­mons nos dési­rs sen­suels, c’est au contraire parce que nous en éprou­vons la joie que nous pou­vons répri­mer ces dési­rs » écrit Spinoza en Eth. V, 42. La joie a beau se situer au-delà du sen­suel, elle ne nous inter­dit pas et ne nous dis­pense pas (tota­le­ment) de la jouis­sance sen­suelle qui conserve sa légi­ti­mi­té, voire sa néces­si­té. Joie et jouis­sance sont des termes proches, mais le second conserve une conno­ta­tion indé­nia­ble­ment sexuelle qui en limite la por­tée.
- Mieux que la jouis­sance, la connais­sance débouche sur la béa­ti­tude. En effet la joie qui est atteinte au plus haut som­met de la connais­sance se déploie comme une sagesse constante. Il n’y a donc pas de vraie dif­fé­rence de nature entre joie (pas­sage) et béa­ti­tude (but), sim­ple­ment vient un moment où la joie n’est plus sus­cep­tible de s’accroître, elle demeure : « Et si la Joie consiste dans le pas­sage à une per­fec­tion plus grande, la Béatitude doit certes alors consis­ter, pour l’Esprit, à pos­sé­der la per­fec­tion même » (Eth. IV, 33, sc).
- En même temps cette recherche de l’utile propre est éga­le­ment éloi­gnée de l’égoïsme. Spinoza accorde en effet une place pré­pon­dé­rante à autrui. L’accord avec autrui fait par­tie de la féli­ci­té. Cet accord sera ins­tau­ré par la rai­son et donc seule une éthique ration­nelle en est capable. C’est dire que la vertu est éga­le­ment géné­ro­si­té : « Le bien que tout homme recher­chant la vertu pour­suit pour lui-même, il le dési­re­ra aussi pour les autres… » (Eth. IV, 37).
Ainsi joie, vertu et connais­sance sont-elles étroi­te­ment liées. Ensemble, elles forment le bon­heur. Ensemble, elles forment la sagesse.

3) De la joie au bon­heur, via la création

- Donc selon Spinoza la seule véri­table auto­no­mie et la seule liber­té, la seule joie et la seule béa­ti­tude résident dans la liber­té et dans la joie de pen­ser. Mais pen­ser n’est pas vrai­ment une fin en soi… Il faut bien avoir réa­li­sé quelque chose, avoir créé une œuvre, intel­lec­tuelle, vivante ou maté­rielle pour éprou­ver cette joie de contem­pler. Par exemple le grand-père contemple avec joie ses petits-enfants qui sont pour lui comme un résul­tat et un pro­lon­ge­ment, et un espoir par rap­port à sa propre exis­tence.
Créer et/ou fécon­der consti­tue sans doute un bon­heur plus réa­liste que de viser pour soi-même l’immortalité bio­lo­gique (fan­tasme qui, même s’il se réa­li­sait, ne garan­ti­rait en rien le bon­heur, et pour­rait même virer à l’enfer !).
Il y a semble-il un lien très étroit entre l’ac­tion de créer et le fait d’é­prou­ver de la joie. Celle-ci ne réside pas seule­ment dans la béa­ti­tude (le bon­heur au sens strict) de la contem­pla­tion de l’œuvre réus­sie, elle est pré­sente dès l’ef­fort de créa­tion, comme condi­tion, exci­ta­tion, moteur et sub­stance même de cette créa­tion. Dans la créa­tion (artis­tique ou autre) nous res­sen­tons une puis­sance de faire et d’être qui ne peut que nous trans­por­ter de joie, parce que nous créons jus­te­ment l’être, parce que nous don­nons l’exis­tence… Le pas­sage de l’in­di­vi­duel au col­lec­tif s’ef­fec­tue exem­plai­re­ment par le miracle de la créa­tion.
Nous don­nons à lire, pour ter­mi­ner, ce texte de Henri Bergson qui peut bien se pas­ser de commentaire :

“Les phi­lo­sophes qui ont spé­cu­lé sur la signi­fi­ca­tion de la vie et sur la des­ti­née de l’homme n’ont pas assez remar­qué que la nature a pris la peine de nous ren­sei­gner là-dessus elle-même. Elle nous aver­tit par un signe pré­cis que notre des­ti­na­tion est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plai­sir. Le plai­sir n’est qu’un arti­fice ima­gi­né par la nature pour obte­nir de l’être vivant la conser­va­tion de la vie ; il n’indique pas la direc­tion où la vie est lan­cée. Mais la joie annonce tou­jours que la vie a réus­si, qu’elle a gagné du ter­rain, qu’elle a rem­por­té une vic­toire : toute grande joie a un accent triom­phal. Or, si nous tenons compte de cette indi­ca­tion et si nous sui­vons cette nou­velle ligne de faits, nous trou­vons que par­tout où il y a joie, il y a créa­tion : plus riche est la créa­tion, plus pro­fonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, phy­si­que­ment et mora­le­ment. Le com­mer­çant qui déve­loppe ses affaires, le chef d’usine qui voit pros­pé­rer son indus­trie, est-il joyeux en rai­son de l’argent qu’il gagne et de la noto­rié­té qu’il acquiert ? Richesse et consi­dé­ra­tion entrent évi­dem­ment pour beau­coup dans la satis­fac­tion qu’il res­sent, mais elles lui apportent des plai­sirs plu­tôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sen­ti­ment d’avoir monté une entre­prise qui marche, d’avoir appe­lé quelque chose à la vie. Prenez des joies excep­tion­nelles, celle de l’artiste qui a réa­li­sé sa pen­sée, celle du savant qui a décou­vert ou inven­té. Vous enten­drez dire que ces hommes tra­vaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus vives de l’admiration qu’ils ins­pirent. Erreur pro­fonde ! On tient à l’éloge et aux hon­neurs dans l’exacte mesure où l’on n’est pas sûr d’avoir réus­si. […] Mais celui qui est sûr, abso­lu­ment sûr, d’a­voir pro­duit une œuvre viable et durable, celui-là n’a plus que faire de l’é­loge et se sent au-dessus de la gloire, parce qu’il est créa­teur, parce qu’il le sait, et parce que la joie qu’il éprouve est une joie divine.” (Henri Bergson, L’Energie spi­ri­tuelle, éd. Alcan, p. 24 – 25)

Conclusion : le sens de la vie

- Qu’est-ce qu’une belle vie ? Si l’on en croit Bergson, une vie consa­crée à la créa­tion, une vie au ser­vice de la vie, donc logi­que­ment une vie menée dans la joie qui accom­pagne toute créa­tion et toute réa­li­sa­tion per­son­nelle. Mais aussi une vie que l’on puisse consi­dé­rer avec fier­té, avec le sen­ti­ment d’a­voir vécu sans être passé “à côté” de sa vie, d’a­voir été libre, de ne rien regret­ter…
La vie peut être belle parce qu’elle est admi­rable, et donc exci­tante, ou plus sim­ple­ment parce qu’elle est agréable ; les deux ne coïn­cident pas mais ne s’ex­cluent pas néces­sai­re­ment. Et donc fina­le­ment une belle vie est aussi une vie réus­sie !
- Qu’est-ce que, plus pré­ci­sé­ment, réus­sir sa vie ? La notion de “réus­site” peut sem­bler réduc­trice : elle conduit à pen­ser que le bon­heur serait insé­pa­rable, non seule­ment d’une vie mora­le­ment bonne (ce que nous avons éta­bli plu­sieurs fois en assi­mi­lant devoir et bon­heur, par exemple la vertu et la joie avec Spinoza), mais aussi d’un accom­plis­se­ment, une réa­li­sa­tion noble, une œuvre… Passons sur une ver­sion plus tri­viale, sociale ou pro­fes­sion­nelle de la “réus­site” : hon­neurs et richesses ne pro­curent pas une véri­table joie.
- Ayant écar­té la notion de jouis­sance et la simple idée (trop simple ?) de “jouir de la vie”, au pro­fit de la joie, nous voilà encore obli­gés de lui accor­der sens et valeur. Avoir “fait quelque chose de sa vie”, avoir mené une action ou avoir créé une œuvre, ou sim­ple­ment avoir fait quelque chose de durable, ou même avoir contem­plé la Beauté sous des formes diverses : il y a mille et une manière d’a­voir “réus­si” sa vie, c’est-à-dire de lui avoir donné un sens.
Quant à savoir si la vie est agréable et joyeuse, concrè­te­ment heu­reuse, il semble bien dif­fi­cile de sépa­rer la sen­sa­tion esthé­tique de la “beau­té de la vie” de tout sen­ti­ment moral de gran­deur. Donner du goût à la vie revient à lui don­ner un prix et réci­pro­que­ment. Ce mélange de saveur et de gran­deur, de bon­heur et de valeur, voilà peut-être ce que l’on peut nom­mer dans ses mul­tiples sens le “sens de la vie”.

Didier Moulinier

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